LE
CONSERVATEUR LITTÉRAIRE
1 819- 182 1
SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES
LE
CONSERVATEUR
LITTÉRAIRE
1819-182I
ÉDITION CRITIQUE
PUBLIEE PAR
JULES MARSAN
TOME I
PREMIÈRE PARTIE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE
BOULEVARD SAINT-GBRMAIN, 79
1922
V
PQ
1136
# '//
INTRODUCTION'
Le Conservateur littéraire des frères Hugo donna sa
première livraison au commencement de décembre 1819.
Le Conservateur politique attendit jusqu'au 3 mars pour
annoncer la publication. F. Agier se chargea des souhaits
de bienvenue; le grand journal accordait — d'un peu
haut — son patronage à la revue naissante : « ... Il y a
dans cette honorable entreprise quelque chose de plus
intéressant, de plus touchant encore, c'est son motif...
L'éducation de ces intéressants jeunes gens a été dirigée
I. Bibliographie générale : R^cjicils des Jeux Flrjraux. —
Annales romantiques. — V. Hugo, Odes et poésies diverses, édit.
de 1822, édit. de 1S29, édit. G. Simon (Impr. nationale);
Lettres à la fiancée ; Littérature et philosophie mêlées, exem-
plaire de Juliette Drouet avec des notes manuscrites de
V. Hugo (Collection L. Barthou); Victor Hugo raconté... —
Sainte-Beuve, Portraits contemporains. — L. Véron. Mémoires
d'un bourgeois de Paris. — Labouïsse-Rochefort, Souvenirs ;
Papiers m a nu. se ri ts (biblioth. de Saint-Girons). — Quérard,
La France littéraire. — Catalogue Noilly. — Ch-M. Desgran-
ges, La presse littéraire sous la Restauration. — E. Biré,
V. Hugo avant i83o. — L. Séché. Le cénacle de la Muse fran-
çaise ; Annales romantiques. — E. Dupuy, La jeunesse des
romantiques; A. de Vigny, ses amitiés... — M. Souriau, La
préface de Cromwell. — P. Lafond, L'aube romantique. —
P. Dufay, V. Hugo à vingt ans. — L. Belton, V. Hugo et son
père. — G. Simon, L'enfance de V. Hugo. — Abbé Dubois,
V. Hugo, ses idées religieuses ; Biobibliographie de V. Hugo. —
J. Dedieu, A. Soumet.
VI INTRODUCTION.
par une mère distinguée qui a pensé de bonne heure que
de bons principes et des talents formaient la seule fortune
qui pût être à l'abri des révolutions, la seule arme avec
laquelle on pût ne pas se défendre de l'envie, de la ca-
lomnie, mais la braver. Maintenant, fils reconnaissants,
ils essaient d'acquitter une dette aussi sacrée que douce.
Ils doivent à leur mère une seconde vie : ils veulent sou-
tenir, embellir la sienne; et, pour y parvenir, ils unissent
la fraternité du talent à la fraternité du sang. Heureux
jeunes gens d'avoir une mère qui ait senti le pri.x de
l'éducation! Heureuse mère de voir ainsi couronner ses
soins I Outre l'utilité et la bonne rédaction du Conserva-
teur littéraire, c'est donc la piété filiale et maternelle qui
le recommande à tous les amis des lettres et du bien. »
Agier se plaît à ce petit tableau attendrissant. Peut-être
son enthousiasme serait-il moins vif, s'il connaissait les
idées véritables de Sophie Trébuchet et ses principes sur
l'éducation...
La mère de Hugo — « ma mère vendéenne! » — ne
ressemble pas à la mère de Lamartine, ou à celle de
Vigny; on l'a fait remarquer souvent, pour le lui repro-
cher. Elle ne réalise en aucune façon le type conven-
tionnel de la Mère de poète; mais son action personnelle
n'en est pas moins profonde. Élevée à l'école du dix-hui-
tième siècle, c'est une femme à l'esprit net, à la volonté
ferme; sa passion pour les romans ne l'a pas rendue
romanesque. Sainte-Beuve en a tracé un portrait singu-
lièrement vivant : « M"'" Hugo, femme supérieure, d'un
caractère viril et royal, comme dirait Platon, s'était déci-
dée à ne pas voir le monde et à vivre retirée dans une
maison située au fond du cul-de-sac des Feuillantines,
faubourg Saint-Jacques, pour mieux vaquer à l'éducation
de ses fils. Une tendresse austère et réservée, une disci-
pline régulière, impérieuse, peu de familiarité, nul mys-
ticisme, des entretiens suivis, instructifs et plus sérieux
que l'enfance, tels étaient les grands traits de cet amour
INTRODUCTION. VII
maternel si profond, si dévoué, si vigilant*... » Dans
cette éducation, un grand souci de l'ordre, mais point de
contrainte. Elle ne fait aucun effort pour conduire ses
enfants vers la carrière des armes. La poésie ne Teffraye
pas; elle partage leurs goûts, encourage avec orgueil
leurs premiers essais littéraires. Suivre le libre dévelop-
pement de ces jeunes esprits, à l'abri des exigences pa-
ternelles, c'est pour elle une consolation, et c'est aussi
une manière de revanche à ses déceptions de femme.
D'ailleurs, le général semble se soucier assez peu
d'exercer ses droits. A son passage à Paris, après la
reddition de Thionville, il a exigé qu'Eugène et Victor
entrent à la pension Cordier pour se préparer à l'École
polytechnique ; mais il s'en tient à cet acte d'autorité.
Des soucis d'un autre ordre l'attendent à Blois, où il doit
vivre désormais avec ses maigres ressources de demi-
solde. C'est le temps où commence sa liaison avec
M""" d'Almeg, et il est occupé â'elle plus que de sa femme
et de ses enfants. Enfin, le 3 février 1818, une séparation
de corps, obtenue sur la demande de M'"" Hugo, lui ren-
dra sa liberté complète "^
Quels ont été, durant ces trois ans, les rapports du gé-
néral avec sa famille, c'est ce que nous ne savons pas
exactement. Le Victor Hugo raconté... s'en tient à des
formules assez vagues. Voici quelques lettres cependant
qui nous éclairent sur sa façon de comprendre le devoir
paternel. La première est datée du 24 octobre 18 16; elle
est de la main d'Eugène et porte la signature des deux
frères, ornée de paraphes savamment compliqués :
Mon cher papa,
Nous ne voulons pas t'importuner et, sans doute, nous n'en
avons pas besoin : mais notre oncle nous a conseillé de
1. Portraits contemporains. T. I; p. 391.
2. Voy. E. Dupuy, La jeunesse des romantiques. — Pierre
Dufay, Victor Hugo à vingt ans (Annales 7-omantiques, 1907).
VIII INTRODUCTION.
t'écrire une seconde fois et de te réitérer nos demandes. Si
elles sont pressantes, nos besoins le sont davantage. Nous
allons quatre fois par jour au collège, par la pluie et par la
neige; tu sens qu'il faut bien laisser à nos habits, à nos sou-
liers le temps de sécher : comment le faire, si nous n'avons
pas de quoi changer?
M. de Cotte nous a acheté tous les livres nécessaires pour
les cours de mathématiques, à l'exception de la statique qui
eût coûté trop cher. Nous ne savons pas encore quels seront
les livres pour la philosophie : une indisposition du profes-
seur a fait remettre l'ouverture du cours à la Toussaint.
Adieu, mon cher papa, nous espérons que tu te porteras
toujours bien et que tu n'oublieras pas
E. Hugo. — Victor.
24 octobre 1816*.
Cette lettre était assez pressante. Sur l'original, le père
a écrit, de son écriture énergique : « Répondu le 3o oc-
tobre 1816, » La réponse ne dut pas être ce qu'attendaient
les enfants, à en juger par une réplique du 12 novembre,,
passée en vente publique il y a quelques années :
... Quant à la lin de ta lettre, nous ne pouvons te cacher
qu'il nous est extrêmement pénible de voir traiter notre mère
de malheureuse, et cela dans une lettre ouverte qui ne nous
a été remise qu'après avoir été lue. Nous avons vu ta corres-
pondance avec maman. Qu'aurais-tu fait dans ces temps où
tu la connaissais, où tu te plai-sais à trouver le bonheur près
d'elle, qu'aurais-tu fait à la personne assez osée pour tenir un
pareil langage? Elle est toujours, elle a toujours été la même,
et nous penserons toujours d'elle comme tvi en pensais alors'..
Pourtant, ce n'est pas encore la rupture. Le 19 juin 1817,
Abel remercie son père d'un envoi d'argent et de livres.
Plus âgé que ses frères, c'est à lui que revient l'emploi
1. Lettre inédite.
2. Celle-ci est de la main d'Eugène et signée de lui seul.
(Vente du 3o nov. 1912.)
INTRODUCTION. IX
de chef de famille et il s'en acquitte avec un soin tou-
chant :
Mon cher papa,
J'ai bien reçu ta lettre du lo courant, et les !00 francs qu'elle
m'annonçait pour le mois de mai me sont bien pai^enus,
ainsi que les 20 francs de supplément pour le mois de jan-
vier. J'ai remis le tout à maman.
Mes frères doivent te répondre et te remercier des divers
objets que tu leur as envoyés. Le traité de perspective ne
pourra leur servir parce que les planches manquent. Voici
bientôt deux ou trois mois qu'ils n'ont pas reçu l'argent que
tu leur avais promis pour leurs petites dépenses mensuelles,
et cependant il est impossible qu'ils n'aient pas besoin de
quelques sous, ne fût-ce que pour payer leurs chaises à la
messe, quelques livres de haute littérature qui leur sont né-
cessaires, etc. Je leur ai fait la petite avance dont ils ont eu
besoin et qu'ils me doivent rembourser sur le premier argent
qu'ils recevront. Si l'envoi de ces sommes partielles chaque
mois te gênait quelque peu à cause de leur exiguïté, je te prie-
rais de les joindre à l'argent que tu m'envoies tous les mois
pour maman. Nous sommes maintenant dans la saison des
bainsen rivière, il serait bon que Victor en profitât pour appren-
dre à nager. Eugène pourrait bien lui donner des leçons, mais
comment le faire si on ne les laisse pas sortir pour aller se bai-
gner et s'ils n'ont pas d'argent pour payer les bains? Je te
demanderais la permission de les aller chercher quelquefois
le matin à 5 ou 6 heures pour les mener avec moi à l'école
de natation. Tu me feras un grand plaisir en accédant à ma
prière et en écrivant à M. Cordier pour le prévenir de ta dé-
termination.
Le temps est magnifique et promet une abondante récolle...
Paris n'a pas cessé d'être un moment tranquille. Tu ne me
dis plus où en est ton ouvrage? Est-ce que tu l'aurais laissé
de côté pour quelque temps? Il faut cependant te dépêcher
et profiter du moment où les Chambres ne sont pas rassem-
blées. Autrement, il est bien difficile d'attirer sur soi l'atten-
tion publique.
M. Badia et sa famille, Théophile, notre respectable gou-
verneur des Pages M. Rancaûo, me chargent de leurs compli-
ments pour toi. Théophile se recommande surtout à ton bon
X INTRODUCTION.
souvenir. Il est employé à la Caisse d'amortissement, et au
besoin ses services te sont tout dévoués.
Je t'embrasse de tout mon cœur et te prie de croire à l'inal-
térable attachement de ton fils respectueux et dévoué.
Abel.
Si tu m'accordes la permission que je te demande, n'attends
pas, je te prie, le mois prochain pour me répondre'.
Après le jugement de séparation, il semble bien que
tous rapports directs soient interrompus entre le général
Hugo et ses fils. Tout au plus daigne-t-il s'informer de
leur travail. Dans une lettre du 28 avril 1820 au doyen de
la Faculté de droit de Paris, il exprime la crainte « qu'une
entreprise littéraire dont il a entendu parler [le Conser-
vateur littéraire] ne fasse tort à leurs études et à leur
bourse* »... Mais sa sollicitude ne va pas plus loin. Il né-
glige même de leur faire connaître son second mariage,
contracté le 6 septembre 1821, deux mois après la mort
de sa première femme. C'est seulement en mars 1822
qu'ils en sont instruits, quand Victor, sur les instances
de sa fiancée, se décide à communiquer à son père ses
projets personnels. A cette date, d'ailleurs, la nouvelle
ne surprend pas le jeune poète autant qu'on pourrait le
croire. La même lettre lui a apporté le consentement
qu'il sollicitait, et c'est l'essentiel. « C'est le bonheur qui
vient, il n'y a qu'un nuage*... » Un nuage, ce n'est pas
beaucoup dire. Mais il est tout à son amour et à ses
rêves.
Le coup fut plus rude pour Eugène. Son cerveau de
malade lui dicta même une démarche assez singulière,
on dirait presque un acte de folie... Pendant un mois, il
est hanté du souvenir de sa mère; puis, un jour, au début
1. Inédit. De la main du général : a R. le n juillet.
2. Catalogue Noilly, n° 84.
3. Lettres à la fiancée, p. 280.
INTRODUCTION. XI
d'avril, sans prévenir personne, sans argent ni papiers,
il se met en route, à pied. Il veut aller à Blois, se rendre
ojmpte, voir par lui-même. Le 12, il écrit de Chartres,
où son voyage a été interrompu brusquement, — et l'écri-
ture de la lettre est étrange, irrégulière, heurtée, sans
rapports avec son écriture d'autrefois :
Mon cher papa,
Tu sais que j'étais resté long'temp.s sans répondre à la let-
tre que tu avais écrite à Victor.
Cette lettre exigeait de longues méditations. Enfin, je
t'avouerai qu'avant de te répondre, j'avais voulu m'assurer
par moi-même si ce que tu nous disais était irrévocablement
achevé.
J'étais parti poui' Blois atin de savoir si tu étais réellement
marié.
Malheureusement, n'ayant pas de papiers, j'ai été arrêté en
route, à 21 lieues de Paris.
Je te prie d'écrire à M. le Procureur du Roi à Chartres pour
déclarer que je suis ton fils et me réclamer.
Le billet que nous avons payé à M. Blot était de 889 fr. 10
et non pas de 362 francs, comme tu nous l'avais marqué.
Si tu peux m'envoyer ce que nous avons payé en surplus à
Chartres, tu me feras réellement plaisir.
Adieu, mon cher papa, porte-toi bien, permets-moi de t'em-
brasser et de me dire, avec une affection véritable,
ton fils soumis et respectueux.
Eugène Hrco '.
Ces dissentiments avaient de bonne heure créé aux
trois frères des devoirs impérieux. C'est surtout au début
de 1818, à la veille du procès en séparation, qu'ils en eu-
rent conscience. Leur mère avait besoin de leur secours.
Déjà le talent de Victor avait fait ses preuves; mais il ne
I. Inédite. — « N'oublie pas qu'Eugène était un peu fou
quand il t'a écrit », dira Victor le 18 septembre i-S22. (Lettre
publiée par M. P. Dufay.)
XII INTRODUCTION.
suffisait plus de s'amuser à quelques traductions, ou de
copier sur des cahiers jalousement conservés de nobles
alexandrins. Pour s'imposer, un journal aurait un autre
pouvoir...
Le 25 janvier, Abel, Eugène et Victor sigrnèrent avec
J.-J. Adcr et L.-A. Marteau un acte d'association. Il
s'agissait de publier, sous le titre de Lettres b7-etonnes, un
recueil hebdomadaire « sur les événements politiques et
littéraires dignes de fi.xer l'attention du public ». Voici,
d'après M. G. Simon, la distribution de la matière, sem-
blable à peu près à ce qu'elle sera dans le Conservateur :
« Politique spéciale, sciences, questions politiques. —
Littérature. — Moeurs. — Spectacles et nouvelles théâ-
trales. — Variétés, chronique et nouvelles du jour. —
Poésie'. ))
Les difficultés commencèrent quand il fallut trouver
un éditeur. Abel avait une certaine expérience en la ma-
tière. En janvier 1817, il avait publié avec Ader et Mali-
tourne cet amusant Traité du mélodrame qui est déjà
comme une parodie de la future doctrine romantique; il
croyait pouvoir compter sur son ancien imprimeur. Mais
celui-ci, sans doute, se déroba et les Lettres bretonnes ne
furent jamais offertes à l'admiration des foules.
Le petit groupe cependant ne voulut pas se dissoudre.
Eugène et Victor ayant quitté le collège en août, on or-
ganisa une série de réunions périodiques. Ce fut le Ban-
quet littéraire... Médiocres banquets, à vrai dire, — 2 francs
par tête, au restaurant Edon, rue de l'Ancienne-Comédie.
Mais des lectures accompagnaient les repas et c'était, au
sens propre du mot, une manière de Cénacle. Le D"' Vé-
ron se souvient avoir assisté à l'une de ces fêtes*.
Le Banquet littéraire semble avoir vécu jusqu'aux pre-
miers jours de 1819. — 1819, l'année, pour Victor, des
1. Edition des Odes (notes de l'éditeur, p. 528).
2. Mémoires d'un bourgeois de Paris, I, p. 239.
INTRODUCTION. XIII
débuts triomphants! En mai, il obtient ses premiers suc-
cès aux Jeux Floraux, soulignés en juillet par l'article du
Lycée français. En septembre, l'ode les Destins de la
Vendée soulève les colères du Coui-rier et de la Renom-
mée*. Mais le poète n'est pas ému de quelques railleries;
il réplique en octobre par la satire le Télégraphe. « Voici
un jeune homme, écrit La Quotidienne, qui ne se laisse
pas effrayer par le discrédit où est tombée la poésie. Il
entre dans la carrière en brave chevalier et armé de toutes
pièces... M. Hugo annonce de grandes dispositions et un
véritable talent pour la poésie; nous l'engageons à pour-
suivre; les bons vers et les nobles sentiments, quoi qu'en
puissent dire MM. les libéraux, seront toujours bien reçus
en France^... » Déjà Victor Hugo a pris position comme
poète, il a choisi son parti, il a soulevé des polémiques.
Le Conservateur littéraire, en décembre, ne peut passer
inaperçu.
Et c'est l'année encore des belles espérances d'amour.
On connaît les débuts de l'idylle et comment Adèle et
Victor se sont trouvés engagés l'un à l'autre. Le 26 avril,
les paroles décisives ont été prononcées, — avec quelle
émotion presque religieuse! « Je ne vis au bonheur et au
malheur que depuis ce moment-là », dira-t-il deux ans
plus tard*. Durant les soirées silencieuses de l'hôtel Tou-
louse, le jeune poète s'abandonne à ses rêves d'avenir.
Il a désormais une raison nouvelle — plus puissante —
de conquérir la gloire. Des difficultés sont à surmonter,
mais son courage ne s'effraie pas. Sa jeune revue lui
sera précieuse encore pour en imposera l'humeur un peu
1. 0 Tant que M. Hugo chantera sur ce ton, il ne fera la
réputation de personne, pas même la sienne. La trompette
de M. Hugo n'est pas celle du jugement dernier; nous la
croyons propre à endormir les vivants, mais non pas à ré-
veiller les morts... » {La Renoinmàe, 3 octobre 1819.)
2. La Quotidienne, 3o octobre 1819.
3. Lettres à la fiancée, p. 5? (26 avril 1821).
XIV INTRODUCTION.
revêche de M. Foucher, pour flatter à l'occasion ses ma-
nies d'écrivain, surtout pour correspondre sans danger
avec celle qu'il aime :
Bientôt... lis sans retard, lis, ô vierge adorée,
Ce que trace ma main par mes pleurs égarée...
Dans les plaintes de Raymond d'Ascoli, la jeune fille
entendra des aveux qu'elle seule pourra comprendre'.
Le 4 décembre, le Journal de la Librairie fait con-
naître les conditions de la publication : tous les trois
mois, un volume de 400 pages, paraissant par livraisons;
le prix est fixé à 10 francs par volume, à i fr. 5o par li-
vraison*. Les numéros se succèdent assez régulièrement.
En voici la liste, toujours d'après le Journal de la Li-
brairie :
Tome I
1" livraison annoncée le 11 décembre 1819.
•~ — 25 »
;•■' — i5 janvier 1820.
4' — 29 »
-' — 5 février.
< ' - 12 »
'1' — 4 mars.
^' — 25 »
ç,' — 1" avril.
10" — i5 »
Tome II
II' — 6 mai.
12' — 20 mai.
I?' — 3 juin.
1. Le jeune banni (Raymond à Emma), t. II. i6* livr.
2. Sur la couverture du tome III, l'indication du prix de la
livraison a été supprimée.
INTRODUCTION. XV
14* livraison annoncée le 10 juin.
15" — 17 »
i6' — 1" juillet.
17" — 22 »
18" — 5 août.
19' — 19 »
20*
Tome III
2 septembre.
21*
—
9 »
22*
—
7 octobre.
2?,'
—
21 »
24'
—
4 novembre.
■2b'
—
18 »
2tV
—
9 décembre.
27'
—
6 janvier 1821
28'
—
20 »
29'
—
17 février.
3o'
—
3i mars.
En épigraphe les vers d'Horace :
... Fungar vice colis, actUiim
Reddere guœ ferrum valet, exsors ipsa secatnfi.
Tout d'abord, les tendances littéraires de la revue n'ap-
parurent pas très nettement. Le 8 novembre, un mois
avant sa naissance, le Journal des Débals lui prêtait déjà,
sur la foi de son titre, les intentions les plus orthodoxes :
« Voici un nouveau recueil qui va paraître... Les auteurs,
négligeant leur gloire personnelle, n'ont en vue que l'in-
térêt général de la littérature. C'est une sainte alliance
formée par quelques jeunes gens contre cet esprit nova-
teur qui envahit le Parnasse pour le bouleverser. » Le
20 décembre, il revient sur le même sujet, avec une égale
bienveillance, mais sans préciser davantage : « Il est
pourtant encore quelques-uns de ces amants intrépides
des lettres que l'indifférence générale pour la littérature
n'a pu décourager. Quand ils ont vu le domaine des
XVI INTRODUCTION.
muses envahi par la politique, ils se sont retirés dans la
solitude de leur cabinet... Parmi ces âmes fortes, il faut
sans doute placer au premier rang les éditeurs du Con-
servateur littéraire. Vainement leur criait-on de toute
part : Vous voulez faire paraître un nouvel écrit périodi-
que; qu'il traite de politique ou vous ne serez pas lus...
Ils sont restés fermes au milieu de la corruption et leur
Conservateur est tout littéraire'. »
Prudent, le Conservateur politique mêla, le 3 mars,
quelques restrictions à ses éloges^. Ces néophytes l'in-
quiétaient un peu. Leur doctrine certes était inattaquable,
mais la jeunesse a toutes les audaces; ils en prenaient à
l'aise avec les gloires consacrées ; Ancelot méritait plus
de respect... Sur Victor Hugo, cette prophétie : « C'est
surtout vers la satire que son talent parait se porter. »
Il est naturel qu'Agier goûte particulièrement la verve
antilibérale de l'Enrôleur. Sur ce terrain, ces jeunes gens
se font les humbles servants de la grande revue royaliste.
Leur fermeté politique ne se dément pas. Tout leur est
occasion de proclamer leur foi : grand royaliste, grand
chrétien, grand écrivain, ce sont là pour eux des qualités
solidaires. Le culte qu'ils professent pour Chateaubriand
s'adresse aux idées qu'il représente, plus encore qu'à lui-
même. Les Mémoires sur le duc de Berry apparaissent le
couronnement de son œuvre entier^
Par contre, en matière d'art, ils évitent de se prononcer.
Les premières polémiques du romantisme les trouvent
défiants*. Ils se gardent de tout parti pris; aucun pro-
1. Articles sig:nés R.
2. Article cité d'Agier.
3. Article de V. Hugo, t. II, livr. 14.
4. « On disait autour de nous, au théâtre, que cette tragé-
die [la Marie Stuart de Lebrun] n'était pas du genre classique
mais du genre romantique; nous n'avons jamais compris
cette distinction. Les pièces de Shakespeare et de Schiller
ne dififèrent des pièces de Corneille et de Racine qu'en ce
INTRODUCTION. XVll
gramme ambitieux. Pour rencontrer une déclaration de
principes un peu nette, il faut arriver à la dix-septième li-
vraison*. Dès les premières pages cependant, un air de
jeunesse et de vivacité, quelque chose de libre, de spon-
tané, de généreux aussi. S'ils ne se sont pas attachés à
une doctrine, on sent à merveille ce qu'ils ont en aver-
sion : la médiocrité sous toutes ses formes, la solennité
pédante, la rhétorique surannée de l'école impériale avec
ses exclamations, ses métaphores, ses enthousiasmes
figés, son « ramage mélodieux- ». A cette élégance ba-
nale ils préfèrent la brutalité, même triviale, mais vivante'.
Certaines affirmations reviennent avec insistance : dés
vers durs plutôt que des vers faibles ; — un versificateur
n'est pas un poète; — le génie peut être monstrueux et
ridicule, non pas médiocre; — toute passion est élo-
quente ; — « les grandes passions font les grands hommes. . .
de même qu'il y a des passions plus ou moins fortes, de
même il existe divers degrés de génie... » ; — « la poésie
ne vit que de sentiments et de transports... »♦.
Il est facile de reconnaître ici l'influence de Rousseau,
« si éloquent, si malheureux, si noblement trompé" », —
de Rousseau dont la revue ne parle guère qu'avec
qu'elles sont plus défectueuses... » (Article de V. Hugo, t. I,
livr. 9.)
1. « On veut du romantique en vers et en prose. Les classi-
ques désespérés, chassés de position en position, vont être
avant peu forcés dans leurs derniers retranchements. La crise
est imminente; ils le sentent, et chaque jour, en signe de dé-
tresse, ils tirent le canon d'alarme... » (Article signé S. sur
Arindal ou les Bardes... par M. Auguste Bernède.)
2. Articles d'Abel Hugo sur la Jérusalem délivrée de
Baour-Lormian, 2' et 4' livr.
3. Article de Victor Hugo .sur André Chénier, i" livr.
4. Voy. articles de Victor Hugo sur le Lo«w AV d'Ancelot,
4* livr. — Du génie, 4* livr. — Article signé S. (Biscarrat?) sur
les Ages de l'homme de Boissières, 12° livr.
5. Article sur Lamennais, i" livraison.
1. Œuvres posthumes de J. Delille, art. de Victor Hugo, t. II,
2» livraison. — Dans la livraison suivante, l'article sur les
Ages de l'homme est beaucoup plus catégorique : « La poésie
ne fut plus que la peinture froide et muette d'une nature ina-
nimée. Savoir décrire fut la seule qualité qu'on exigea du
poète et tout le secret du style consista dans une routine qu'on
appela fastueusement l'art de peindre... »
XVIH INTRODUCTION.
prudence, mais à qui elle conserve une secrète sym-
pathie, v
De cela surtout, à cette date, il faut leur savoir gré. t
Non qu'ils échappent tout à fait aux préjugés de leur v
temps. En 1820, Victor Hugo est persuadé encore que -'
Delille, royaliste fidèle, fut un grand poète; mais il aper- '
çoit déjà que son école est dangereuse et que « la mé-
diocrité y trouvera un refuge* ». A ces jeunes poètes, il i
faut des maîtres plus puissants. Leur admiration ne s'égare *
pas à l'aventure ; d'instinct, elle va aux oeuvres les plus
riches d'avenir. Le premier volume s'ouvre sur deux
grands articles de critique : Essai sur l'indifférence de
Lamennais ; Œuvres complètes d'André de Chénier. Il
s'achève sur un éloge émouvant de Lamartine : « J'ai
cherché jusqu'ici autour de moi un poète... » Ces trois
noms valent un programme.
A cet égard, la Muse française marquera un recul.
De 1820 à 1823, des préjugés se sont fait jour, de fausses
gloires s'imposent. Par une aberration singulière, Sou-
met, Guiraud, les deux Alexandres, font figure de nova-
teurs, et on ne s'aviserait plus de trouver ennuyeuse une
tragédie d'Ancelot. C'est le règne de l'idylle douceâtre, de
la banalité pleurarde, des effusions, des Petits Savoyay'ds
et des Pauvres filles,... et si ces faux-maîtres ne trouvaient
bon eux-mêmes d'abandonner leurs disciples, la jeune
poésie serait en danger. — Les rédacteurs du Conserva-
teur littéraire ont encore, et c'est là le premier mérite du
recueil, toute leur spontanéité franche.
INTRODUCTION. XIX
Durant les premiers mois de la publication, la revue
est exclusivement entre les mains des trois frères, ou,
pour être plus exact, d'Abel et de Victor. On ne peut
attribuer à Eugène avec certitude que les Stances à Tha-
liarque dans la 3*= livraison (i5 janvier), dans la 5' (5 fé-
vrier; le Duel du précipice et dans la <f (i" avril) la Mort
du duc d'Enghien. Peut-être quelques lignes encore de
l'article sur la Marie Stuart de Lebrun (g" livr.). Mais déjà,
il n'y a plus collaboration véritable ; une note parue dans
le numéro précédent (25 mars) a annoncé sa retraite :
« Il n'est pas inutile d'observer que deux de ces messieurs
seulement, l'ainé et le plus jeune, comptent parmi les
rédacteurs. » Eugène pourtant ne se désintéresse pas de
la revue, et il ne faudrait pas conclure de ces lignes à un
désaccord réel et durable. Dans une de ses lettres à
Adolphe Trébuchet (4 août 1820) : « Écris-nous si tu ne
reçois pas exactement le Conservateur littéraire. Nous
vous envoyons six exemplaires d'une ode que Victor
vient d'adresser à M. de Chateaubriand; elle a été insé-
rée dans le Conservateur, mais il en a fait tirer quelques
exemplaires pour ses amis et les académiciens de sa
connaissance'. »
Le rôle d'Abel est beaucoup plus considérable. Sans
parler de la part qu'il prend à la direction de l'œuvre
commune', il se plie, comme rédacteur, à toutes les be-
1. Lettre publ. par l'abbé Dubois, Biobibliographie de
V. Hugo, Paris, Champion. igi3, p. 218.
2. Par exemple, en ce qui concerne le ser\-ice des envois.
Voy. les lettres à Adolphe Trébuchet du 20 avril 1820 : « J'écris
à mon oncle pour le prier d'accepter aussi un exemplaire du
Conservateur... », et du 25 mai : « Je t'ai envoyé un exem-
plaire du premier volume, et si je ne t'ai point encore adressé
des livraisons du second, c'est qu'il faut que j'attende la fin
du volume pour en faire partir par la poste de non timbrées. »
(Publ. par l'abbé Dubois). — Voici encore une lettre à Népo-
mucène Lemercier : « Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire le 22 courant. Les rédac-
XX INTRODUCTION.
sognes du journalisme : petites pièces de vers, comptes
rendus, nouvelles et récits. Travailleur patient, il discute
les mérites de poèmes épiques d'une majestueuse pesan-
teur, la Jérusalem délivrée de Baour-Lormian, VOrléanide
de Lebrun de Charmettes, la M assiliade de S. Marin :
tâche sans gaieté! Entre temps, quelques-unes de ces
études espagnoles ou italiennes qui resteront son domaine
propre*...
Mais c'est peu de chose encore auprès de la contribu-
tion de Victor. Celui-ci est vraiment l'âme de la revue.
A lui seul, il suffirait à tout. Il se multiplie, il tient tous
les emplois. Ses pseudonymes déroutent la curiosité des
lecteurs; il a le goût des travestissements, jusqu'à se
présenter à l'occasion sous les espèces d'un vieil érudit
perclus de rhumatismes.
Pendant six mois, il est presque seul à alimenter la
rubrique des Poésies : il lui suffit d'ailleurs de puiser dans
ses cahiers ou dans les recueils des Jeux Floraux. Prosa-
teurs du Conservateur litiéraire s'étant imposé l'oblig^ation de
ne point se faire connaître, je suis privé du plaisir de répon-
dre à votre obligeante demande. J"ai communiqué votre lettre
au rédacteur de Tarticle sur la Panhypocrisiade [il n'a pas eu
grand'peine, car l'article est de lui] ; il a été heureux d'avoir
deviné les secrets sentiments d'un de nos poètes célèbres, et
la justice qu'il vous a rendue était due à l'auteur d'Agamem-
non et de Clovis. Je suis particulièrement flatté que cette
circonstance m'ait fourni une occasion de correspondre avec
vous, et vous priant d'agréer l'assurance de mon profond
respect, j'ai l'honneur d'être... — 25 janvier 1820. i" Inédit.
I. a Cette nouvelle, dit une note du Coîiservateur à son
dernier article (le Carnaval de Venise) est extraite d'une suite
de compositions dans lesquelles l'auteur s'est proposé de
retracer, d'une manière dramatique, les coutumes de quel-
ques peuples. » (T. III, 3o« liv.) — En 1821-22, il donne des
leçons de littérature espagnole à la Société des Bonnes-lettres
et annonce une série de traductions de Lope de Vega, Cal-
deron..., sous ce titre : le Génie du tfiéâlre espagnol. (Voy.
27* liv.) — En 1822, Romances historiques traduites de l'espa-
INTRODUCTION. XXI
leur, i! est inépuisable, et il a tous les tons : éloquence,
raillerie boufifonne, gravité, fantaisie. Avec une verve
joyeuse, il mène la lutte contre le libéralisme; il passe
d'une étude puissante à des Variétés spirituelles, de la
critique d'art à sa chronique des spectacles. Tout lui est
sujet d'article : il compare les mérites de l'Art du tour,
poème en 4 chants de M. Ch. Lebois, et de l'École dti ca-
valier, poème didactique et militaire du chef d'escadron
Millet'. Il célèbre jusqu'à un Manuel du recrutement : il
est vrai que l'auteur en est M. Foucher, chef de bureau
au Ministère de la Guerre, père redouté de certaine jeune
fille V..
Tout cela d'une abondance, d'une verve, d'une variété
de moyens incroyable. H y a dans ces trois volumes tout
un Hugo qui mérite certes de ne pas être oublié. Lui-
même ne s'est pas résigné à voir périr ces productions
de sa jeunesse. Le Victor Hugo raconté reprendra plu-
sieurs des poèmes du Conservateur; un bon nombre de
ses articles critiques ou politiques deviendront, en 1834,
le Journal d'un jeune Jacobite de Littérature et philoso-
phie mêlées.
On sait les transformations qu'ils ont subies, et com-
ment l'auteur les a maquillés pour les adapter â ses con-
victions nouvelles*. Tantôt ce sont de larges fragments
qui survivent; tantôt une simple phrase, encastrée dans
un développement nouveau. Un même article (sur l'Of-
gnol (i vol. in-12), l'Heure de l.i mort, nouvelle espagnole,
publiée dans la Foudre, et la Vengeance de la Madone, trad.
de ritalien... A cet égard, Abel Hugo est le précurseur et
peut-être l'initiateur d'E. Deschamps. — En 1823, il s'oriente
vers les études historiques, tout en s'essayant au théâtre avec
ses collaborateurs Romieu, Ader, Vulpian...
j. Tome I, 8" livraison.
2. Tome II, 20* livr. — Voy. la réponse de Foucher : Lettres
à la fiancée, p. 40.
3. Voy. Biré, Victor Hugo avant i83o.
XXn INTRODUCTION.
flcier de /orltim de V/. Scott, sur Vllistoire de France
de Vély, sur la Marie Sluart de Lebrun) est découpé en
une série de morceaux dispersés à dessein. Ailleurs, une
retouche ingénieuse modifie de façon absolue le sens
d'un développement. « Je n'aime pas qu'un historien soit
cosmopolite », disait-il en 1821 '. Il corrige en 1804 :
« Bien que l'historien cosmopolite soit plus grand et plus
à mon gré... » C'est ce qu'il appelle reproduire un article
sans y rien changer^. D'une étude smt Ivanhoé, il reste
un paragraphe sur la condition des Juifs au Moyen âge.
L'éloge d'une traduction d'Homère se transforme en une
diatribe contre les traducteurs. L'analyse du Phocioft de
Corentin Royou devient un Plan de tragédie faite au
collège : il a suffi de supprimer les citations et le nom de
l'auteur. A quoi bon se mettre en frais pour un poète ou-
blié? Mieux vaut se parer de ses dépouilles. Victor Hugo
connaît les droits du génie et il en use — largement.
En face de ces textes maquillés, coupés, antidatés, il
n'est pas sans intérêt de rétablir la leçon primitive. La
plus grande partie de ces articles, d'ailleurs, n'a jamais
été reproduite et demeure ensevelie dans la collection,
presque introuvable, du Conservateur.
Une note de la 8° livraison informe le public que
« MM. Hugo frères ne sont pas les seuls auteurs de la
Revue ». Ils comptent plusieurs collaborateurs dont les
articles ne sont soumis, comme les leurs, qu'à la censure
du Conseil de rédaction composé de la réunion de tous
les rédacteurs... » Voilà qui donne l'impression d'une
revue solide et puissamment organisée. Mais, en vérité,
ce grand con.îez7 de rédaction ne doit pas tenir des assises
bien solennelles et l'on a vite dressé le compte de tous
les rédacteurs : J.-J. Ader, un des collaborateurs d'Abel
1. Tome III, 28« livraison.
2. Préface de Littérature et philoso^Jhie mêlées.
INTRODUCTION. XXIH
pour son Traité du mélodrame^; — le comte François
de Neufchâteau, « de l'Académie française, etc. », heu-
reux d'apporter à son jeune ami Victor le prestige de sa
situation et de ses titres"; — Gh. de Saint-Maurice, futur
dramaturge, en quête pour l'instant de lauriers académi-
ques'; — peut-être Biscarrat, l'ancien maître d'études de
la pension CordierV.. C'est tout pour le premier volume.
Après quelques mois, le cercle s'élargit. Le printemps
de 1820 amène au Conservateur des amis nouveaux. Les
deux frères, d'ailleurs, n'ont rien négligé pour sa diffu-
sion.
Certains milieux sont particulièrement favorables, —
ceux où les premiers succès de Victor ont fait le plus de
bruit et où l'on attend le plus de sa jeune gloire. La Bre-
tagne d'abord. Les tribulations et les soucis de son exis-
tence n'ont pas permis à Sophie Trébuchet de rester en
relations étroites avec sa famille nantaise. Un moment,
des oppositions d'intérêt sont intervenues ; elle-même,
1. Le Bayonnais J.-J. Ader qui, plus tard, comptera parmi
les collaborateurs libéraux du Mercure du dix-7i2uvième siècle
et de la Pandore, — et écrira avec Léonard Detcheverry la
satire antiromantique : Les deux écoles (Odéon, i3 août 1825).
2. Ministre sous le Directoire, imbu des idées du dix-hui-
tième siècle, Neufchâteau abandonne la politique sous la
Restauration pour se consacrer aux lettres, sans être en au-
cune façon un ennemi du régime nouveau. A partir de 1817.
il est en relations avec Victor Hugo qui collabore à son Le-
sage. Le Conservateur littéraire ne perd pas une occasion de
faire son éloge. Il appartiendra au Mercure du dix-neuviéme
siècle.
3. Charles de Saint-Maurice, couronné en 1819 par la So-
ciété des arts et lettres d'Arras pour une Ode sur la délivrance
d'Arras par Turenne, — et en 1820 par les Jeux Floraux {Épitre
sur le suicide) et par l'Académie française {Institution du jury),
mention honorable. Le prix fut remporté par E. Mennechet.
4. Du moins d'après Quérard dont le témoignage ne peut
être contrôlé.
XXIV INTRODUCTION.
sauf en ce qui concerne ses fils, est de caractère un peu
négligent et, à deux reprises, en i8i3 et 1814, son
frère a dû faire des démarches pour savoir ce qu'il adve-
nait d'elle et du général*. Mais, en 1820, le moment
semble venu pour un rapprochement dont le Conserva-
teur littéraire sera l'occasion. Ses enfants, d'ailleurs, la
dispensent de toute démarche. Le 20 avril, Abel écrit à
son cousin Adolphe, en lui envoyant le premier volume:
« Nous avons toujours désiré beaucoup connaître des pa-
rents dont notre mère ne nous a jamais parlé qu'avec
éloge, et tu ne nous aurais pas écrit le premier que nous
aurions saisi l'occasion du Conservateur pour faire con-
naissance avec toi ; on est si heureux de trouver des amis
parmi les personnes qu'attachent déjà à nous les liens
du sang... » Victor, le même jour : « Je désire que le
Conservateur soit lu avec quelque indulgence par nos
bons parents de Nantes et j'espère que tu ne tarderas pas
à nous donner des nouvelles de toute la famille... »
Dès lors, la correspondance continue sur le ton le plus
affectueux, toute familière de la partd'Abel et de Victor,
— un peu plus cérémonieuse, plus exaltée aussi, quand
Eugène tient la plume. Et ce sont des causeries sur tous
les sujets. Le jeune Nantais est ravi de cette intimité flat-
teuse. Il prend modèle sur ses cousins; il partage leurs
opinions politiques, il partage leurs goûts. Les études de
droit auxquelles on le destine l'intéressent bien moins
que les lettres ; il brûle de montrer ce dont il est capable.
Il se risque à des descriptions de paysages, à des récits
d'excursions, et ses premiers essais sont accueillis avec
cette bonne volonté attendrie qui sera à la mode dans le
Cénacle. L'un d'eux surtout a été goûté : une description
de l'abbaye de La Meilleraye. A l'unisson, les trois frères
prodiguent des encouragements : « Continue toujours...
(Abel.) — Continue, mon cher Adolphe, à nous donner
1. Voy. les lettres publ. par l'abbé Dubois, liv. cit.
INTRODUCTION. XXV
ainsi des détails... (Eugrène.) — Continue, mon cher Adol-
phe, à nous mettre de moidé dans tes courses. (Victor.) »
Touchante harmonie ! Un mois plus tard (2 septembre),
la lettre sur la Trappe paraît dans le Conservateur. Cela,
c'est la consécration suprême : Adolphe Trébuchet est
désormais le quatrième frère. Venu à Paris pour l'ouver-
ture des cours de droit, il partagera la vie de ses cousins'.
Dans les milieux toulousains encore, le Conservateur a
trouvé sans peine des sympathies. Victor a remporté ses
premiers succès aux Jeux Floraux et ils lui en gardent
une reconnaissance : ce sera leur meilleur titre de gloire.
Ajoutez que, pour eux, il se met en frais de coquetterie ;
il est déjà expert dans l'art de cultiver les amitiés utiles
et l'on ne résiste pas aux charmes de ses lettres...
Pour les poètes du midi, ce sera une bonne fortune de
collaborer à une revue parisienne et ils seront accueillis
volontiers. Ils se présentent au second volume. M"" Tastu
figure à la treizièrpc livraison avec une pièce couronnée
aux Jeux Floraux"; — la comtesse d'Hautpoul gémit,
après quelques autres, sur l'assassinat du duc de Berry';
1. L'article sur la Trappe a été reproduit dans les Débats
(voy. la lettre du i" nov. 1821, publ. par Tabbé Dubois). —
Plus tard. Ad. Trébuchet deviendra chef de bureau des éta-
blissements insalubres à la préfecture de police et se consa-
crera à des études d'hyg-iène publique et de police médicale.
2. Sabine, Casimire, Amable Voiart, mariée en 1816 avec
Joseph Tastu, imprimeur à Perpignan.
3. La comiesse d'Hautpoul est d'origrine parisienne; veuve
du comte de Beaufort, elle épousa en secondes noces Charles
d'Hautpoul. — Ses premiers succès aux Jeux PToraux datent
des dernières années du dix-huitième siècle. En 1820, un vo-
lume de Poésies diverses dédié au roi ; dans les années sui-
vantes, d'abondantes productions « à l'usage des demoi-
selles ». — A cette date, la comtesse d'Hautpoul qui a déjà
publié de nombreux volumes est un peu découragée. Dans
une lettre du 17 juillet 1821 : « Je n'ai pas fait un vers depuis
huit mois, pas un seul. Je suis découragée de ne rien obte-
XXVI INTRODUCTION.
— Labouisse-Rochefort, poète des joies conjugales', en-
voie des vers posthumes de son ami Kerivalant et s'amuse,
pour son compte, à des imitations de poètes latins*.
nir que des compliments et des promesses. Cependant, la
duchesse de Berry m'a donné un bracelet d\m goût exquis
représentant le duc de Bordeaux et elle-même ; elle a mis à
ce don précieux beaucoup de grâces. Mais j'avais la pro-
messe d'une pension qui a été donnée à un autre; j'avais
aussi dû compter sur M. de Lauriston. Tout cela a manqué à
la fois. Je suis dégoûtée et n'ai plus de verve... » (Inédit.)
1. Labouisse-Rochefort, né à Saverdun (Ariège) en 1778,
royaliste convaincu, écrivain intarissable, membre d'une
foule de Sociétés savantes. La plus grande partie de son
oeuvre poétique célèbre les vertus de son Éléonore. Ses Sou-
venirs, publiés à Toulouse, donnent quelques détails intéres-
sants perdus dans un fouillis d'anecdotes. Ce fut aussi un
grand collectionneur d'autographes. (Sur lui, voy. Duclos,
Histoire des Ariégeois, t. VL — Les papiers inédits de La-
bouisse ont été légués par Duclos à la ville de Saint-Girons;
ce dépôt, précieux pour l'étude de la littérature provinciale,
m'a été signalé par M. Rozès de Brousse, mainteneur des
Jeux Floraux.)
2. N. Ledeist de Kerivalant, né à Nantes, ancien maître des
comptes de la province de Bretagne, mort en i8r5. — La-
bouisse, qui se fît son éditeur, écrit, le 3 janvier 1820, au
libraire Michaud : « Je pourrai vous fournir une notice sur
feu M. de Kerivalant qui m'a légué tous ses papiers. Je viens
de publier des imitations d'un Choix d'éplgrammes d'Owen
qui sera bientôt suivi d'un Choix d'Ausone en vers français.
Je publierai aussi de lui un recueil très intéressantde poésies
de différents genres : des contes, des fables, des épîtres ou
des imitations d'Horace, de TibuUe, de Catulle, de Properce,
d'Ovide, de plusieurs poètes anglais et italiens, mais surtout
un Martial en vers... » (Inédit.) Dans le second volume du
Conservateur figurent encore : Ch. dlvry, un correspondant
d'occasion. — Saint-Félix, qu'il ne faut pas confondre avec
Jules de Saint-Félix, alors âgé de quatorze ans, — l'ancien
abbé Lafont d'Aussonne, personnage équivoque dont le nom
sera mêlé plus tard à d'étranges aventures. — Plus régulière,
la collaboration de Tézenas de Montbrison et de L.-Th. Peli-
INTRODUCTION. XXVII
Mais, à cet égard, l'événement le plus considérable, le
plus riche de conséquences surtout, est l'entrée en scène
d'A. Soumet. Parmi les protecteurs toulousains de Victor,
celui-ci est un personnage d'importance : bientôt, il sera
un demi-Dieu. En août 1820, le Conservateur littéraire
qui avait déjà rendu hommage à son talent' annonce
comme un événement solennel son arrivée à Paris :
« M. A. Soumet, de l'Académie des Jeux Floraux, vient
d'arriver à Paris. Cet enfant d'Isaure, qui occupe un rang
si distingué parmi nos jeunes poètes, rapporte dans la
capitale des ouvrages longtemps médités dans la patrie
des troubadours. On sait qu'il travaille à une épopée sur
Jeanne d'Arc et que l'une de ses tragédies {Cléopâtre) est
reçue au Théâtre-Français. Comme M. de Lamartine, il
est l'auteur d'un Oreste et d'un Saiil... »
Déjà en relations avec le père d'Emile et Antoni Des-
champs, Soumet prit rang aussitôt parmi les intimes réu-
cier, qui commence en juillet une série d'adaptations et de
traductions en prose.
I. Dans le t. I, 7' livraison, Abel Hugo avertit Lebrun des
Charmettes, auteur d'une Orléanide, qu'il « trouvera une con-
currence redoutable dans le talent de M. Soumet, jeune poète
qui, au milieu de nos discordes politiques, semble s'être ré-
fugié dans le temple de la fondatrice des arts, pour y célé-
brer plus à loisir la libératrice de la patrie ». — Déjà, en 1808,
lors d'un premier voyage à Paris, Soumet avait fait grande
impression. Dans une lettre de la comtesse d'Hautpoul (20 fé-
vrier 1808) : « J'ai vu quelquefois chez moi et chez M"' de La-
tour d'Auvergne un jeune homme de Castelnaudary, nommé
Alexandre Soumet, qui a bien le germe du talent et qui m'a
lu de fort bons vers qui m'ont causé un vrai plaisir, et un
dithyrambe plein de verve et d'élégance. Je trouve à ses vers
toute la chaleur de ses vingt ans et non pas le désordre de
cet âge. S'il suit de bons modèles et si ses talents ne l'enivrent
pas et qu'on ne le gâte pas avant qu'il soit mûr, je pense qu'il
ira fort loin dans la carrière littéraire. Peu d'hommes de
vingt ans auraient fait ses vers. » (Inédit.)
XXVI II INTRODUCTION.
nis autour de l'aimable vieillard, — petit cénacle dont
biendes poètes g-arderont un souvenir ému '. On peut sup-
poser avec assez de vraisemblance qu'il servit d'intermé-
diaire entre ces jeunes écrivains et les frères Hugo. Du
moins est-ce le moment précis où les deux groupes se
rapprochent. Victor va trouver là les éléments de sa fu-
ture armée : ceux qui le suivront à la Muse française, —
et certains aussi, comme Latouche, qui se dégageront
assez rudement.
Dans une lettre à J. de Rességuier, Soumet fait con-
naître ses impressions des premiers jours : « J'ai re-
trouvé ici votre souvenir; vous faites presque partie de
notre cercle poétique; l'éloge de Clémence Isaure a ré-
vélé partout le troubadour et vous avez gardé pour vous
plus d'une fleur de sa corbeille. J'ai entendu des vers
ravissants d'un jeune homme, M. de Vigny; c'est une
élégie intitulée La Somnambule... Le jeune Hugo vous
adresse mille expressions de sa reconnaissance; je lui
ai promis de vous les faire parvenir. Cet enfant a une
tête bien remarquable, une véritable étude de Lavatc:'. »
Le 20 décembre, à Alexandre Guiraud : « Tous nos a;T;ii
te disent mille choses. Je suis allé l'autre jour passer la
soirée chez l'oncle, où je les ai tous rencontrés'... ->
Dès lors, l'école est virtuellement constituée et le
Conservateur littéraire devient son premier organe offi-
ciel. Là 8st l'intérêt du tome l\l. Victor et Abel Hugo y
conservent leur situation éminente; leur contribution est
plus iiTiportante que jamais; mais de précieux concours
i. Lui-même fera dans le Conservateur (t. III, 28* livraison)
l'éloge du père Deschamps : « Restée jeune à quatre-
vingts ans, son âme, comme trempée au feu des Muses,
semble puiser une vie nouvelle dans l'admiration que lui
inspirent les chefs-d'œuvre de la poésie antique et mo-
derne... it
2. Cité par Biré.
?. Cité par L. Séché, Le cénacle de la muse française , p. 3i.
INTRODUCTION'. XXIX
s'offrent à eux. Il ne s'agit plus seulement, comme au
cours du second volume, de quelques adhésions particu-
lières. C'est toute une rédaction nouvelle, animée des
mêmes espérances et du même esprit.
Cet élargissement se manifeste dès la fin de 1820. En
décembre, Vigny donne son article sur Byron, un article
qui a la valeur d'un programme, et Victor Hugo con-
sacre à un Dithyrambe de G. de Pons un compte rendu
élogieux'. D'une livraison à l'autre, une série de noms
nouveaux viennentenrichir la rubriquedes poésies (Vigny,
Saint- Valry, E. Deschamps à la 27"^; — J. de Rességuier et
J. Lefèvre à la 2fs'; — à la 29', Soumet et France d'Hou-
detot), cependant que les Variétés, avec une complai-
sance non dissimulée, font connaître les projets littéraires
des adhérents-.
Entre ces jeunes gens, l'amitié a été facile et rapide.
Victor Hugo suit les efforts de tous. Il les encourage et,
s'il est nécessaire, il les soutient. Ainsi, il est l'âme du
petit groupe. A Alfred de Vigny, le 21 avril 1821 : « Le-
fèvre est encore dans l'incertitude. Soumet fait des vers
superbes, Pichat cache son manuscrit, Emile nous promet
le Fou du Roi, Gaspard rit à Versailles, Rocher pleure à
Grenoble près de son père dangereusement malade.
1. L'article d'Abel, au premier volume, sur Constant et Dis-
crète était beaucoup plus réservé que celui-ci. — Voy. au
t. III des Adieux poétiques de G. de Pons (p. i65) l'épître qu'il
adresse à Victor Hugo en novembre 1820 et la réponse de Hugo
(11 nov.). Cette réponse a été reprise dans le V. Hugo raconté.
2. La 26' livraison annonce la traduction d'Horace d'E. Des-
champs, le Pelage d'A. Guiraud, Montmartre d'A. de Vigny
{Montmartre est le premier titre de l'élévation Paris publiée
dix ans plus tard). — La 27' annonce Turnus et Léonidas de
Pichat, le Génie du théâtre espagnol d'Abel Hugo, les projets
dramatiques de Soumet. — La 29*, la Clytemnestre de J. Le-
fèvre et un poème héroï-comique de J.-J. Ader. ~ La 3o*.
la Cléopâtre et la Clytemnestre d'A. Soumet.
XXX INTRODUCTION.
Saint-Valry fait sespâques à Montfort : tous vous aiment,
vous embrassent, mais pas plus tendrement que moi '. »
Pour eux, il ambitionne les succès qui furent, quelques
années plus tôt, ses premières joies de poète et, le mo-
ment venu où se distribuent les récompenses des Jeux
Floraux, il intervient : « Permettez à un vieux combattant
réformé de vous recommander des athlètes en présence
desquels il n'aurait sans doute pas vaincu. J'appellerai
votre attention sur l'élégie de Symetha d'un jeune poète
dont Soumet vous a sans doute parlé, de notre ami Al-
fred de Vigny; sur celle du Convoi de l'émigré par
M. Saint-Valr}--... »
Mais, de jour en jour, l'influence de Soumet grandit
auprès de la sienne. Le Conservateur est devenu sa chose.
Il parle et décide au nom de tous; il procure de nouveaux
collaborateurs, il reçoit des articles — et n'hésite pas à les
corriger. Il s'entraîne à cette maîtrise qu'il exercera sans
conteste au temps de la Musefrançaise. Il a déjà — sans
affectation — ce ton doctoral, cette bienveillance condes-
cendante, même avec ses amis les plus familiers. Au
début de 1821, J. de Rességuier a envoyé deux pièces de
vers couronnées aux Jeux Floraux; Soumet lui répond :
« Le Conservateur littéraire vous dira ce que nous en
pensons [de Glorvina]. J'en dispose comme démon bien;
me le pardonnerez-vous? Me pardonnerez-vous de trouver
vos vers délicieux et d'avoir pour vous des sentiments de
prédilection poétique que je veux que le public par-
tage ' >... ) — J en dispose comme de mon bien : euphé-
). Publ. par E. Dupuy, Aljred de W^'ny, ses amitiés..., t. I,
p. 119.
■2. Lettre du 21 mars 1821. Publ. par Biré, p. i33.
3. Publ. par P. Lafond, L'Aube romantique, p. 6:-!. Glorvina
paraît avec une note flatteuse dans la 28' livraison (20 jan-
vier 1821). La lettre classée inexactement par M. Lafond, ne
peut donc être postérieure aux premiers jours de janvier. —
Quant à la seconde pièce envoyée par Rességuier, elle ne fut
INTRODUCTION. XXXI
misme charmant, à recommander aux directeurs de re-
vues. Entendez que Soumet a retouché les vers de son
ami ; et, comme Rességuier n'a pas trouvé la chose tout
à fait à son goût, il s'en excuse : « Victor Hugo vient de
me montrer votre dernière lettre et je suis confus de l'ex-
trême douceur avec laquelle vous vous plaignez de moi,
dont vous avez tant à vous plaindre. Mon premier tort a
été de retrancher un seul vers de votre élégie de Glor-
vina; mais il m'a fallu céder aux exigences de tous vos
amis de Paris qui chérissent votre talent et que l'aigle de
votre charmante Écossaise avait un peu blessés'... »
Personnellement, d'ailleurs, Soumet est loin de fournir
une collaboration très active : seulement une élégie et
deux ou trois articles... Son prestige lui permet de se ré-
server, et il est tout entier à ses préoccupations dramati-
ques. Sa grande ambition est de voir sur la scène Saûl,
Cléopâtre ou Clytemnestre. Or cela ne va pas sans diffi-
cultés. A sa dernière page, le Conservateur annonce la
réception de Clytemnestre au Théâtre-Français. Mais ce
n'est encore que le début d'une longue série d'ennuis.
« J'ai été abreuvé de tous les dégoûts imaginables », dira-
t-il à Guiraud*. Et quand viendra le jour du triomphe
(novembre 1822), le Conservateur littéraire aura depuis
longtemps cessé de vivre...
La publication fut interrompue en mars 182 1, après la
pas insérée. « La mort d'une jeune fille est à refaire, prononce
Soumet, quoiqu'elle renferme une foule de vers charmants.
En général, les imitations portent malheur. Tout ce que j'ai
cherché à imiter a été trouvé mauvais par nos grands amis.
Livrez-vous à votre inspiration. Glorvina est une élégie fort
remarquable. Je vous écrirai avec plus de détails en vous
envoyant le numéro du Conservateur où votre élégie sera im-
primée. » ("ibid.j
1. Lettre d'avril 1821, publ. par M. Lafond, p. 68.
2. Publ. par Léon Séché, liv. cit., p. 37.
XXXH INTRODUCTION.
3o' livraison, à la fin du troisième volume. Cela, très brus-
quement et pour des raisons que nous ne connaissons pas.
Par l'intermédiaire de Soumet encore, J. de Rességuier
avait envoyé une élégie nouvelle, la Consolation d'une
mère. Hugo s'excuse, le 17 avril, de ne pouvoir l'imprimer,
comme il l'aurait désiré : « Cette jolie pièce était destinée
au Conservateur littéraire, à ce que m'a dit Alexandre ;
mais comme le Conservateur s'est réuni aux Annales, ces
dernières en hériteront et, en ma qualité d'ancien rédac-
teur du Conservateur,]e. suis un peu jaloux des>l n«a/e^*. »
D'ailleurs, il semble se consoler aisément de la dispari-
tion de sa revue : « Cette réunion des deux recueils m'a
fait plaisir, en me débarrassant d'un travail permanent
qui me fatiguait depuis longtemps; d'un autre côté, je
n'aurai plus un journal à la disposition de mes amis,
comme Tétait le Conservateur, et cette privation com-
pensera, de reste, le plaisir-. »
Quant aux Annales de la littérature et des arts, elles
annoncèrent la fusion par une note du 7 avril 1821 : « Réu-
nion du Conservateur littéraire aux Annales. Des travaux
littéraires commencés depuis longtemps et auxquels
MM. Hugo désirent se livrer presque exclusivement ne
leur permettant plus de consacrer au journal qu'ils ont
fondé le temps et les soins que demande une pareille en-
treprise, ils nous ont offert de réunir leur recueil aux
Annales et de prendre part, avec nos collaborateurs, à la
rédaction de ces dernières. Les talents de MM. Hugo,
l'identité de leurs doctrines politiques et littéraires avec
1. Lettre du 17 avril, publiée par M. Lafond, p. 6:. — Voy.
aussi la lettre de Soumet : « Nous voulions tous que le feuil-
leton qui interprète votre nouvelle élégie, supérieure à celle
de Glorvina, eût passé par le dernier numéro du Conservateur
littéraire. Le Conservateur littéraire avait son dernier numéro
pris. Nous la ferons insérer dans les Annales... » {Ibid., p. 69.)
2. Lettre du 17 avril, publiée par M. Lafond, p. 61.
INTRODUCTION. XXXIII
celles que nous professons nous ont fait accepter leur
proposition avec autant d'empressement que de plaisir.
Nous avons regretté que les rangs complets de notre ré-
daction ne nous permettent pas de donner dans les An-
nales à tous les émigrants du Conservateur littéraire la
place qu'ils méritent d'y occuper. Nous espérons cepen-
dant ne pas être privés de toute coopération de leur part
et nous comptons bien qu'ils nous aideront à jeter dans
notre journal une variété de tons et de matières que les
lecteurs ont le droit d'exiger dans un ouvrage qui n'a
pour objet que de les distraire*. »
Quelques dissentiments ne tardèrent pas à se produire.
C'est du moins ce qui ressort d'une lettre de Victor Hugo à
son oncle Trébuchet, le 3 octobre 1821 : « Nous sommes,
depuis deux mois, ouvertement brouillés avec les Artnales
dont le directeur a ouvertement abusé de notre bonne
foi ; nos intérêts ont été froissés d'une manière criante et
notre rupture va être enfin décidée par arbitrage*... »
Mais les choses s'arrangèrent sans doute, puisque la col-
laboration, assez irrégulière d'abord, des deux frères, de
Vigny, de Deschamps, de Saint- Valry se prolongea en 1822
et 1823, — et jusqu'au moment où, le besoin se faisant à
nouveau sentir pour Hugo d'avoir un organe bien à lui,
la Muse/rançaise prit la place du Conservateur.
11 est malaisé de déterminer avec certitude la part qui
1. Cité par Ch.-M. Desgranges, La presse littéraire sous la
Restauration, p. 100. — Les Annales avaient été fondées, le
I*' octobre 1820, par Quatremère, Nodier, Ancelot, etc. En
tête du troisième volume, les noms de V. Hugo, Malitourne,
A. Hugo s'ajoutent, sur la feuille de titre, à ceux des fonda-
teurs.
2. Pub. par M. Tourneux dans l'Amateur d'autographes^
févr. 1902.
XXXIV INTRODUCTION.
revient dans le recueil aux divers collaborateurs'. Or,
c'est là le problème essentiel.
Les indications manuscrites laissées par P. Lacroix sont
de pure fantaisie et peuvent être négligées. Beaucoup
plus sérieuse, la notice écrite par M. Em. Paul pour le
catalogue Noilly* ne risque aucune attribution hardie et
a le mérite de préciser assez exactement l'apport de Vic-
tor Hugo. Elle a servi de base à tous les travaux posté-
rieurs et n'a guère été discutée. Dans l'ensemble, d'ail-
leurs, elle mérite toute confiance. Pourtant, un document
que je dois à l'obligeance de M. L. Barthou permet de la
compléter sur certains points.
C'est un exemplaire du Conservateur donné par Victor
Hugo à Juliette Drouet. Sur la feuille de garde, le poète
a écrit quelques vers et une date :
Oh ! Je suis le regard et vous êt-s l'étoile !
Je contemple et vous reluisez !
Je suis la barque errante et vous êtes la voile !
Je flotte et vous me conduisez !
Près de vous qui brillez, je marche triste et sombre.
Car le jour radieux touche aux nuits sans clarté.
Et, comme après le corps vient l'ombre,
L'amour pensif suit la beauté !
20 août i833, minuit.
Au faux titre, cette dédicace :
Exemplaire unique
A ma Juliette bien-aimée. V. H.
1. Voy. la note qui termine la 7* livrai.=on : « Les rédacteurs
du Conservateur littéraire, s'étant fait une loi de l'impartialité
la plus rigoureuse, ont senti qu'il était nécessaire de garder
l'anonyme pour éviter, non les menaces mais les politesses
intéressées de MM. les auteurs... y>
2. Paris, V" Labitte, 1886. — Voyez ensuite E. Dupuy, La
Jeunesse des romantiques; M.Souriau,La Préface de Cromwell;
Gh.-M. Desgranges, La Presse littéraire sous la Restauration ;
abbé Dubois, Biobibliographie de V. Hugo.
INTRODUCTION. XXXV
A celte date de i833, Victor Hugo préparait son recueil
de Littérature et philosophie mêlées, et c'est précisément
sur cet exemplaire qu'il a commencé son travail. On y
trouve de fréquentes retouches autographes ; certaines
études (sur le Phocion de Royou au i" volume, sur le
Jeajt de Bourgogne de Formont au 3") sont transformées
déjà comme elles le seront dans le recueil. Ailleurs, ce
sont de sommaires indications marginales, des ratures
ou des surcharges. A la table enfin, un grand nombre
d'articles — dans lesquels il reconnaît son bien — sont
marqués d'une croix.
A vrai dire, cela ne donne pas la solution complète du
problème. Plus de dix ans après, Victor Hugo a pu quel-
quefois se tromper et il lui arrive d'être distrait... C'est
ainsi que, par erreur, il semble réclamer un article d'Al-
fred de Vigny'. Par contre, il en néglige d'autres qui
évidemment lui appartiennent, et cela s'explique, son
intention n'étant pas de nous sigmalcr tout ce qu'il a écrit
personnellement, maisseulementde faire, pour lui-même,
un premier choix qui n'a rien de définitif. Cet exemplaire
n'en est pas moins, joint au recueil de i834, un précieux
instrument de contrôle.
Outre les pièces qui portent le nom de Victor Hugo,
quelques signatures lui appartiennent sans conteste :
V.d'Auverney-, —Aristide, — *•••», — PublicolaPetissot',
— Sainte-Marie'. Il convient de lui attribuer encore les
initiales V, M, B, E, H, U.
1. Le fameux article, sur Byron.
2. Sans doute un souvenir d'Auverney, où sa mère, dans sa
jeunesse, avait fait de fréquents séjours. Abel donne aussi,
dans le Conservateur (Tome III), le récit d'un voyage à Au-
verney.
3. L'abbé Dubois hésite pour celle-ci. Mais l'exemplaire de
Juliette Drouet l'attribue à Victor Hugo.
4. L'Ode à Lydie, publiée sous cette signatiue, est reprise
dans le Victor Hugo raconté.
XXXVl INTRODUCTION.
Pour les trois premières, aucune hésitation n'est pos-
sible; il suffit de se reporter au premier volume de Litté-
rature et philosophie mêlées. Ces trois lettres, d'ailleurs,
semblent, au moins dans le premier volume, correspondre
à trois séries d'articles distincts, V étant réservé surtout
à la critique littéraire, — M à la critique d'art, à la litté-
rature étrangère, aux comptes rendus académiques, —
B aux articles de morale et de politique *,
Pour la signature E la solution est moins simple. On la
trouve à la fin de 7 articles :
Tome I : r Œuvres complètes cl' A. de Chènier.
•1' Du génie.
y Le duel du précipice.
4' Histoire de France par Vély, Villarel....
5° Clovis, tragédie par N. L. Lemercier.
G" Marie Stuart, tragédie par Lebrun.
Tome III : 7° Jean de Bourgogne, tragédie par Formant.
Le n° 3 a toujours été attribué à Eugène Hugo. Par
contre, Victor a revendiqué les six autres en 1834. Mais
le n° 1 se retrouve encore, et cette fois sous le nom
d'Eugène Hugo, en tête de l'édition de Chénier, chez
Gosselin, en 1840.,. Quant au n" 6, Victor le donne bien
comme lui appartenant dans Littérature et philosophie
mêlées, mais il met le dernier paragraphe entre guille-
mets et le fait précéder de cette mention : « E. vient
d'écrire ceci aujourd'hui. 25 avril 181 5 »'-. Est-ce simple-
ment pour piquer la curiosité?... Ou veut-il dater le mor-
1. Ceci n'est pas très rigoureux. La signature B di.sparaît à
partir du tome II et plusieurs articles de politique figurent
avec la lettre V. Le compte rendu de VOfJicier de fortune est
signé M au i" volume ; celui d'/va«/ioé, au second, est signé V.
Hugo est arrivé assez vite à user indifféremment de l'une ou
l'autre de ces initiales, sans autre souci que de varier les si-
gnatures dans une même livraison.
2. Cette mention ne se retrouve pas dans le Victor Hugo
raconté... qui attribue l'article entier à Victor Hugo.
INTRODUCTION. XXXVII
ceau?... Ou faut-il admettre une collaboration des deux
frères? Mais une note de la 8' livraison (et cet article
appartient à la 9") déclare qu'Eugène n'est plus au nombre
des collaborateurs.
Restent les initiales H (Spectacles) et U (Revue litté-
raire). Ici, il n'y a rien à conclure du recueil de 1884 qui
conserve seulement un article signé H, quelques lignes
signées U (Extrait de la Revue poétique de la 17° livraison)
et sacrifie tout le reste. M. Em. Paul accorde cependant
à V. Hugo — non sans hésiter — la première de ces
deux signatures, mais lui refuse la seconde. L'exemplaire
de Juliette Drouet tranche la difficulté et nous autorise à
lui rendre l'une et l'autre.
Il faut ajouter enfin certains morceaux anonymes et,
sans doute, la plus grande partie des Variétés. Voici
donc, dans l'ordre des livraisons, la liste des articles que
l'on peut, avec certitude, lui attribuer. Je marque d'un
astérisque tous ceux que signale l'exemplaire de Juliette
Drouet, soit à la table, soit, dans le courant des volumes,
par des corrections ou indications marginales :
Tome I
I" livr. : I L'enrôleur politique. Satire (Sig-n. V. M. Huoro).
*2 Œuvres complètes d'André de Cfienier (Sig"n. E.).
*3 Première représentation du Frondeur, comédie en
I acte et en vers de M. Royoïi (Sig-n. H.).
2° l'ivr. : 4 Les vierges de Verdun, Ode.. (Sign. V. M. Hugo).
*5 L'avarice et l'envie. Coule (Sign. V. d'Auver-
ney).
*6 Walter Scott. L'officier de fortune. La fiancée de
Lammermoor (Sign. M.).
*7 Les Vêpres siciliennes, trag. par M. C. Delavi-
gne. Louis IX, trag. par M. Ancelot. Premier
article (Sign. V.).
*8 Spectacles Un moment d'imprudence, com... par
MM. Wafjlard et Fulgence. La Somnambule,
XXXVllI INTRODUCTION.
vaudeville... par MM. Scribe et A. Delavigne.
Caddt-Roussel Procida, parodie des Vêpres sici-
liennesparMM. Dupin et Carmouche (Si gn. U.).
*9 Les Irois nuits d'un goutteux, poème par M. le
comte F. de Neufcfiateau (Sign. à la table U.).
3* livr. : *io Épitre à Brutus. Les Vous et les Tu (Sign. Aris-
tide).
*i I L'esprit du grand Corneille par M. le comte F. de
Neufchateau (Sign. M.).
12 De l'éloquence politique et de son influence dans
les gouvernements populaires et représentatifs,
par M. P. -S. Laurenlie. Premier article
(Sign. B.).
*i3 Spectacles. Olympie, trag. lyr. en 3 actes, paroles
de MM. Brifaut et Dieulafoy, musique de
M. Spontini, ballets de M. Gardel. Le marquis
de Pomenars, com. en i acte et en prose
(Sign. H.).
*I4 Constant et Discrète, poème... par le comte Gas-
pard de Pons (Sign. à la table V.).
*i5 Le dix-neuvième siècle. Épitre... par M. Rosset
(Sign. à la table U.).
.4* livr. : *!6 Cacus... (Sign. V. d'Auverney).
*i7 Du génie (Sign. E.).
*i8 Les Vêpres siciliennes, trag. par M. C. Delavigne.
Louis IX, trag. par M. Ancelot. Deuxième et
dernier article (Sign. V.).
*i9 Réflexions morales et politiques sur les avantages
de la monarchie, par M"' C. de M... Premier
article (Sign. B.).
*20 Première représentation des Comédiens, com... de
M. C. Delavigne (Sign. H.).
5* livr. : 21 Lesdestitisde la Vendée. Ode...(S[gn.Y.M..liugo).
*22 Histoire générale de France, par MM. Vély, Vil-
laret, Garnier et Diifau... Premier article
(Sign. E.).
*23 La famille Lillers ou Scènes de la vie, par
M. J. C. Saint-Prosper (Sign. M.).
*24 Phocion, trag... par J. C Royou... (Sign. M.).
6" livr. : *25 Achétnénide (Sign. V. d'Auverney).
*26 Clovis, trag... par M. Népotnacène L. Lemercier
(Sign. E.).
INTRODUCTION. XXXIX
*27 Correspondance. A MM. les rédacteurs du Conser-
vateur littéraird (Sign. Publicola Petissot).
7' livr. : 28 Ode sur la mort de S. A. R. Charles-Ferdinand
d'Artois, duc de Berry, fils de France (Sign.
V. M. Hugo).
*29 Trois clianls de l'Iliade traduits en vers français
par M. Bignan... (Sign. V,).
*3o Correspondance. A MM. les rédacteurs du Conser-
vateur littéraire. Deuxième lettre (Sign. Publi-
cola Petissot).
*3i Charles de France, duc de Berri, ou Sa vie et sa
mort, par M*** (Sign. V.).
*32 Oraison funèbre de S. A. R. Mgr le duc de Berri...
par un jeune séminariste (Sign. M.).
8* livr. : 33 Les derniers Bardes. Poème ossianique (Sign.
V. M. Hugo).
34 Annales du musée et de l'école moderne des beaux-
arts. Salon de 181 9, par C. P. Landon{Sign.M.).
*35 L'école du cavalier... parle chef d'escadron Millet...
L'art du tour... par Ch. Lebois... (Sign. V.).
*36 Charles de Navarre, Ira g... par M. Brifaut
(Sign. H.).
♦37 Dithyrambe sur l'assassinat de S. A. R. .Mgr le
duc de Berri, par M. Tczenas de Montbri.wti...
(Sign. à la table U.).
*38 Ode ou Chant funèbre sur la mort de S. A. R.
Mgr le Duc de Berri, par Lebrun de Char-
mettes (Sign. à la table U.).
*39 La France royaliste aux mânes de Mgr le Duc de
Berri, par A. J. C. Saint-Prosper (Sign. U.).
9* livr. : *40 L'antre des Cyclopes (Sign. V. d'Auverney).
*4i Vie privée de Voltaire et de M" du Chalelet...par
l'auteur des Lettres pérttviennes... (Sign. V.).
*42 Réflexions morales et politiques sur les avantages
de la monarchie, par M"" C. de M***. Deuxième
article (Sign. B.).
*43 Marie Stuart, tragédie par M. Lebrun (S'\gn . E.).
10' livr. : *44 César passe le Rubicon (Sign. V. d'Auverney).
45 Imitation d'Owen (Sign. V. Sainte-Marie).
*46 Méditations poétiques (Sign. V.).
*47 Charles de Navarre, tiag... par M. Brifaut.
2° article (Sign. H.).
INTRODUCTION.
*48 Êpîlre à un honnête homme qui veut devenir
intriguant, par M"' la Princesse C. de S.
(Sign. à la table U.).
*49 Berriana... parA.J. C. Saint-Prosper {S\gn.\} .).
Tome II.
Il* livr. : 5o Le Rétablissement de la statue de Henri IV. Ode
(Sign. V. M. Hugo).
*5i Œuvres poslliumes de Jacques Delille (Sign. V.).
52 Bug Jargal. Extrait d'un ouvrage inédit intitulé :
les Contes sous la tente (La publication con-
tinue à la 12% i3% 14* et i5' livr. A la fin la
la signature M-).
*53 Spectacles. — Le flatteur, corn, en 5 actes et en
veis, par M. Gosse. — L'homme poli, com. en
5 actes et en vers, de M. Merville (Sign. H.).
!•_>' livr. : 54 A Lydie. Ot/e (Sign. J. Sainte-Marie).
«55 Ivanhoé ou le Retour du croisé, par Walter Scott
(Sign. V.).
*50 Institut royal de France. Séance publique annuelle
des 4 académies (Sign. M.).
*57 Conradin et Frédéric, trag. en 5 actes par
M. Liadières (Sign. H.).
i!^' livr. : *58 Les plaisirs de Clichy... (Sign. U.).
*59 Lithographie morale et politique de MM. les
membres de la chambre des députés. ..(SignU.).
14" livr. : 60 ..'V/o/.se sur le Nil. Ode (Sign. V. M. Hugo).
*6i Mémoires, lettres et pièces authentiques, touchant
la vie et la mort de S. A. R. Mgr Charles-
Ferdinand d'Artois, fils de France, duc de
Berri, par M. le Vicomte de Chateaubriand
(Sign. V.).
'G2 Démétrius, trag. en 5 actes, par M. Delrieu
(Sign. H.).
*63 La Dame noire, com. en 3 actes et en prose
(Sign. M.).
*&4 Nuits françaises sur l'attentat du i3 février 1820.
par A. d'Egvilly (Sign. à la table U.).
*65 Nos regrets, héroïde par M. le Chev. de Port de
Guy (Sign. U.).
INTRODUCTION. XLI
i5' livr. : 66 Ce que j'aime. Vers faits à un dessert (Sign.
V. d'Auverney).
*67 Lalla Roukh ou la princesse Mogole, par Thomas
Moore (Sign. V.).
i6* livr. : 68 Le jeune banni. Raymond à Emma. Élégie
(Sign. V. M. Hugo).
*69 Spectacles. Le folliculaire, corn, en 5 actes et en
vers, par M. Delaville de Mirmont. L'artiste
ambitieux, com. en 5 actes et en vers, par
M. Théaulon (Sign. H.).
*70 Hommage de l'aveugle de Nanterre aux mânes
de S. A. R. Mgr le duc de Berri (Sign. U.).
*7i Sur quelques phrases du Défenseur (Sign. : les
Rédacteurs du Cens. litt.).
17' livr. : *72 Bévue poétique. MM. de Labouisse — Cipeirel —
A. Richomme — L. A. de la Villestreux —
Gasp. Descombes (Sign. U.).
*73 Mémoires pour servir à l'histoire de la maison
de Condé... (Sign. V.).
i8" livr. : 74 Le génie. Ode (Sign. V. M. Hugo).
*75 Exposition des morceaux de concours pour le
grand prix de peinture. Portrait de Mgr le
duc de Berri, par M. Gérard (Sign. M.).
♦76 Spectacles. Aspasie et Pèriclès, opéra en i acte.
paroles de M. Viennet... — Une promenade
dans Paris ou De prés et de loin, com. en 5 ac-
tes et en prose (Sign. H.).
*77 Collège royal de France. Clôture du cours de
poésie latine par M. Tissât (Sign. V.).
19* livr. : 78 Le vieillard du Galèse (Sign. V. d'Auverney).
*79 Les psaumes traduits en vers français, pjr
M. de Sapinaud de Boishuguet... — Élégies
vendéennes..., par le même (Sign. V.).
*8o Sur un article des Lettres normandes (non signé).
30' livr. : 81 Les deux âges (Sign. V. M. Hugo).
*82 Examen critique et complément des dictionnaires
historiques les plus répandus..., par l'auteur
du diction, des ouvrages anonymes et pseudo-
nymes (Sign. V.).
*83 Manuel du recrutement oji Recueil des Ordon-
nances, Instructions approuvées par le Roi, ...
(Sign. M.).
*84 Variétés : « La municipalité d'Herespian... »
XLIl INTRODUCTION.
Tome III.
21* livr. : *85 Discours sur les avantages de l'enseignement mu-
tuel (Sign. ***).
*86 Histoire de Gil Blas de Santillane, par Lesagc...
avec un examen préliminaire, de nouveaux
sommaires des chapitres et des notes histori-
ques et littéraires, par M. le Comte F. de
Neufchateaii (Sign. V.).
*87 Institut royal de France. Académie française.
Séance publique annuelle de la Saint-Louis
(Sign. M.).
22' livr. : *88 Projet de la proposition d'accusation contre M. le
duc Decazes... à soumettre à la Chambre de
1820, par M. Clausel de Coussergues... —
Observations sur l'écrit publié par M. Clausel
de Coussergues... , par M. le commandant
d'Argout (Sign. V.).
23* livr. : 89 Ode sur la naissance de S. A. R. Henri-Charles-
Ferdinand-Marie Dieudonné d'Artois, duc de
Bordeaux, petit-flts de France (Sign. V. M.
Hugo).
*90 Bévue poétique. MM. Reymond, de Labouisse, G.
Descombes, Gabriel, A. Richomme (Sign. U.).
+91 Séance publique de la Société académique du dé-
partement de ta Loire-Inférieure tenue le
23 août 1820 (Sign. M.).
24" livr. : *92 Mémoire pour le vicomte Donnadieu... sur la
plainte en calomnie par lui portée contre les
sieurs Bey, Cazenave et Régnier... — Ré-
ponse au mémoire de M. Berryer pour M. le
général Donnadieu, par M. le Comte de Saint-
Aulaire (Sign. V.).
*93 Exposition des morceau.v de peinture, de sculp-
ture... couronnés à Paris et envoyés de Rome.
Portrait de M°" la Duchesse de Berri par
M. Kinson (Sign. M.).
*94 Correspondance. A M.M. les Rédacteurs du Con-
servateur littéraire. [Sur Le crime du 16 octo-
bre..., poème de Lafont d'Aussonne.J (Sign.
V. M. Hugo).
INTRODUCTION. XLIII
25' livr. : *95 CLovis. tragédie en 5 actes, par M. Viennet
(Sign. H.).
26* livr. : '96 Le 4 novembre 1S20. Saint- Charles. Stances
(Sign. V. M. Hugo).
*97 Annales du Musée. Salon de iSig, par C. P.
Landon (Sign. M.).
*<)8 Louis XVII au berceau d'Henri V..., par te
comte G. de Pons (Sign. à la table U.).
*99 Èpitre à Dieu, par M. le C/iev. de Port de Guy
(Sign. U.).
*ioo A S. A. R. M" la Duchesse de Berri..., par
M. Berenger de Labaume (Sign. U.).
27« livr. : '101 L'observateur au XIX' siècle, par A. J. C Saint-
Prosper (Sign. V.).
*i02 Jean de Bourgogne, trag. en S actes, par M. de
Formant (Sign. E.).
*io3 Eugène et Guillaume, corn, en 4 actes et en prose
(Sign. H.).
'104 Don Carlos, trag. en 5 actes, par feu M. Lefèvre
(Sign. M.).
28* livr. : ^io5 Histoire générale de France, depuis le règne de
Chartes IX, jusqu'à la paix générale en i8i5,
par M. Du/au (Sign. V.).
29* livr. : *to6 Poésies de M°" Desbordes Valmore (Sign. V.).
*I07 La matinée du 29 septembre ou ta naissance de
Mgr le Duc de Bordeaux. Poétne par M. de
Tatagral (Sign. U.).
3o' livr. : *io8 L'émigré en 1794 ou une scène de la Terreur,
drame en 5 actes et en prose (Sign. V.).
'■109 Odes par Antoine Charles (Sign. M.).
*i 10 Mémoires de la Société d'émulation de Cambrai
(Sign. U.).
*in A MM. les Rédacteurs du Conservateur littéraire
sur la biographie nouvelle des contemporains,
par MM. Arnault, ,îay , Jouy et Norvins
(Sign. Victor-Marie Hugo).
J. Abel Hugo, le frère aîné et le principal collaborateur
de Victor, signe à l'ordinaire de ses initiales : A des
articles de critique, et J des articles divers (mélanges,
traductions, nouvelles). C'est à lui qu'appartiennent encore
XLIV INTRODUCTION.
six articles signés A. H., un article signé J. A. (Voyage
à Auverney, t. III), un article signé A. B. à la table du
tome II, et trois pièces de vers qui portent son pseudo-
nyme D. Monières*. M. Em. Paul se demande s'il ne
faudrait pas le reconnaître aussi sous la lettre F. Il est
bien difficile de l'affirmer. Nous avons pourtant au tome III,
sous cette signature, des déclarations antilibérales qui
traduisent assez bien ses sentiments personnels (25° livr.).
Au moins est-il certain que cette initiale ne peut, comme
le voudrait Paul Lacroix, être celle de Paul Fouchcr, alors
âgé de 10 ans.
Quant aux autres rédacteurs, on peut lever le masque
pour quelques-uns :
J. J. Reda et J. J. A. : Ader.
C. S' M. : Charles Saint-Maurice.
S. : Biscarrat (d'après Quérard, dont le témoignage ne
peut être contrôlé. L'abbé Dedieu, dans son
étude sur Soumet, — Rev. des Pyrénées, 1912-
1913, — lui attribue cette signature; mais on la
rencontre dans le i" volume, et la collabora-
tion de Soumet commence au 3°).
A. ï-t : Adolphe ïrébuchet.
L. T.. T. et T. D. M. : Tézenas de Montbrison.
X. et A. S. : Soumet (France littéraire, IX, p. 23o).
A. de V. : Alfred de Vigny.
G. de P. : Gaspard de Pons.
J. L. : Jules Lefèvre.
L. M-D-G. B. L. N. : Le maréchal de camp Lenoir.
L. D. A. : Lafont d'Aussonne.
L. Th. P. : L. Th. Pelicier et non, comme on l'a dit sou-
vent, Th. Pavie (Voy.dans les Annales roman-
I. Sur cette signature, voy. Quérard, Supercheries, II,
p. 1182.
INTRODUCTION. XLV
tiques de 1823 la réimpression, sous son nom,
de deux pièces, le Uhlan et le Cimetière de
Luben, parues au t. II du Cotiservateur, la pre-
mière avec ces initiales, la seconde sans signa-
ture. Un troisième morceau du même volume
signé C. D., — la Veuve du soldat, traduit de
l'allemand, — présente avec ceux-ci une grande
analogie. Peut-être est-il du même auteur r...).
L. D.V...n: Louis-Désiré Véron, le futur docteur, créa-
teur de la Revue de Paris et directeur de
l'Opéra. Dans ses Mémoires d'un bourgeois de
Paris (I, p. 236), lui-même déclare avoir colla-
boré au Conservateur littéraire.
Il est possible, mais douteux, que A. D. désigne Antoni
Deschamps. Peut-être aussi A. M. : Armand Malitourne,
un des collaborateurs d'Abel, que le D' Véron cite au
nombre des rédacteurs.
Enfin, on ne peut risquer même une hypothèse pour
D. B., — D. R., — F. de B., et il est à souhaiter que ce
mystère soit éclairci, surtout pour la première de ces
signatures qui n'apparaît qu'une fois, dans la première
livraison, mais à la fin d'un article essentiel sur Lamen-
nais.
Cette édition est établie sur le même plan que l'édition
précédemment publiée de la Muse française. Elle repro-
duit fidèlement l'original dont les chiffres entre crochets,
placés dans la marge de droite, indiquent la pagination.
Toutefois, étant donné l'abondance des matières, chacun
des trois volumes a été divisé en deux tomes. Les notes
qui appartiennent au Conservateur littéraire sont mar-
qués des initiales C. L. Les livraisons sont datées d'après
leur inscription au Journal de la Librairie.
Je tiens, en terminant, à remercier M. G. Simon,
qui m'a donné de bonne grâce les autorisations néces-
saires, et M. L. Barthou, possesseur du précieux exem-
XLVl INTRODUCTION.
plaire de Littérature et philosophie mêlées dédié à
Juliette Drouet. On sait l'érudition de M. Barthou et ce
que lui doivent les amis du romantisme; il n'est pas
de ces collectionneurs qui, jalousement, enterrent leurs
trésors.
(1918.)
PREMIERE LIVRAISON
(Décembre 1819.)
[3]
POÉSIE
L'ENROLEUR POLITIQUE
SATIRE
Et la lumière a lui dans les ténèbres,
et les ténèbres ne l'onl pas comprise.
L ADEPTIi:
Non, tous vos beaux discours ne m'ont point converti.
Et pourquoi voulez-vous que j'embrasse un parti?
N'est-ce donc point assez que d'insolents libraires
Préfèrent des pamphlets à mes œuvres légères >
Est-ce trop peu déjà qu'un stupide mépris
Proscrive ces beaux-arts dont mon cœur est épris.
Et que le Pinde, grâce au nom de République.
Voie en ses verds bosquets régner la politique?
Faut-il passer partout pour esprit de travers.
Ou m'unir aux ingrats qui font fî de mes vers.
Et, pour rester Français, titre qu'on me refuse,
Sous le joug libéral dois-je courber ma muse?
Ahl je veux être un sot, et, loin de vos drapeaux,
Rimer sans auditeurs, mais rimer en repos ;
Je veux, ainsi qu'un ours, dans mon trou solitaire,
Penser avec Pascal et rire avec Voltaire;
Réimprimé dan? Victor Hugo raconté par un témoin de sa
vie, avec quelques corrections seulement; les notes entre
crochets ont été supprimées.
4 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Vivre, ignoré du monde, avec mes vieux auteurs.
Qui devaient craindre peu d'être un jour sans lecteurs;
Et, fuyant ces salons où la nullité règne,
20 Consoler de l'oubli les arts qu'on y dédaigne.
l'enrôleur [A]
Tout beau (ces jeunes gens ont grand besoin d'avis 1) :
Tu connais donc bien peu l'heureux siècle où tu vis?
L'on dédaigne les arts, et cent routes nouvelles
S'ouvrent aux vrais talents pour fuir les vieux modèles.
25 Voyons : quel est ton genre? Écoute : et tu vas voir
Qu'en travaillant un peu l'or sur toi va pleuvoir.
Es-tu peintre? Transmets à la lithographie
Nos modernes exploits que Clio te confie.
Pour éclipser les faits du preux de Roncevaux,
3o Le brasseur Rossignol t'offre ses grands travaux.
Crois-tu que ces guerriers, tous morts aux Thermopyles,
Près de nos fédérés auraient dormi tranquilles?
Et que ce général qui battit du tambour.
Ne vaut pas bien Condé sous les murs de Fribourg?
35 Réponds : mais, je le vois, peu sensible à la gloire.
Tu ne peux t'élever aux grands tableaux d'histoire ;
Descends donc aux portraits. D'un grand homme ignoré
Peins-nous le noble front de rayons entouré;
Ou, moderne Callot, dévoue au ridicule
40 Ces vieux sujets du Roi, dont la France pullule.
Fous qui, dans leurs aïeux, osent encor vanter
De gothiques vertus qu'ils surent imiter.
Crois-moi : suis mes conseils; dans peu de temps sans doute
Tu seras de ces gens qu'on flatte et qu'on redoute;
45 Et ton nom, étalé dans plus d'un cabinet,
Deviendra quelque jour fameux chez Martinet.
36 travaux d'histoire
r* LIVRAISON. — POESIE. 0
Es-tu littérateur? Une plus vaste arène
Semble encore appeler ta muse citoyenne.
Tu peux des esprits forts fabriquer les anas,
5o Ou toi-même inventer de nouveaux almanachs.
Ainsi, dans chaque mois, grâce à de doctes plumes,
Nous voyons les guerriers succéder aux légumes ' ;
La botanique, hier, fut à l'ordre du jour, [5]
Il est juste aujourd'hui que l'histoire ait son tour.
55 Vois ce livre, heureux fruit d'un siècle de lumière;
II montre au bon bourgeois l'éloquence guerrière.
Fais-m'en donc un pareil : mêle, choisis en gros
Le cri d'un soldat ivre et le mot d'un héros ;
Et donne au bon Henri quelque place modeste
6o Entre deux bulletins, ou près d'un manifeste.
Surtout, si tu décris nos revers, nos succès.
Songe qu'un Vendéen ne peut être Français,
Songe encor que ce roi, d'orgueilleuse mémoire,
Louis n'a jamais su ce que c'est que la gloire;
65 Que Vendôme et Villars, qu'on se plaît à vanter.
Sont loin de maint héros que tu pourrais citer.
Luxembourg comptait-il ses soldats morts par mille?
Qu'est-ce que Catinat? brûla-t-il une ville?
Une fois, il est vrai, surpassant Catinat,
70 Turenne mit en feu tout le Palatinat.
Mais tout cela n'est rien : qu'on songe à la Vendée,
Et d'un bel incendie on aura quelqu'idée;
Vois Moscow, vois Berlin, et du Sud jusqu'au Nord
De cent vastes cités les murs fumants encor...
[i. VAlmanachdes Braves, une Victoire par jour , de la Gloire
tous les jours, et ce tas de petits recueils de fêtes, sœurs
puînées des sans-culot tides, sont trop connus pour les rappeler
ici. La réputation des autres ouvrages dont parle l'auteur,
dans le courant de cette satire, est assez européenne pour
qu'on puisse se passer de notes.] (C. L.)
58 ou le mot
O LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
75 Qu'en dis-tu?... Prouve aussi que, bien qu'il fût despote,
Ce Louis, après tout, n'était pas patriote.
A-t-il, pour mériter qu'on lui fût si soumis.
Construit une colonne en canons ennemis ?
A cet enseignement, dont notre âge raffole,
80 Jamais ce prince ignare ouvrit-il une école * ?...
Il est bon, vois-tu bien, d'avoir à rapporter
Des faits sûrs, de ces faits qu'on ne peut contester.
Ne crains pas les braillards, car toujours la Minerve [6]
Tiendra pour te défendre une lance en réserve ;
85 Et si tu sais venger d'une odieuse loi
Ces innocents bannis qui n'ont tué qu'un roi ;
Si tu sais, du parti digne et généreux membre.
En citoyen zélé chérir l'tieureux septembre.
On te verra dans peu, de tes mâles écrits,
90 A la face du monde enrichir V Homme gris;
Et, grâce aux souscripteurs, affrontant les amendes,
Saper les vieux abus dans les Lettres normandes.
Est-ce assez?
l'adepte
Il suffît : pour rester en repos.
Je vais, par un fait seul, vous répondre à propos.
95 Hier, manquant d'argent, vint s'asseoir à ma table
Macer, cet ami sûr, ce parfait pauvre diable.
« Ah 1 mon cher, me dit-il, je n'ai plus d'avenir.
Un jeune homme en nos jours ne saurait parvenir.
Tu sais que, préférant l'or à la renommée,
[oo De nos indépendants j'ai dû grossir l'armée.
[1. Nous ne prétendons pas condamner renseignement
mutuel. Cette méthode peut être utile : il y a du ridicule à la
trouver admirable ;
Et le malheur de ce qu'on vante
Est d'être ensuite rabaissé.
Le temps jugera, et il jugera bien ; car c'est lui qui nous a
fait connaître Texcellence des écoles chrétiennes.] (C. L.)
r* LIVRAISON. — POÉSIE. 7
Cherchant donc à paraître, en un pamphlet du jour,
Je voulus, l'autre mois, me produire à mon tour.
D'abord, pillant partout des phrases rajeunies,
Je m'étais fait un fonds de quelques calomnies;
Puis je citais sans crainte, en termes absolus.
Et Voltaire et Rousseau, que je n'ai jamais lus.
J'invoquais nos grands mots : la vertu, la victoire;
Et je crois même aussi que je parlais d'histoire.
Ajoute à ce mélange un morceau fort adroit,
Où je prouvais que Dieu n'a sur nous aucun droit.
Où même, pour montrer mon âme libre et fîère,
Je jetais loin de moi le joug de la grammaire.
Croirais-tu qu'un discours si fort et si rusé
Pour le susdit pamphlet fut trouvé trop usé ?
Que je perdis mon temps, mes frais, mon éloquence?
Et que, de m'enrichir m'ôtant toute espérance.
Le grossier rédacteur m'envoya sans façon
A ce journal sans sel où l'on singe Adisson *?... »
Macer a répondu : pour moi, je dois me taire. [7]
Sans savoir le citer, je sais lire Voltaire;
Je hais la calomnie; enfin mon esprit lourd
Ne saurait s'élever à la hauteur du jour.
l'enrôleur
Jeune homme, tu te perds. Écoute-moi, de grâce :
Si d'un vrai citoyen ton cœur n'a point l'audace,
[i. On a pu s'apercevoir que, depuis l'époque où cette satire
a été faite, si les noms ont changé, les choses sont restées les
mêmes. Cependant la justice exige une exception en faveur
du Spectateur. La plupart de ses rédacteurs étaient des
hommes fort estimables, qui se sont arrêtés, sitôt qu'ils se
sont aperçus qu'ils suivaient la fausse route. M. Campenon,
poète aimable, M. Laya. poète courageux, honoraient trop le
ministérialistne.] (CL) •
124 n'a pas l'audace.
a LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
125 Tu peux, quittant le fouet et prenant l'encensoir,
Sans renoncer à nous, ramper sous le pouvoir.
Le ministre, crois-moi, saura payer le zèle
D'un auteur qui pour lui veut bien faire un libelle.
On voit, dans les honneurs, plus d'un homme prudent,
i3o Que le premier revers peut rendre indépendant ;
La girouette reste au haut de l'édifice :
Je pourrais te citer...
L ADEPTE
Non, rendez-moi justice.
Je n'imiterai point ces vils caméléons,
Qu'un jour la guillotine eut pour Anacréons,
i35 Et qui, du plus puissant servant toujours la cause.
Se font aujourd'hui plats, pour être quelque chose.
J'aimais la gloire, hélas! mais dans ce siècle impur.
Quand le crime est fameux , la gloire est d'être obscur.
Vous qui m'auriez fait grand, arts divins, arts que j'aime,
140 Vous êtes oubliés, je veux l'être moi-même.
Racine, est-il bien vrai, dis, qu'ils m'ont excité
A blasphémer ces temps où ta muse a chanté?
Vandales! quelle est donc leur aveugle furie?
Ils proscrivent ton siècle et parlent de patrie !
145 O Molière! ô Boileau 1 pourquoi, nobles esprits, [8]
Nous léguer des lauriers que nous avons flétris?
Temps qu'on ne verra plus, seul je vous rends hommage.
Du moins, tâchons encor d'en retrouver l'image.
Si jamais, je le crains, des orages nouveaux
i5o Me viennent, malgré moi, ravir à mes travaux.
Vous qui voulez la paix, ô Fitz-Jame, ô Villèle,
Chateaubriand, je veux imiter votre zèle ;
Je veux puiser en vous, citoyens généreux,
L'espoir de voir un jour les Français plus heureux...
i" livraison. — poesie. 9
l'enrôleur
i55 Cet homme est un ultra...
l'adepte
Je suis un homme.
l'enrôleur
A d'autres I
Ces royalistes-là font tous les bons apôtres :
Tu n'étais, disais-tu, d'aucun parti : fort bien!
Tu ne te trompais pas, que sont tes pareils? Rien.
Ce n'est plus un parti.
Non, c'est la France entière.
l'enrôleur
i6o Fait, que nos électeurs prouvent à leur manière,
Et que voulaient sans doute attester certains cris
Dont t'ont dû réjouir nos fidèles conscrits.
Il est vrai : l'anarchie, aux têtes renaissantes.
S'éveille, et rouvre encor ^es gueules menaçantes;
i65 Le trône, sous ses coups, commence à chanceler;
Mais, pour le soutenir, on nous verra voler.
Nous saurons oublier, dans ces moments d'épreuve,
Les dégoûts dont la haine à dessein nous abreuve.
10 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Moi-même, lui gardant et mon bras et ma foi, [9]
Dans l'exil, s'il le faut, j'irai suivre mon roi;
Dussé-je, pour avoir servi la dynastie,
Me voir, à mon retour, puni d'une amnistie.
Et si, dans mes vieux jours, comme un vil condamné,
Au fond d'un noir cachot je me voyais traîné.
Sous le harnois guerrier si ma tête blanchie
D'un indigne soupçon n'était point affranchie.
Si j'étais accusé sans même être entendu,
D'avoir trahi ce roi que j'aurais défendu,
Montrant mon corps brisé, mes cicatrices vaines.
Et ce reste de sang, déjà froid dans mes veines.
J'irais dire à mon roi, s'il voulait l'épuiser :
« Sire, il est tout à vous, vous le pouvez verser. »
V.-M. Hugo.
LITTÉRATURE FRANÇAISE
ESSAI SUR L'INDIFFÉRENCE
EN MATIÈRE DE RELIGION
Par m. l'Abbé F. DE LA MENNAIS.
(Cinquième édition.)
Dans l'ivresse d'une philosophie trompeuse, la
société repousse les croyances divines, seules ca-
pables de la défendre contre les opinions poli-
tiques qui menacent de la dévorer. Les autels
5 n'obtiennent déjà plus nos haines; les prêtres nos
proscriptions; la religion et ses ministres ont enfin
reçu de nous l'indulgence du dédain et le repos du
mépris. La dissolution du corps social^ commencée
par Tindifférence religieuse, s'achèvera par le délire
10 populaire. N'entendez-vous pas déjà rugir cette
démocratie furieuse, qui tout à l'heure n'était que
sourdement émue.^ Notre | vieille Europe s'est en- [10]
dormie dans les bras de la philosophie, et voilà
que le bruit des révolutions qui s'avancent agite
i5 son sommeil. Mais les convulsions qui suivent
l'abattement sont celles qui précèdent la mort. Un
auteur religieux est venu réveiller la conscience
des peuples et la sagesse des rois, par un livre
effrayant d'avenir : à tant de maux il ne montre
12 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
20 qu'un remède; mais c'est la foi, la foi qui a pu
déjà, chassant devant elle les dieux des passions
humaines, détrôner une religion de voluptés, pour
planter avec sa croix une religion de souffrances.
Confiant en ses armes, il tient d'une main l'Évan-
25 gile, les livres de Bossuet et de Pascal, ces subli-
mes interprètes du texte sacré; et de l'autre, les
écrits des Diderot, des Helvétius, froids commen-
tateurs du néant. C'est ainsi que s'est présenté de-
vant un siècle orgueilleux de ses crimes, un noble
3o adversaire pour défier ses doctrines et les appeler
au combat. Jusqu'ici les doctrines du siècle sont
restées muettes de stupeur.
La destinée de ce livre a été singulière; son objet
est sacré et les temps sont profanes; il est souvent
35 théologique, et la plupart des esprits ne sont pas
même religieux; il parle de foi à des incrédules, de
morale à la place de l'immoralité; il venge la mé-
moire d'un passé qu'on outrage, et nie les bienfaits
d'un présent dont on raffole ; et cependant ses pages
40 sévères ont vaincu la frivolité, et le dix-neuvième
siècle aura vu un ouvrage religieux et profond, plus
acheté, plus lu et plus admiré qu'un roman immo-
ral, ou qu'un pamphlet incendiaire.
L'auteur de ce livre singulier n'était point connu ;
45 aujourd'hui d'imposants hommages l'entourent, et
demain la foule se pressera autour de sa gloire. Un
pareil succès peut | calmer un moment les pieuses [il]
inquiétudes que l'audace des doctrines antireli-
gieuses éveille chaque jour davantage.
5o L'analyse du bel ouvrage de M. de La Mennais
est peu difficile à faire pour qui veut en lire de
bonne foi les pages éloquentes. Il prend son en-
r' LIVRAISON, — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l3
nemi corps à corps pour le terrasser; il attaque
l'indifférence sous toutes ses faces, car toutes ses
55 conséquences sont terribles; il la poursuit dans
l'ordre moral comme dans l'ordre politique, car
elle tue l'homme comme individu et comme so-
ciété. Déroulant successivement la chaîne de tous
les sophismes dont la philosophie nous amuse, sa
60 raison les brise tour à tour, et pour hasarder quel-
que critique au milieu de tant d'éloges mérités,
j'oserai dire que M. de La Mennais porte dans sa
dialectique une rigueur peut-être trop impitoyable.
Comme il puise ses opinions à la source la plus
65 pure, il les présente avec fierté et avec chaleur;
mais entraîné quelquefois par le mouvement impé-
tueux de sa conviction, il pousse les principes qu'il
défend jusqu'à des conséquences extrêmes. Il tou-
che alors à un esprit de prosélytisme qu'on ne doit
70 pas craindre, car il n'est que l'accent de la bonne
foi, mais qu'on ne peut approuver entièrement,
car il n'est déjà plus l'expression parfaite de la vé-
rité.
Nous n'émettons cette idée qu'en tremblant,
75 parce que nous n'avons pas la prétention d'entrer
en lice avec un si rude jouteur. Nous devons même
à notre respect pour les suffrages honorables qu'a
reçus cette production extraordinaire, de ne pas
mêler notre voix mondaine à ce concert d'appro-
80 bâtions imposantes, et surtout de ne point débattre
plus longtemps des questions que nous avons abor-
dées, il faut bien l'avouer, avec les préventions de
notre siècle et de notre âge.
L'Essai sur r indi^fféi'ence religieuse est jugé sous [12]
85 le rapport des doctrines, il ne nous appartient plus
14 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
que de l'apprécier sous le rapport littéraire. Dans
nos jours de discordes on juge tout avec des ar-
rière-pensées politiques, et les arrêts que l'on pro-
nonce sur le mérite d'un livre ne sont guère que
90 des formules banales de blâme ou d'éloge diverse-
ment appliquées selon l'opinion de l'auteur. M. de
La Mennais a eu le bonheur d'échapper au sort
commun : ceux-là même qui ont poursuivi le chré-
tien de leurs sarcasmes, n'ont pu refuser un tribut
95 d'admiration à l'écrivain. Et, en effet, où trouver
ailleurs que dans Bossuet et dans Pascal, cette
élévation d'idées, cette fermeté de dialectique, cette
raison éloquente et passionnée qui caractérise cet
Essai sur l'indifférence ?
100 Ce qui me paraît dominer dans M. de La Men-
nais, c'est une franchise hardie dans les idées, et
une familiarité énergique dans les expressions ;
c'est le cachet des grands maîtres. Pour l'art d'en-
chaîner les preuves et pour le génie d'ensemble, il
io5 rappelle la manière de Pascal, auquel il ressemble
encore par un fond de tristesse et de mélancolie
produit peut-être par les mêmes causes. De là ces
traits d'une ironie accablante, et d'un mépris quel-
quefois sublime pour nos misères. M. de La Men-
no nais attaque souvent ce J.-J. Rousseau qui fut si
éloquent, si malheureux et si noblement trompé,
et dont les erreurs devraient peut-être exciter moins
l'indignation. M. de La Mennais semble, pour le
combattre, emprunter ses armes, sa chaleur en-
ii5 traînante et sa dialectique passionnée; et en appli-
quant à des idées différentes les mêmes formes de
langage, M. de La Mennais en acquiert plus d'ori-
ginalité et d'énergie.
r° LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l5
Ce qui a dû contribuer surtout à faire lire son
I20 livre, c'est | qu'il a su revêtir un sujet abstrait et [131
sévère d'images brillantes; quelques-unes semblent
échappées au pinceau de l'auteur des Martyrs.
Nous ne ferons qu'une citation, parce que l'ou-
vrage est depuis longtemps sous les yeux de tout
125 le monde; c'est le tableau des malheurs causés par
l'athéisme, et de la Convention poussant, pour
ainsi dire, le cri de détresse, en proclamant Vexis-
tence de lÊtre suprême.
« Des athées gouvernèrent la France; et, dans
j3o l'espace de quelques mois, ils y accumulèrent plus
de ruines qu'une armée de Tartares n'en aurait pu
laisser en Europe pendant dix années d'invasion.
Jamais, depuis l'origine du monde, une telle puis-
sance de destruction n'avait été donnée à l'homme.
i35 Dans les révolutions ordinaires, le pouvoir se dé-
place, mais descend peu. Il n'en fut pas ainsi quand
l'athéisme triompha ; la force fuyant les hautes par-
ties du corps social, se précipita entre les mains de
ses plus vils membres, et leur orgueil, que tout
140 offensait, n'épargna rien. Ils ne pardonnèrent ni à
la naissance, parce qu'ils étaient sortis de la boue;
ni aux richesses, parce qu'ils les avaient longtemps
enviées; ni aux talents, parce que la nature les leur
avait tous refusés; ni à la science parce qu'ils se
145 sentaient profondément ignorants; ni à la vertu,
parce qu'ils étaient couverts de crimes; ni enfin au
crime même, lorsqu'il annonça quelque espèce de
supériorité. Entreprendre de tout ramener à leur
niveau, c'était s'engager à tout anéantir. Aussi,
i5o dès lors, gouverner ce fut proscrire, confisquer et
proscrire encore. On organisa la mort dans chaque
l6 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
bourgade; et, achevant avec des décrets ce qu'on
avait commencé avec des poignards, on voua des
classes | entières de citoyens à l'extermination; on [14]
i55 ébranla par le divorce le fondement de la famille;
on attaqua le principe même de la population, en
accordant des encouragements publics au liberti-
nage.
» Cependant la haine de l'ordre, trop à l'étroit
i6o sur ce vaste théâtre de destruction, franchit les
frontières, et alla menacer sur leur trône tous les
souverains de l'Europe.
» L'athéisme eut ses apôtres, et l'anarchie ses
séides. La guerre redevenant ce qu'elle est chez les
i65 sauvages, on arrêta de ne faire aucun prisonnier.
L'honneur du soldat frémit, et repousse cet ordre
barbare; mais, hors des camps, l'enfance même ne
peut désarmer la rage ni attendrir les bourreaux.
Je me lasse de rappeler tant d'inexpiables horreurs.
170 La France, couverte de débris, offrait l'image d'un
immense cimetière, quand, chose étonnante! voilà
qu'au milieu de ces ruines, les princes même du
désordre, saisis d'une terreur soudaine, reculent
épouvantés, comme si le spectre du néant leur eût
175 apparu. Sentantqu'uneforceirrésistible les entraîne
eux-mêmes au tombeau, leur orgueil fléchit tout
à coup. Vaincus d'effroi, ils proclament en hâte
l'existence de VÊtre suprême et l'immortalité de
l'âme; et debout sur le cadavre palpitant de la so-
180 ciété, ils appellent à grands cris le Dieu qui seul
peut la ranimer. »
Sans doute le bel ouvrage de M. de La Mennais
n'avait pas besoin de nos éloges, mais nous qui
voulons défendre les intérêts de la littérature, nous
I" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I7
i85 avions besoin de rendre ce tardif hommage à celui
qui vient de prendre place parmi nos premiers
écrivains, et qui va marcher de front avec nos Fon-
tanes, nos Chateaubriand et nos Bonald,
D-B.
ŒUVRES COMPLÈTES [15]
D'ANDRÉ DE GHÉNIER
[Un jeune homme, élevé au milieu du siècle des
idées nouvelles, de ce siècle remarquable par tant
d'erreurs brillantes, s'attache servilement sur la
trace des maîtres. Égaré par un excès de modestie,
5 comme tant d'autres par un excès d'orgueil, loin
de chercher une renommée prématurée, il se livre
à des études solitaires; les encouragements de
quelques amis lui suffisent : il traverse son siècle
également inconnu à la gloire et à la critique.
10 Tout à coup, il tombe avant le temps : je n'ai rien
fait pour la postérité, dit-il; du moins a-t-il fait
assez pour sa gloire, en montrant ce qu'il aurait
pu faire.
Reproduit dans Littérature et Philosophie mêlées (1884) sous
la date de 1819 (t. I, p. i3o). Je cite les variantes et mets entre
crochets les passages supprimés. — Le même article a été
réimprimé, sous le nom d'Eugène Hugo, en tête de l'édition
de Chénier (Gosselin, 1840).
1-16 Début remplacé par celui-ci : Un livre de poésie vient
de paraître. Et quoique l'auteur soit mort, les critiques pieu-
vent. Peu d'ouvrages ont été plus rudement traités par les
connaisseurs que ce livre. Il ne s'agit pas cependant de tor-
turer un vivant, de décourager un jeune homme, d'éteindre
un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore.
Non, cette fois, la critique, chose étrange, s'acharne sur un
cercueil! Pourquoi? En voici la raison en deux mots : c'est
que c'est bien un poète mort, il est vrai, mais c'est aussi une
poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poète
n'obtient pas grâce pour le berceau de sa muse. Pour nous,
nous laisserons à d'autres...
l" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I9
Tel fut André de Chénier, jeune homme d'un
i5 véritable talent, auquel peut-être il n'a manqué
que des ennemis.]
Nous laisserons à d'autres le triste courage de
triompher de ce jeune lion arrêté au milieu du dé-
veloppement de ses forces. Qu'on méprise ce style
20 incorrect et parfois barbare, ces idées vagues et
incohérentes, cette effervescence d'imagination,
rêves tumultueux du talent qui s'éveille, cette
manie de mutiler ses phrases, et, pour ainsi dire,
de les tailler à la grecque, les mots dérivés des lan-
25 gués anciennes employés dans toute l'étendue de
leur acception maternelle, des coupes bizarres,
[aucune connaissance du véritable mécanisme de
la poésie française; ces défauts sont grands, mais
ils] ne sont point dangereux : il s'agit de rendre
3o justice à un homme qui n'a point joui de sa gloire;
qui osera lui reprocher ses imperfections, lorsque
la hache révolution |naire repose encore toute san- [i6]
glante au milieu de ses travaux inachevés?
Si d'ailleurs l'on vient à considérer quel fut
35 celui dont nous recueillons aujourd'hui l'héritage,
nous ne pensons pas que le sourire effleure facile-
ment les lèvres. On verra un jeune homme d'un
caractère noble et modeste, enclin à toutes les
douces affections de l'âme, ami de l'étude, enthou-
40 siaste de la nature. En ce même temps, la révolu-
tion est imminente, la renaissance des siècles an-
19 Qu'on invective ce style — 23-24 la phrase ... de la tailler
— 26-29 bizarres, etc. Chacun de ces défauts du poète est
peut-être le germe d'un perfectionnement pour la poésie. En
tout cas, ces défauts ne sont point — 29 et il s'agit — 3o gloire.
Qui — 37 ce jeune hommcî
20 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
tiques est proclamée; »Chénier devait être trompé,
il le fut : jeunes gens, qui de nous n'aurait point
voulu l'être? Il suit le fantôme, il se mêle à tout ce
45 peuple qui marche avec une ivresse délirante par
le chemin des abîmes. Plus tard, on ouvrit les
yeux, les hommes égarés tournèrent la tête; il
n'était plus temps pour revenir en arrière, il était
encore temps pour mourir avec honneur : plus
5o heureux que son frère, Chénier vint désavouer son
siècle sur l'échafaud.
Il s'était présenté pour défendre Louis XVI, et
quand le martyr fut-envoyéau ciel, il rédigea cette
lettre par laquelle la dernière ressource de l'appel
55 au peuple fut en vain offerte à la conscience des
bourreaux.
Cet homme si intéressant n'eut pas le temps de
devenir un poète parfait; mais en parcourant les
fragments qu'il nous a laissés, on rencontre des
60 détails qui font oublier tout ce qui lui manque.
Nous en allons signaler quelques-uns; voyons
d'abord le tableau de Thésée tuant un centaure :
Il va fendre sa tête;
Soudain le fils d'Egée, invincible, sanglant,
65 L'aperçoit, à l'autel prend un chêne brûlant,
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible.
S'élance, va saisir sa chevelure horrible.
L'entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort [17]
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.
43 fut. Jeunes gens — 49 honneur. Plus heureux — 5? Cet
homme si digne de sympathie n'eut pas — 61 Nous allons en
— 61 uns. Voyons
r' LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. 21
70 Ce morceau présente ce qui constitue l'origina-
lité des poètes anciens, la trivialité dans la gran-
deur; d'ailleurs l'action est vive, toutes les cir-
constances sont bien saisies et les épithètes sont
pittoresques : que leur manque-t-il? Une coupe
75 élégante; nous préférons cependant une pareille
barbarie à ces vers qui n'ont d'autre mérite qu'une
irréprochable médiocrité. 11 y a dans Ovide :
Nec dicere Rhoetus
Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis
80 Condidit ora viri, perque os in pectore flammas.
C'est ainsi que Chénier imite, en maître. Il avait
dit des serviles imitateurs :
La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit.
Voyez encore ces vers de l'apothéose d'Hercule :
85 II monte, sous ses pieds
Étend du vieux lion la dépouille héroïque.
Et, l'œil au ciel, la main sur la massue antique.
Attend sa récompense, et l'heure d'être un dieu.
Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu
90 Brille autour du héros, et la flamme rapide
Porte aux palais divins l'âme du grand Alcide.
Nous préférons cette image à celle d'Ovide, qui
peint Hercule, étendu sur son bûcher, avec un
visage aussi calme que s'il était couché sur le lit
95 des festins.
74 pittoresques. Que lui manque-t-il — 75 élégante —
76 « barbarie » — 8t imite. En maître. — 95 festins. Remar-
quons seulement que l'image d'Ovide est païenne, celle d'An-
dré Chénier est chrétienne. Veut-on
22 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers
où brille le mérite de la difficulté vaincue, tour-
nons la page, car, pour citer, on n'a guère que
l'embarras du choix.
loo Toujours ce souvenir m'attendrit et me touche, [18]
Quand lui-même appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m'asseyant près de lui sur son coeur.
M'appelait son rival et déjà son vainqueur.
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre,
io5 A souffler une haleine harmonieuse et pure.
Et ses savantes mains prenant mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençait vingt fois.
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
A fermer tour à tour les trous du buis sonore.
110 Veut-on des images gracieuses?
J'étais un faible enfant qu'elle était grande et belle,
Elle me souriait et m'appelait près d'elle.
Debout, sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein;
ii5 Et sa main quelquefois aimable et caressante,
Feignait de châtier mon enfance imprudente.
C'est devant ses amants, auprès d'elle confus.
Que la fière beauté me caressait le plus.
Que de fois (mais, hélas, que sent-on à cet âge?)
120 Que de fois ses baisers ont pressé mon visage I
Et les bergers disaient, me voyant triomphant,
O que de biens perdus I ô trop heureux enfant!
Les idylles de Chénier sont la partie la moins
travaillée de ses ouvrages, et cependant nous con-
1^5 naissons peu de poèmes, dans la langue française,
dont la lecture soit plus attachante; cela tient à
cette vérité de détails, à cette abondance d'images
qui caractérisent la poésie antique. On a observé
1 ' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 23
que telle églogue de Virgile pourrait fournir des
i3o sujets à toute une galerie de tableaux.
Mais c'est surtout dans l'élégie qu'éclate le
talent d'André de Chénier. C'est là qu'il est origi-
nal, c'est là qu'il laisse tous ses rivaux en arrière;
peut-être l'habitude de l'antiquité nous égare, peut-
i35 être avons-nous lu avec trop de complai | sance les [19]
premiers essais d'un poète malheureux. Cependant
nous osons croire, et nous ne craignons pas de le
dire, que malgré tous ses défauts, André Chénier
sera regardé parmi nous comme le père et le mo-
140 dèle de la véritable élégie.
C'est ici qu'on est saisi d'un profond regret
en voyant combien ce jeune talent marchait déjà de
lui-même vers un perfectionnement rapide. En
effet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui
145 manquait que la familiarité de sa langue; d'ail-
leurs, il n'était dépourvu ni de sens, ni de lecture,
et encore moins de ce goût qui n'est que l'instinct
du vrai beau. Aussi voit-on ses défauts faire rapi-
dement place à des beautés hardies, et s'il se dé-
i5o barrasse encore quelquefois des entraves gramma-
ticales, ce n'est plus guère qu'à la manière de
La Fontaine, pour donner à son style plus de mou-
vement, de grâce ou d'énergie. Nous citerons ces
vers :
i55 Et c'est Glycère, amis, chez qui la table est prête?
Et la belle Amélie est aussi de la fête?
Et Rose qui jamais ne lasse les désirs.
Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs?
i33 en arrière. Peut-être — iSS André de Chénier — i53 et
d'énergie
24 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
J'y consens, avec vous je suis prêt à m'y rendre.
i6o Allons; mais si Camille, ô dieux I vient à l'apprendre I
Quel orage suivra ce banquet tant vanté.
S'il faut qu'à son oreille un mot en soit porté I
Ohl vous ne savez pas jusqu'où va son empire.
Si j'ai loué des yeux, une bouche, un sourire;
i65 Ou si, près d'une belle, assis en un repas,
Nos lèvres en riant ont murmuré tout bas,
Elle a tout vu. Bientôt, cris, reproches, injure;
Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure.
« Chacun pour cette belle avait vu mes égards.
170 » Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards. »
Et puis des pleurs, des pleurs... Que Memnon sur sa cendre
A sa mère immortelle en a moins fait répandre. [20]
Que dis-je ? sa colère ose en venir aux coups...
Et ceux-ci, où brille, à un égal degré, la variété
175 des coupes et la vivacité des tournures :
Une amante moins belle aime mieux, et du moins
Humble et timide, â plaire elle est pleine de soins;
Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence.
Fidèle, peu d'amants attaquent sa constance;
180 Et son égale humeur, sa facile gaîté,
L'habitude à son front tiennent lieu de beauté.
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle,
Celle qu'on ne voit point sans dire : qu'elle est belle I
Insulte en son triomphe aux soupirs de l'amour.
i85 Souveraine au milieu d'une tremblante cour,
Dans son léger caprice, inégale et soudaine.
Tendre et douce aujourd'hui, demain froide et hautaine.
Si quelqu'un se dérobe à ses enchantements,
Qu'est-ce enfin qu'un de moins dans un peuple d'amants?
190 On brigue ses regards, elle s'aime et s'admire.
Et ne connaît d'amour que celui qu'elle inspire.
174 où éclatent
1'° LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 25
[Contraints de nous renfermer dans les bornes
d'un article, nous ne pouvons mettre sous les yeux
de nos lecteurs tous les morceaux qui nous ont
igb frappés dans ce singulier ouvrage; nous nous con-
tenterons de leur recommander les 17°, 22' et 89' élé-
gies dont nous n'avons rien cité.] En général,
quelle que soit l'inégalité du style de Ghénier, il
est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre
200 des images pareilles à celle-ci :
Ohl si tu la voyais cette belle coupable,
Rougir et s'accuser et se justifier;
Sans implorer sa grâce, et sans s'humilier I
Pourtant de l'obtenir doucement inquiète,
2o5 Et les cheveux épars, immobile, muette.
Les bras, la gorge nus, en un mol abandon.
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon.
Crois qu'abjurant soudain le reproche farouche,
Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche.
210 Voici encore un morceau d'un genre différent,
aussi énergique que celui-là est gracieux ; on croi-
rait lire des vers de quelqu'un de nos vieux poètes :
Souvent, las d'être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l'on nomme la vie.
21 5 Las du mépris des sots qui suit la pauvreté.
Je regarde la tombe, asile souhaité;
Je souris à la mort volontaire et prochaine;
Je me prie, en pleurant, d'oser rompre ma chaîne.
Le fer libérateur qui percerait mon sein,
220 Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main,
Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse;
Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse;
211 gracieux. On croirait
26 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Mes écrits imparfaits; car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux
225 A quelque noir destin qu'elle soit asservie.
D'une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir.
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souffert, il souffre, aveugle d'espérance,
23o II se traîne au tombeau de souffrance en souffrance.
Et la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous.
Il est hors de doute que si Chénier avait vécu, il
se serait placé un jour au rang de nos premiers
235 poètes lyriques. Jusque dans ses essais informes,
on trouve déjà tout le mérite du genre, la verve,
l'entraînement, et cette fierté d'idées d'un homme
qui pense par lui-même ; d'ailleurs, partout la même
flexibilité de style; là, des images gracieuses; ici,
240 des détails rendus avec la plus énergique trivialité.
Ses odes, à la manière antique, écrites en latin, [22]
seraient citées comme des modèles d'élévation et
d'énergie; encore toutes latines qu'elles sont, il
n'est point rare d'y trouver des strophes dont aucun
245 poète français ne désavouerait la teinte ferme et
originale.
Vain espoir! inutile soin!
Ramper est des humains l'ambition commune;
C'est leur plaisir, c'est leur besoin :
25o "Voir fatigue leurs yeux, juger les importune;
Ils laissent juger la fortune,
234 au rang des premiers
I" LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. 27
Qui fait juste celui qu'elle fait tout-puissant.
Ce n'est point la vertu, c'est la seule victoire
Qui donne et l'honneur et la gloire.
255 Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent.
Et plus loin :
C'est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain!
Dit cette cour lâche et hardie.
Ils avaient dit : c'est bien, quand, la lyre à la main,
260 L'incestueux chanteur, ivre de sang romain,
Applaudissait à l'incendie.
Il n'y aura point d'opinion mixte sur André Ché-
nier. Il faut jeter le livre ou se résoudre à le relire
souvent; ses vers ne veulent pas être jugés, mais
265 sentis. Ils survivront à bien d'autres qui leur pa-
raissent supérieurs; peut-être, comme le disait
naïvement La Harpe, peut-être parce qu'ils renfer-
ment en effet quelque chose : en général, en lisant
Chénier, substituez, aux termes qui vous choquent,
270 leurs synonymes latins, il sera rare que vous ne
rencontriez pas de beaux vers. [Cela ne veut point
dire qu'il soit un bon auteur, mais cela prouve du
moins qu'il avait tout ce qu'il faut pour l'être, les
idées; le reste est d'habitude.]
275 D'ailleurs vous trouverez dans Chénier la ma- [23]
nière franche et large des anciens, rarement de
vaines antithèses, plus souvent des pensées natu-
relles, des peintures vivantes, partout l'empreinte
262 André de Chénier — 265 d'autres qui aujourd'hui pa-
raissent meilleurs. Peut-être — 270 leurs équivalents latins —
277 des pensées nouvelles
28 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
de cette sensibilité profonde, sans laquelle il n'est
280 point de génie, et qui est peut-être le génie elle-
même. Qu'est-ce en effet qu'un poète? Un homme
qui sent fortement, exprimant ses sensations dans
une langue plus expressive. La poésie, ce n'est
presque que sentiment, [dit Voltaire].
E. [V. Hugo.]
L'OBSERVATEUR
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
Par m. a. J. C. SAINT-PROSPER
A Paris, chez Everat, imprimeur-libraire, rue du Cadran, n* i6;
Prix : I fr. 5o.
La science du philosophe qui étudie l'homme
dans les rangs de la société, au milieu de ses insti-
tutions, qui calcule l'influence des mœurs sur les
lois et des lois sur les mœurs, qui trace le tableau
5 des usages qui nous asservissent, des préjugés qui
nous tyrannisent et des passions qui nous subju-
guent, est en même temps la science la plus digne
de l'homme et la plus utile à l'humanité. Mais c'est
surtout après des temps de trouble et de discorde,
10 après les convulsions de l'état politique, quand la
société commence à respirer, que le spectacle du
monde présente au moraliste une source féconde
d'observations et de vérités salutaires. Les révolu-
tions, en soulevant toutes les ambitions, en dépla-
is çant toutes les fortunes, déplacent aussi les passions
et les vices; de l'échange qui s'opère entre le vain-
queur et le I vaincu, il résulte toujours des modifi-
cations sensibles qui offrent à l'observateur une
variété de tableaux toujours nouvelle. L'homme
20 obscur, que la main de la fortune ou du crime a
jeté du sein de la bassesse et de la misère dans les
palais de l'opulence, ajoute encore les vices qu'il y
30 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
trouve à ceux qu'il cachait sous ses haillons héré-
ditaires; et ce mélange d'une perversité nouvelle
25 et d'une dépravation primitive, présente des mœurs
et des caractères nouveaux à peindre. Les change-
ments qui se sont succédés en France depuis vingt-
cinq ans, ont ouvert à l'observateur une immense
carrière; jamais champ plus vaste ne fut offert à la
3o plume du moraliste que l'époque actuelle, jamais
aussi son ministère ne fut plus nécessaire qu'au-
jourd'hui.
L'héritage des Montaigne et des La Bruyère est
vacant. La fin du dix-huitième siècle et le commen-
35 cément du nôtre ont vu naître et périr une foule
d'ouvrages dont la morale était le but ou le pré-
texte, et qui, sous différents titres, se ressemblaient
tous par la médiocrité. L'auteur de l'Ermite de la
Chaussée dAntin a donné au public une nombreuse
40 galerie de tableaux auxquels on a reproché souvent
le défaut de vérité, plus souvent la monotonie; son
style en général gracieux et facile, est animé des
saillies d'une gaieté aimable, mais le genre de com-
position de M. de Jouy ne pouvait lui promettre
45 un succès durable; ce qu'il donne pour un tableau
n'est souvent qu'une faible et pâle esquisse qui
parut sous les auspices de l'à-propos; le temps a
fait justice d'un ouvrage sans consistance, où tout
est sacrifié à l'anecdote, où l'on rencontre trop ra-
5o rement de ces pensées ingénieuses et souvent pro-
fondes qui font le charme de l'ouvrage d'Adisson.
D'autres se sont traînés sur les pas de M. de Jouy,
mais rien ne pouvait leur faire pardonner leur ser-
vile imi ( tation, et sans avoir les grâces et l'esprit de [25]
55 leur modèle, ils en avaient tous les défauts : le
l"' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 3l
Glaneur, le Rôdeur^ vingt autres rapsodies morales
ont excité le dégoût du public, et le moraliste a
maintenant à lutter contre deux obstacles égale-
ment difficiles à vaincre, l'indifférence et la préven-
60 tion.
Un jeune écrivain se présente, il offre au public
un recueil d'observations, fruit de ses voyages en
France et dans les pays étrangers; il a vu la société,
il a assisté au grand drame du monde; spectateur
65 de cette vaste comédie, il en a démêlé toutes les
intrigues, aperçu tous les ressorts cachés, il a pu
en démasquer les principaux acteurs et peindre
leur véritable physionomie; car pour tracer le
tableau de la société, il ne suffit pas d'en avoir
70 observé de loin le théâtre; comment du fond de
son cabinet saisir ces nuances si distinctes, si dé-
licates et si variées qui composent les différents
caractères; comment distinguer la vérité du men-
songe, l'apparence de la réalité, dans un temps où
75 la franchise semble bannie du monde, où la dissi-
mulation est une vertu, la fausseté un mérite et la
conscience une duperie, où tout est de parade,
même les principes? J'aime dans un peintre la va-
riété, la richesse des couleurs, mais j'exige avant
80 tout la ressemblance; si ce portrait n'est pas fidèle,
si en le regardant je ne m'écrie pas c'est moi!
Frange miser calajnos...
Les études et les voyages de M. Saint-Prosper
paraissent justifier le titre de son ouvrage qu'il
85 annonce comme un essai ; il l'a divisé en huit cha-
pitres. II y a beaucoup d'idées justes, d'aperçus in-
génieux dans le premier, où l'auteur suit les pro-
grès de la civilisation qui, selon lui, amenèrent le
32 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
renversement de tous les états de la société. Mais [26]
90 ce sujet exigeait un talent plus mûr que celui de
i\l. Saint-Prosper; il y a une certaine audace qui
plaît dans un jeune écrivain; on aime à le voir
aborder de grandes questions, on le suit avec
plaisir à travers les difficultés; même quand il est
95 au-dessous de son sujet, sans oublier sa faiblesse,
on lui tient toujours compte de ses efforts. 11 est
des matières qui demandent plus que du talent et
de l'esprit, qui demandent une connaissance pro-
fonde des temps et des hommes, qui exigent que
100 l'écrivain ait assisté aux événements dont il veut
retracer l'influence, pour qu'il puise dans ses sou-
venirs la fidélité de la peinture et l'énergie de la
vérité. Il faut des études longues et approfondies
de l'histoire; il faut avoir suivi les pas de la civili-
io5 sation et examiné les monuments qu'elle a élevés
chez tous les peuples, dans tous les âges, pour
avoir le droit de nous tracer des règles et des prin-
cipes de politique, pour indiquer les remèdes qui
peuvent guérir les maux de l'ordre social. Que
110 M. Saint-Prosper relise attentivement son premier
chapitre, il reconnaîtra avec nous qu'il n'a fait
qu'effleurer le sujet d'un grand ouvrage, et que son
travail n'est qu'une ébauche dont quelques pensées
ingénieuses ne peuvent racheter l'imperfection.
ii5 Mais, dans le deuxième chapitre, M. Saint-Prosper
se venge de la faiblesse du premier; il est sur son
terrain, celui d'une observation locale qui exige
surtout de l'esprit et de la finesse ; il n'est plus dans
le champ des abstractions politiques; il n'a plus
120 besoin d'avoir recours aux hypothèses, à défaut de
souvenirs ; il aborde une matière délicate, l'amour-
l" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 33
propre; La Rochefoucault dit qu'il est le plus
grand des flatteurs. M. Saint-Prosper le définit
« un sentiment d'une fausse supériorité qui nous
égare dans la juste appréciation de nous-même.
» Dans le cœur humain, l'amour-propre est placé [27]
entre l'envie et l'orgueil, et il tient de l'un et de
l'autre.
» L'amour-propre est un sentiment inconnu aux
grandes âmes, surtout aux âmes neuves; elles sen-
tent trop généreusement pour être affectées de
cette façon ; au contraire, chez les âmes ordinaires,
c'est une puissance dominatrice qui tantôt les
élève, tantôt les dégrade.
» L'orgueil tient à la naissance ou au rang; la
vanité aux petits avantages, l'amour-propre à l'édu-
cation qu'on a reçue. »
Tout ce chapitre, malgré quelques incorrections
et quelques négligences de style, peut se lire, même
après La Bruyère.
Celui de l'honneur nous a paru renfermer des
pensées neuves et originales, mais M. Saint-Prosper
nous a semblé heureux surtout dans la définition
qu'il en donne : « L'honneur, dit-il, est la conscience
du devoir, et la partie la plus exquise de la délica-
tesse. » Nous croyons qu'elle réunit au mérite de
la justesse celui de la simplicité et de la concision.
« L'honneur, ajoute encore M. Saint-Prosper, a été
longtemps le génie particulier de la France ! et
c'est à lui qu'elle a dû ses plus belles destinées.
» Il existe chez tous les peuples un sentiment
conservateur de leur existence : l'honneur national,
sentiment d'autant plus noble qu'il exige tous les
sacrifices sans en payer un seul. Mais il arrive
3
34 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
i55 aussi, dans les troubles, qu'on en abuse pour aller
au pouvoir et à la fortune. A vrai dire, il me semble
que c'est assez là la marche des ambitieux du siècle ;
serments, foi jurée, tout cela doit s'évanouir devant
ce qu'ils appellent l'honneur national : mais cet
i6o honneur national, qu'est-ce autre chose de nos
jours, que rin|térét privé, revêtu d'une expression
généreuse, expression d'ailleurs qui, par sa géné-
ralité même, laisse à chaque ambition toute la
place qu'il lui faut pour se mouvoir à son aise?
i65 » On confond souvent dans le monde la valeur et
l'honneur, la différence est pourtant bien grande.
» La valeur n'est qu'une qualité brillante, souvent
même une rage aveugle et frénétique. L'honneur
réunit au contraire la noblesse et le courage; sans
170 obéir aveuglément à la raison, il ne lui est jamais
opposé.
» On rencontre des braves sans honneur, mais
jamais des gens d'honneur sans bravoure.
» Il y a des hommes qui n'entendent pas mieux
175 leur honneur que leur intérêt ; ils prennent toujours
à gauche. »
Le chapitre de V homme nous semble moins heu-
reusement traité que les précédents. Nous y avons
remarqué de l'incohérence dans les idées, quelque-
i8o fois de l'obscurité. Nous ne pouvons encore attri-
buer ici la faiblesse de M. Saint-Prosper qu'à la
difficulté du sujet ; qu'a-t-il voulu peindre } l'homme
tout entier, dans toutes ses proportions ; l'homme,
cet assemblage étonnant de pusillanimité et de
i85 courage, de faiblesse et de force, de bassesse et
d'élévation; l'homme, dans les profondeurs duquel
le génie de Pascal a jeté à peine quelques lueurs!
I" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 35
Gomment M. Saint-Prosper n'a-t-il pas senti que
le cadre de son ouvrage ne comportait pas un
190 tableau d'une aussi vaste dimension ? A la place
de ce chapitre sur l'homme, ne pouvait-il pas nous
en donner d'autres dont la société lui offrait les
sujets? Nous avons assez de vices et de faiblesses,
Dieu merci^ à présenter au | pinceau de l'observa- [29]
195 teur; malheureusement il n'a que l'embarras du
choix.
Mais où triomphe le talent de l'auteur c'est dans
le dernier chapitre, qui a pour titre : T>es Femmes;
il peut être médité avec fruit par ce sexe; il y trou-
200 vera des leçons un peu sévères, des portraits un
peu trop fidèles peut-être. Quoiqu'ily ait beaucoup
d'aménité, de politesse et d'originalité dans la cri-
tique de l'auteur, nous lui reprocherons néanmoins
de n'avoir présenté qu'un coin du tableau, en ne
2o5 considérant les femmes que sous le rapport de
l'amour; nous doutons qu'il puisse se justifier d'une
telle inconvenance.
L'ouvrage de M. Saint-Prosper annonce un talent
distingué, son style est en général facile et pur,
210 mais quelquefois l'on y rencontre des incorrections
qu'il serait aisé de faire disparaître; nous soumet-
tons à l'auteur nos doutes sur la pureté de ces locu-
tions : ternir la sublimité, p. yS, en outre le... davan-
tage que, pag. 117, etc. Ces taches sont légères, il
2i5 est vrai, et nous nous plaisons à le répéter, l'Obser-
vateur au dix-neuvième siècle est un ouvrage remar-
quable par le fond des idées et par la manière ori-
ginale dont il est traité. Que M. Saint-Prosper
continue son travail; que la faveur dont le public
220 a honoré son ouvrage l'engage à faire de plus
36 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
grands efforts pour mieux la mériter; son talent
lui promet quelques feuilles de la couronne des
Montaigne, des La Rochefoucaultet des La Bruyère.
C. S*-M. [Charles Saint-Maurice.]
SPECTACLES
[30]
PREMIÈRE REPRESENTATION
DU FRONDEUR,
Comédie en un acte et en vers de M. ROYOU.
A vrai dire, on ne sait pas encore si le public a
jugé cet ouvrage; on sait encore moins comment
l'a jugé l'espèce de parterre qui était réuni au
Théâtre-Français le jour de sa première représen-
5 tation. Les uns disent que la pièce a essuyé une
chute terminée en succès; les autres, qu'elle a
obtenu un succès commencé en chute. Ce qui nous
apprend seulement que l'auteur a été nommé, et
que les murmures ont éclaté dès la première scène.
lo Ces contradictions apparentes s'expliquent par la
composition du parterre, qui était rempli en
grande partie des amis de l'auteur, et en plus
grande partie encore des amis de l'administration
du Théâtre, peu favorable à la pièce. Si tous les
i5 spectateurs n'avaient pas connu d'avance le nom
de M. Royou, il se serait certainement manifesté
quelque surprise parmi eux, quand Michelot est
venu leur annoncer que le Frondeur était de l'au-
teur de Phocion : cette surprise, flatteuse pour
38 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
20 l'auteur, ne l'aurait point été pour sa pièce nou-
velle; mais, au demeurant, elle eût encore été pré-
férable au regret qu'ont éprouvé les vrais amis de
M. Royou, en l'entendant nommer, et à la joie
maligne de ses ennemis.
25 Ce peu de mots a pu faire pressentir notre juge-
ment sur la comédie nouvelle : il sera sévère; l'au-
teur est royaliste, et nous voulons donner des
gages de notre impartialité. Nous | ferons donc
pour le Frondeur de M. Royou ce que les libéraux
3o n'ont point fait pour les Femmes politiques de
M. Gosse et la Fille d'honneur de M. Duval; nous
conviendrons que la pièce est mauvaise? Cet aveu
nous coûte peut-être plus qu'il ne coûterait à l'au-
teur lui-même : cependant nous sommes convain-
35 eus que cette franche déclaration ne lui nuira pas;
elle doit donner une haute idée de son caractère,
et ne peut diminuer la bonne opinion que l'on a
de son talent.
Personne ne niera pourtant que l'auteur n'ait eu
40 une idée neuve et peut-être profonde en donnant à
son Frondeur^ pour mobile secret, l'ambition : ce
caractère, autrement, n'aurait été qu'une nuance
du Misanthrope. Considéré sous ce rapport nou-
veau, il eût pu seul fournir une comédie en cinq
45 actes. M. Royou n'a pas su tirer parti de la mine
féconde qu'il avait découverte; son frondeur am-
bitieux n'a pu remplir un acte qu'avec le secours
de quatre amoureux : c'est pour nous un grand
sujet d'étonnement, qu'un caractère conçu d'une
5o manière si vaste et tracé d'une façon si mesquine.
Dorival, le frondeur, a un fils et une fille; Lisi-
mon, son frère, a aussi un fils et une fille. Un
î" LIVRAISON. — SPECTACLES. Sg
double amour s'établit entre ces quatre cousins.
Le seul obstacle à leur mariage, c'est que Dorival
55 veut être ministre. Ce singulier empêchement tient
plutôt du capricieux que du frondeur : mais pour-
suivons. Dorival reçoit la nouvelle de sa prochaine
promotion; l'obstacle devrait cesser : point du
tout. L'ambitieux veut faire une fête de l'hymen
60 des quatre amants : nouveau retard. Tout à coup
le ministère est retiré à Dorival, même avant sa
nomination; la cause de ce changement de fortune
est juste et naturelle. Il est malheureux que ce soit
le seul res|sort fourni par le caractère principal [32]
65 dans tout le courant de la pièce : Dorival est fron-
deur; on l'a peint calomniateur et méchant. Ce
trait est d'une grande vérité. Voilà l'ambitieux
déçu : les quatre amants reviennent parler à Dori-
val de leur mariage. Dorival, impatienté comme
70 tout le monde, ajourne la cérémonie à quelques
mois, et là-dessus un des cousins propose aux cou-
sines de les enlever; les cousines, qui n'en voient
pas la nécessité, se fâchent, et le public, qui pense
comme elles, se met à rire. Enfin le frondeur
75 s'amadoue, et tout finit par un mariage.
Nous ne relèverons pas les inconséquences,
pour ne pas dire plus, d'un pareil plan. On voit
que, grâces aux quatre amants, cette comédie est
embrouillée sans être intriguée. Espérons que les
80 changements que promet l'auteur feront dispa-
raître de la scène M"'" Bourgoin et Dupuis, qui
ont beau être charmantes : Non erat hic locus.
C'est avec un bien vrai plaisir que nous nous
hâtons de rendre aussi justice au style de cet ou-
85 vrage. Le dialogue est souvent conduit avec esprit,
40 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
et l'on remarque beaucoup de verve et de facilité
dans certains passages. Voici un vers qui nous
semble, par sa profondeur et sa vérité, digne de
notre grand comique. Dorival, se croyant ministre,
90 cesse ses violentes déclamations : « Eh bien, te
voilà content, lui dit Lisimon, tu n'as plus sujet
de fronder»; le frondeur, que l'on croirait embar-
rassé, répond :
Il faut voir s'ils auront l'esprit de me garder.
95 Ce sont là de ces vers qui, suivant l'expression
de Louis XVI, valent toute une pièce.
Nous citerons encore quelques fragments d'une
scène où | le caractère du frondeur nous a paru tracé [331
avec vigueur et poésie, qualités bien rares aujour-
100 d'hui :
LISIMON, en parlant des ministres.
Nous les critiquons tous, et nous ferions comme eux.
DORIVAL
Tout vous parait charmant...
LISIMON
Et tout vous semble affreux.
DORIVAL
J'ai tort et reconnais mon extrême injustice.
Nous sommes trop heureux, il nous manquait un vice,
io5 Un seul! je crois.
LISIMON
Lequel?
l" LIVRAISON. — SPECTACLES. 4I
DORIVAL
L'hypocrisie.
LISIMON
Eh bien I
Maintenant, grâce au ciel, il ne nous manque rien,
Et c'est ainsi qu'on a remplacé le scandale :
Mille êtres immoraux nous prêchent la morale;
On ne voit, d'autre part, qu'un tas de flagorneurs,
iio Que gens déshonorés qu'on accable d'honneurs,
S'attachant au pouvoir, jamais à la personne.
Estimant l'or fort bon, quelque main qui le donne,
Et n'estimant que lui. Sur les murs du Palais,
Si vous jetez les yeux, sont-ils plus satisfaits?
n5 Qui ne frémirait pas des jugements contraires
Qu'on voit sortir souvent des mêmes sanctuaires?
Quels sont ces tribunaux d'où dépend votre sort? [34]
L'un vous juge innocent, l'autre digne de mort;
De quel côté le droit et duquel l'injustice?
120 Ils peuvent prononcer au gré de leur caprice.
Ou suivant leur instinct, et, s'il est en défaut,
La méprise vous peut mener à l'échafaud.
D'autres fois à l'excès on pousse l'indulgence ;
Un lâche assassinat parait sans conséquence;
125 L'accusé l'a, dit-on, commis sans y penser :
Absous tout d'une voix, il va recommencer I
Mais laissons le Palais, courons à la séance.
Où les représentants font assaut d'éloquence :
Ah! grand Dieu ! que j'y vois de bavards assommants,
i3o Rhéteurs fastidieux, hérissés d'arguments,
Qui, brûlant d'étaler leur faconde importune.
Vingt fois en un seul jour assiègent la tribune.
42 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ces derniers vers ont frappé juste. Quelques
libéraux, qui étaient dans la salle, ont murmuré.
i35 L'éclair du bel esprit
Sans chaleur étincelle, et la verve tarit.
Nos Racines nouveaux, nos modernes Corneilles,
Le long- des boulevards étalent leurs merveilles :
Leur scène est dans un antre ou dans un cabaret,
140 Et souvent le héros est un coupe-jarret.
Le sexe brille seul à la cour d'Apollon,
On le voit, chaque jour, dans le sacré vallon,
Fatiguant les échos de ses chants romantiques.
De Pégase aux abois presser les flancs étiques.
145 Voilà des vers pleins de verve; la réponse de
Lisimon n'est pas moins remarquable :
LISIMON
Les Saphos de notre âge
Ne sont pas à l'abri de son humeur sauvage ;
Les égards qu'on leur doit lui semblent inconnus; [35] :
i5o Et, comme Diomède, il eût blessé Vénus.
Au théâtre il refuse, en ses jours de colère,
A Talma l'énergie, à Mars le don de plaire.
Ses burlesques arrêts n'excitent que les ris ;
Mais de douleur parfois il fait pousser des cris,
i55 Enfonce avec fureur les traits de la satire.
Et ne saurait parler, si ce n'est pour médire;
Que s'il était en place, ah! tout irait bien mieux I
Le masque du frondeur cache un ambitieux.
Ce vers concis et énergique renferme toute la
160 pièce, non telle qu'elle est, mais telle qu'elle de-
vrait être. Nous le répétons, le style de M. Royou
1" LIVRAISON. — SPECTACLES. 48
est souvent celui de la vraie comédie. Il est mal-
heureux que le style ne suffise pas. Voltaire, qui
savait comment on ne fait pas la bonne comédie,
i65 a dit depuis longtemps qu'il faut une action
Pour achever cette œuvre du démon.
H. [V. Hugo.]
— La huitaine, qui vient de s'écouler, a été favo-
rable aux théâtres des Boulevards. A l'Ambigu-
Comique, Calas, mélodrame ; aux Variétés, les
Vêpres odéonniennes\ à. la Porte-Saint-Martin, Cadet
Roussel Prosida, ont obtenu un brillant succès.
— On répète au premier Théâtre-Français le
Tibère de Chénier et le Flatteur de M. Gosse.
— Nous venons de voir au second Théâtre Un
Moment d'Imprudence, comédie en trois actes et en
prose, de MM. Wafflard et Fulgence. La pièce a
réussi.
— Il y a de plus à l'étude, les Comédiens, comédie
en cinq actes et en vers de M. Casimir Delavigne,
et Charles le Mauvais, de M. Briffaut.
VARIÉTÉS f'*'
NOUVELLES LITTÉRAIRES
ETC.
j^% On vient de mettre en vente deux poèmes
épiques nouveaux. L'un est de M, Lebrun des
Charmettes, et a pour titre : L'Orléanide, et pour
sujet Jeanne d'Arc. L'autre intitulé : Solyme con-
5 quise par Titus, est de M. Desquiron Saint-Agnan.
Nous rendrons compte de ces deux ouvrages.
^*^ Nous avons reçu la lettre suivante, et pour
remplir les intentions de notre correspondant, nous
croyons ne rien avoir mieux à faire que d'insérer
lo sa lettre dans le Conservateur littéraire. On y trou-
vera une bonhomie bien rare chez nos poètes mo-
dernes.
« Messieurs,
» J'ai soixante ans, j'habite la province où je suis
i5 né, et je n'aurais probablement jamais quitté la
maison paternelle sans un motif légitime. Celui
qui m'amène à Paris est de faire imprimer un
poème épique en vingt chants, de deux mille vers
chaque, et que je recommanderai à votre bienveil-
20 lance lorsqu'il sera publié. Il est intitulé : La Con-
quête de l'empire de la Chine par les Tatars V\4ant-
1" LIVRAISON. — VARIÉTÉS, NOUVELLES, ETC. 45
chous. Je VOUS fais connaître ce litre, dès à présent,
afin qu'à l'occasion vous ayez la complaisance de
dire, comme cela s'est pratiqué pour tel poème que
25 je pourrais citer : il n'est bruit dans tous les salons
que d'un magnifique poème destiné à venger la France
du reproche de manquer d'épopée, c'est à | qui recevra [37]
l'auteur pour lui entendre lire le ig" chant de son su-
perbe poème. Vous pourriez même ajouter : l'am-
3o bassadeur de S. M. l'empereur de la Chine en ayant
entendu la lecture, et après avoir pris les ordres de
sa cour, a fait remettre à l'auteur une tabatière en or
enrichie de brillants et ornée du portrait de S. M.
chinoise. Ces petits mensonges ne font de mal à
35 personne, et font le plus grand bien à un pauvre
auteur. Vous me feriez plaisir d'annoncer ensuite
que je n'attends plus que des souscripteurs pour
mettre au jour cet important ouvrage, et qu'on
souscrit chez moi pour les deux volumes qui pa-
40 raîtront au i"" janvier 182 1. Le prix est de i5 francs
payés d'avance.
« Je suis, etc.
« Lelong,
« Poète épique,
45 « Rue du Grand-Hurleur, n* 110. >
^*^ M. Delavigne, auteur des Vêpres Siciliennes,
vient de recevoir de la munificence royale une pen-
sion de 1.200 francs. On dit qu'une pareille somme
sera partagée entre MM. Ancelot et D... d'Agen,
5o auteurs des deux tragédies de Saint Louis.
,% Les cours du Collège de France vont bientôt
recommencer pour la jeunesse studieuse. Un des
40 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
rédacteurs de la "Minerve, que l'on crut propre a
enseigner la poésie latine, parce qu'il a fait de
55 mauvais vers français, prépare déjà le discours
qu'il doit improviser dans cette circonstance. Ce
professeur faible en humanités, mais fort en libé-
ralisme, ce qui vaut bien mieux pour expliquer
l'Enéide, ne manquera | pas de parler de mission- [38]
6o naires à propos de pius Eneas. 11 ne laissera point
passer la description de la tempête qu'essuie le fils
d'Anchise, sans faire une touchante allusion au
vaisseau de l'état battu par l'orage, car des vents
ennemis soufflent sur la loi des élections.
65 ^** A vendre. — Fonds de littérature.
Un homme de lettres, connu par de nombreuses
productions, désire vendre son cabinet.
On y trouve une collection complète de docu-
ments sur toutes les parties des connaissances
70 humaines, extraits des meilleurs auteurs, et copiés
sur de petits carrés de papier qui sont enfilés par
ordre de matières dans de petites broches de fer.
Le détail de quelques-unes de ces broches fera
connaître cette précieuse collection.
75 Broche des oiseaux.
Id. des poissons, le grand serpent de mer
compris,
Id. des roses.
Id. des coutumes anglaises.
8o Id. des Flibustiers.
Id. des chiens célèbres, Munito et le chien de
Terre-Neuve y viennent d'être ajoutés.
Id. de la vertu conjugale depuis Lucrèce.
r' LIVRAISON. — VARIÉTÉS, NOUVELLES, ETC. 47
Broche du désintéressement; broche peu garnie.
85 Id. de la bravoure. (Cet article, comprenant
les campagnes de toutes les armées fran-
çaises, occupe plusieurs broches.)
Id. de la cuisine des anciens, etc., etc.
L'homme le moins intelligent peut, à l'aide d'un
90 répertoire, et sans peine, confectionner de suite
tous les ou|vrages d'éducation et autres qui lui se- [39J
raient commandés. Il suffit de copier textuellement
à la suite les uns des autres les documents con-
servés sur ces petites broches à l'article demandé.
95 L'homme de lettres qui désire vendre ce fonds
de littérature n'a pas employé d'autre moyen pour
la confection des nombreux ouvrages qui lui ont
été commandés et dont aucun n'est resté invendu.
On pourra traiter avec lui de divers ouvrages
100 qu'il a à fournir, et dont il désirerait sous-affermer
la fourniture.
S'adresser à M. Ch'" Boneau, rue des Mauvaises-
Paroles, n° I.
CAUSE CÉLÈBRE
Un Mercure, né le 17 juillet 1819, a hérité comme
on sait d'un Mercure mort le 3i janvier 1818; il se
préparait à hériter encore de la vieille Minerve,
que lui et tout le public croyaient morte depuis
quelque temps, lorsqu'un acte vigoureux est venu
lui révéler à ses dépens l'existence de la terrible
48 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
déesse ; celle-ci, furieusede voirs'enfuirlesabonnés,
et ne sachant ce qui les effrayait, puisqu'elle a eu
soin de cacher les serpents de sa Gorgone sous le
lo bonnet de police de M. E. et le bonnet de liberté de
M. T.*, s'est imaginé qu'ils étaient attirés ailleurs,
et que le Mercure ressuscité voyait revenir à lui
les fidèles. Le fait paraissait assez plausible, car on
sait que Mercure s'amuse à voler aux dieux leurs
i5 bestiaux. Là-dessus, dame Minerve a tenu conseil;
d'abord elle a agi envers l'Hermès de nouvelle
fa|brique, comme Ninon envers le fils deGourville [40]
(dans le Dépositaire) ; elle a voulu lui apprendre à
vivre. Hermèsarépondu,commeZamoreàGusman,
20 en lui offrant de lui apprendre à mourir. Dame
Minerve n'ayant pas besoin de leçon en cette ma-
tière, après avoir chanté tant d'exploits, s'est vue
contrainte d'en rédiger un, comme dit M. E.; en
conséquence, un huissier est allé, de la part de
25 dame Minerve, annoncer au pseudo Mercure, qu'il
était accusé d'avoir frauduleusement soustrait à la
dite dame la succession du défunt Mercure, se
composant de souscripteurs, lecteurs, etc., dont la
plaignante était seule et légitime héritière. A ces
3o causes, etc.
L'inculpé soutient qu'il est innocent, et que le
jour n'est pas plus pur que ses registres d'abonne-
ment ; au reste, il prouvera qu'il n'a recueilli d'autre
succession du trépassé , que les trois mots de
35 l'énigme, charade et logogriphe insérés dans le
numéro du 3i janvier 1818.
Un magistrat, professeur célèbre, et juge ignoré,
1. Etienne et Tissot.
1"' LIVRAISON. — VARIETES, NOUVELLES, ETC. 49
qui est remonté après avoir descendu, décidera
dans cette affaire de légitimité.
40 Dame Minerve, demanderesse, allègue qu'elle
n'est autre chose que le Mercure sans culotte.
Sire Mercure, défendeur, prétend que, loin de
descendre du Mercure, dame Minerve est sortie
tout armée, non du cerveau, mais des antichambres
45 de Jupiter-Scapin.
Non nostrum...
DEUXIEME LIVRAISON
(Décembre 1819.)
POÉSIE
LES VIERGES DE VERDUN'
ODE
Couronnée en 1819 par l'Académie des Jeux-Floraux.
Et les vierges de la vallée d'Oahrarn vinrent
à moi, et elles me dirent : Ctiante-nous,
parce que nous étions innocentes et fidèles.
(GuD-En, poète persan.)
Pourquoi m'apportez-vous ma lyre,
Spectres légers, que voulez-vous?
Fantastiques beautés, ce lugubre sourire
M'annonce-t-il votre courroux?
I. Henriette, Hélène et Agathe Watrin, filles d'un officier
supérieur; Barbe Henri, Sophie Tabouillot, et plusieurs au-
tres jeunes filles de Verdun furent traduites devant le Tribu-
Publ. dans le Recueil des Jeux Floraux de 1819 (Texte iden-
tique), et, avec quelques variantes dans les Odes de 1822
(Ode ni). L'édition définitive de 1829 reproduit à peu près le
texte de 1822, avec cette épigraphe nouvelle :
Le prêtre portera l'étole blanche et noire
Lorsque les saints flambeaux pour vous s'allumeront;
Et de leurs longs cheveux voilant leur front d'ivoire
Les jeunes filles pleureront. (A. Guirauo.)
Une lettre de Victor Hugo à Pinaud (Correspondance, p. 356)
donne quelques variantes intéressantes. De même l'édition
de l'Imprimerie nationale publiée par M. Gustave Simon
(d'après une version manuscrite). — Je cite ces leçons diver-
ses : édition originale de 1822 (A), édition définitive de 1829
(Z)), leçons manuscrites (M), jeux floraux (/F)
54 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
5 Sur vos écharpes éclatantes
Pourquoi flotte à longs plis ce crêpe menaçant?
Pourquoi ces verts festons sur ces chaînes pesantes,
Et ces roses teintes de sang?
Retirez-vous : rentrez dans les sombres abîmes... [42]
lo Ah, que me montrez- vous?... quels sont ces trois tombeaux?
Quel est ce char affreux surchargé de victimes?
Quels sont ces meurtriers tout couverts de lambeaux?
J'entends des chants de mort; j'entends des cris de fête.
Cachez-moi le char qui s'arrête!...
i5 Un fer lentement tombe à mes regards troublés;
J'ai vu couler du sang... Est-il bien vrai, parlez!
•Qu'il ait rejailli sur ma tête?
nal révolutionnaire, comme coupables d'avoir présenté des
c fleurs aux Prussiens, lors de leur entrée en cette ville. Les
trois premières, qui seules font le sujet de cette Ode, étaient
accusées, en outre, d'avoir distribué de l'argent et des se-
cours aux émigrés. Une loi de sang puni>ïsait de mort ce sin-
gulier genre de délit. Fouquier-Tainville, charmé de la beauté
./ des trois vierges, leur fit insinuer qu'il tairait cette dernière
partie de l'accusation, si elles écoutaient des propositions in-
jurieuses à leur honneur. Elles refusèrent, furent condamnées
et traînées à la mort avec vingt-neuf habitants de Verdun.
La plus âgée de ces trois sœurs avait dix-sept ans.
o Barbe Henri, Sophie Tabouillot, et leurs compagnes, parmi
lesquelles se trouvaient des enfants de treize à quatorze ans,
furent condamnées au carcan, et à vingt ans de détention à
r la Salpétrière. Le Directoire leur rendit la liberté. (C. L.)
7 A Pourquoi sur ces festons ces chaînes insultantes;
D Pourquoi sur des festons — 12 A, D meurtriers couverts
d'impurs lambeaux
j D des trois jeunes filles — r DaTts te recueil des Jeux Flo-
raux, la note est ainsi complétée : Voyez les mémoires de Bert,
de Mollaville, l'histoire de la Révolution par Lacretelle, les
archives du Tribunal révolutionnaire, etc., etc.
2' LIVRAISON. — POÉSIE. 55
Venez-vous dans mon âme éveiller le remord?
Ce sang... je n'en suis point coupable!
■2<-> Fuyez, vierges; fuyez, famille déplorable :
Lorsque vous n'étiez plus, je n'étais pas encor.
Qu'exigez-vous de moi> J'ai pleuré vos misères.
Dois-je expier les crimes de mes pères?
Pourquoi troublez-vous mon repos?
u5 Pourquoi m'apportez-vous ma lyre frémissante?
Demandez-vous des chants à ma voix innocente,
Et des remords à vos bourreaux?
Vous serez satisfaits, mânes chers à l'histoire :
Je veux consacrer vos regrets :
;mi Heureux si ce trépas qui vous comble de gloire
N'était la honte des Français!
Mais non : quand ma patrie en a paru complice.
Elle a désavoué le jour de leur supplice
Par de longs jours d'épouvante et de deuil.
:-!5 Déchire-toi, voile des âges !
France, avec moi reviens à ce siècle d'orages,
Gémir encor sur leur cercueil.
Sous ces murs entourés de gardes menaçantes
Siège le sombre tribunal.
4 L'accusateur se lève, et ses lèvres tremblantes
S'agitent d'un rire infernal.
C'est Tainville : on le voit, au nom de la patrie, [43
Convier aux forfaits cette horde flétrie
D'assassins, juges à leur tour :
45 Le besoin du sang le tourmente;
2.2 A, D Doi.s-je donc expier — 28 En A un trait marque une
seconde partie. En D le chiffre II — 28-87 Strophe supprimée en
A et D — 38 J. F entouré ; D Sousdes murs ; A, D entour(is de
cohortes sanglantes
56 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Et sa voix homicide à la hache fumante
Désigne les têtes du jour*.
Il parle : ses licteurs vers l'enceinte fatale
Traînent les malheureux que sa bouche signale;
5o Les portes devant eux s'ouvrent avec fracas;
Et trois vierges, de grâce et de pudeur parées.
De leurs compagnes entourées.
Paraissent parmi les soldats.
Le peuple, qui se tait, frémît de son silence :
55 II plaint son esclavage en plaignant leurs malheurs,
Et repose sur l'innocence
Ses regards las du crime et troublés par ses pleurs.
Eh quoi! quand ces beautés lâchement accusées
Vers ces juges de mort s'avançaient dans les fers,
60 Ces murs n'ont pas, croulant sous leurs voûtes brisées.
Rendu les monstres aux enfers!
Que faisaient nos guerriers?... Leur vaillance trompée
Prêtait au vil couteau l'appui de leur épée ;
Ils sauvaient ces bourreaux qui souillaient leurs combats.
65 Hélas! un même jour, jour d'opprobre et de gloire,
Voyait Moreau monter au char de la victoire,
Et son père au char du trépas'.
1. Fouquier-Tainville, accusateur public, réuni -sait à cette
horrible fonction celle non moins horrible de marquer les
soixante ou quatre-ving-ts têtes qui devaient tomber chaque
jour. (C. L.)
2. Moreau enlevait à des ennemis supérieurs en nombre
l'île de Gazand et le fort de l'Écluse le jour où son vieux père
marchait à l'échafaud. (C. L.)
49 A, D que sa fureur signale — 63 A, D le secours de l'épée
b D fonction le privilège non moins — d D chaque jour à
Paris — f D l'île Cazan
2' LIVRAISON. — POÉSIE. bj
Quand nos chefs entourés des armes étrangères,
Couvrant nos cyprès de lauriers,
70 Vers Paris lentement reportaient leurs bannières,
Frédéric sur Verdun dirigeait ses guerriers.
Verdun, seul boulevard de la France opprimée, [44]
D'un roi libérateur crut saluer l'armée.
En vain tonnaient d'horribles lois :
75 Verdun se revêtit de sa robe de fête,
Et, libre de ses fers, vint offrir sa conquête
Au monarque vengeur des rois*.
Alors, vierges, vos mains (ce fut là votre crime)
Des festons de la joie ornèrent les vainqueurs.
80 Ahl pareilles à la victime,
La hache à vos regards se cachait sous des fleurs.
a t. Verdun brûlait d'ouvrir ses portes au roi de Prusse.
L'intrépide commandant résista durant trois jours aux ins-
tances des habitants et aux menaces de Frédéric-Guillaume.
d Forcé enfin de capituler, il se brûla la cei"velle. (C. L.)
68-70 M :
Quand i\os phalanges égarées
Jusque dans leur erreur moissonnant des lauriers
Ueculaienl vers Paris d'ennemis entourées
Ces 3 vers constituent la leçon primitive. Les Jeux Floraux ou
M. Pinaud n'en étant pas satisfaits, V. Hugo leur proposa le
choix entre deux autres textes (Corr., p. 356) : l'un de ceux-ci
est le texte définitivement adopté ; voici Vautre :
Quand nos phalanjces mutilées
Jetant sur nos cyprès l'o nbre de leurs lauriers
Reculaient vers Paris par le nombre accablées
72 A, D Verdun premier rempart de
d D ajoute à la note cette phrase : Ce brave se nommait
Beaurepaire. L'honneur français ne s'est jamais démenti dans
les camps
58 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ce n'est pas tout : quand, pour sauver la France,
Nos bannis, affrontant la mort et l'indigence,
Combattaient nos tyrans encor mal affermis,
K5 Vous avez plaint de si nobles misères;
Votre or a secouru ceux qui furent nos frères,
Et n'étaient pas nos ennemis.
Quoi! ce trait glorieux, qui trahit leur belle àme.
Sera donc l'arrêt de leur mort 1
Mais non, l'accusateur, que leur aspect enflamme.
Tressaille d'un honteux transport.
Il veut, vierges, au prix d'un affreux sacrifice.
En taisant vos bienfaits, vous ravir au supplice ;
Il croit vos chastes coeurs par la crainte abattus.
Du mépris qui le couvre acceptez le partage ;
Souillez-vous d'un forfait, l'infâme aréopage
Vous absoudra de vos vertus.
9<^
9^
82 .4, Z) Ce n'est pas tout : hélas ! sans chercher la vengeance
— 83 A, D Quand nos bannis, bravant la mort— 85 A, D Vos
nobles cœurs ont plaint de si nobles — 88-97 Dans la Corres-
pondance, p. 365, deux versions de cette strophe proposées par
Hugo à M. Pinaud pour remplacer un texte primitif que nous
ne connaissons pas. La première nous donne tj-ois vers nouveaux,
les autres étant conformes au texte définitif :
Ce dernier trait suffit : leur bonté les condamne.
Mais non ! L'arbitre de leur son
Tainville, à leur aspect brûlant d'un l'eu profane
Tressaille...
La seconde est tout entière conforme au texte adopté, sauj
pour les vers gS et g6 :
De vos jours Tainville est l'arbitre.
Souillez-vous d'un forfait : le monstre à ce seul titre
Vous absoudra...
Pour ces deux vers, gS et g6, une troisième version dans les
notes de l'édition Simon (M) :
Rendez-vous dig-nes de Tainville.
Soui)le;.-vous d'un forfait, le monstre alors tranquille
Vous absoudra...
1' LIVRAISON. — POÉSIE. Sg
Répondez-moi, vierges timides,
Qui, d'un si noble orgueil arma ces yeux si doux?
Qui fit rouler dans vos regards humides
Les pleurs généreux du courroux?
Je le vois à votre courage : [45]
Quand le lâche oppresseur dont la voix vous outrage
N'eût pas offert la honte en offrant son bienfait,
Coupables de pitié pour des Français fidèles,
Vous n'auriez pas voulu, bravant des lois cruelles.
Nier un si noble forfait.
C'en est donc fait, sous la lugubre enceinte
A retenti l'arrêt dicté par la fureur.
Dans un muet murmure, étouffé par la crainte.
Le peuple, qui l'écoute, exhale son horreur.
Regagnez des cachots les sinistres demeures,
O vierges! encor quelques heures...
Ah! priez sans effroi, votre âme est sans remord.
Coupez ces longues chevelures.
Où la main d'une mère enlaçait des fleurs pures
Sans voir qu'elle y mêlait les pavots de la mort.
Bientôt ces fleurs encor pareront votre tête :
Les anges vous rendront ces symboles touchants;
Votre hymne de trépas sera l'hymne de fête
Que les vierges du ciel rediront dans leurs chants.
Vous verrez près de vous, dans ces chœurs d'innocence,
Charlotte au cœur d'airain, qui vous vengea d'avance';
I. L'année précédente Charlotte Corday avait tué Marat,
l'un de ceux qui contribuèrent le plus puissamment à faire
adopter la loi contre ceux qui secouraient des émigrés. (C. L.)
loo A, D Dites, qui fit rouler — io3 A, D Quand l'oppresseur
qui vous outrage — io6 A, D devant des lois cruelles — io8
A, D fait : déjà sous la lugubre — i23 D Charlotte, autre Ju-
dith, qui
t> A, D Tun des représentants qui — c i> les émigrés
6o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Elisabeth, cet ange de nos bords;
125 Et Sombreuil, qui trahit par ses pâleurs soudaines
Le sang glacé des morts circulant dans ses veines;
Et Gazette enviant le prix de ses efforts*.
Ici, par de nouveaux prodiges.
Les spectres effrayaient mes yeux épouvantés :
i3o Ils balançaient sur moi, parmi d'affreux prestiges, [46]
De longs linceuls ensanglantés.
Les trois tombeaux, le char, les échafauds funèbres
M'apparurent dans les ténèbres ;
Tout rentra dans la nuit des siècles révolus :
i35 Les vierges avaient fui vers la naissante aurore;
Je me retrouvai seul, et je pleurais encore
Quand ma lyre ne chantait plus.
V.-M. Hugo.
a I. M"* Cazotte ne put parvenir à sauver son père, bonheur
qu'acheta M"" de Sombreuil, en buvant un verre de sang.
Longtemps après encore on l'a vue pâlir et tressaillir au seul
souvenir de cet horrible et héroïque effort, qui détruisit sa
c santé, et la laissa pour sa vie sujette à de douloureuses con-
vulsions. (C. L.)
124 A, D Cazotte, Elisabeth si malheureuse en vain — 127
A. D Martyres dont l'encens plaît au martyr divin — 128 En
A un trait; en D, III. — 128 A, D Ici devant mes yeux erraient
des lueurs sombres — 129 A, D Des visions troublaient mes
sens épouvantés — i3o A, D Les spectres sur mon front ba-
lançaient dans les ombres — D donne la date : Octobre i8i8.
a-b A M'" de Sombreuil acheta le bonheur de sauver son
père en buvant — d D horrible et sublime effort
L'AVARICE ET L'ENVIE
COiNTE
L'Avarice et l'Envie, à la marche incertaine.
Un jour s'en allaient par la plaine
Chez un méchant ou chez un fou.
Chez vous ou chez quelqu'autre, ou chez moi-même...
f Elles allaient je ne sais où, [En somme
Comme le héron du bonhomme.
Bien que sœurs, ces monstres hideu.x
Ne s'aiment pas; aussi, tout le long de la route,
Sans se parler, ils cheminaient tous deux.
i(( L'Avarice, le dos en voûte,
E.xaminait ce coffre hasardeux
Pour qui sans cesse elle redoute.
L'Envie aussi l'examinait sans doute.
Comptant tous les écus dans son coffre entassés,
i5 Chemin faisant, dame Avarice,
Se répétait, pour son supplice,
« Je n'en ai point encore assez. »
De son côté l'Envie au regard louche.
Lorgnant cet or, objet de tous ses soins,
■20 Disait, en se tordant la bouche :
« Elle en a trop, car j'en ai moins. »
Reproduit dans Victor Hugo raconté (R) — Quelques va-
riantes d'après le manuscrit dans l'édition Simon1(M)
I-»". ^f Un jour ^a^•a^ice et l'envie
Couple aux humains toujours latal.
Couple dont la fureur n'est jamais assouvie
L'une de bien, l'autre de mal,
Sortaient, je crois, de chez un défunt cardinal.
Pour aller d'un vieu.x prêtre empoisonner la vie.
12 R Pour qui toujours
62 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Chacune à sa façon méditait sur ce coffre :
Désir soudain à leurs yeux s'offre.
Désir, ce dieu puissant, qui seul peut exaucer [47]
25 Tous les souhaits qu'on lui veut adresser.
Désir dit aux deux soeurs : « Mesdames,
» Je suis galant, vous êtes femmes,
» Choisissez donc tout ce qu'il vous plaira,
» Trésors, honneurs, et cœtera;
3o » Surtout expliquons-nous sans trouble ;
» La première qui parlera
» Aura tout ce qu'elle voudra :
» La seconde en aura le double. »
Vous jugez dans quel embarras
35 Ce discours mit nos deux luronnes ;
Avares, envieux, que faire en un tel cas?
Chacune des deux sœurs en murmurait tout bas :
« Que me font, ô Désir, tes trésors, tes couronnes?
» Que m'importe ces biens que m'accorde ta loi?
40 » Un autre en aura plus que moi. »
Et chacune, à ce mot funeste.
D'hésiter, sans savoir pourquoi.
Le Désir, dieu léger et leste,
Les donne au diable, jure, peste,
45 Et s'indigne de rester coi.
L'Envie enfin, toujours implacable et cruelle,
Regarde sa sœur en grondant,
Puis tout à coup se décidant :
« Que l'on m'arrache un œil, dit-elle. »
V. d'Auverney. [Victor Hugo.]
I
24 R ce dieu galant — 27 R en murmura — M donne la
date : i" novembre 1817.
LITTERATURE ANGLAISE
WALTER SCOTT
L'OFFICIER DE FORTUNE
LA FIANCÉE DE LAMMERMOOR
[Leuwenhoëck, ce savant qui parvint à découvrir
que les yeux de certains insectes avaient dix-sept
mille facettes, (aimait beaucoup la littérature, même [48]
celle que tant de nos fiers esprits, qui n'ont rien
5 découvert, nomment frivole. Il lisait des vers, des
romans et des traités de morale. Le bon Hollan-
dais ne s'amusait pas à fixer ses sensations, pour
motiver ses jugements. Quand il avait parcouru un
mauvais livre (il s'en imprimait dans son temps
lo presqu'autant que dans le nôtre), il éprouvait un
malaise dont il ne se rendait compte qu'en disant :
C'est comme si le premier venu voulait me prouver
que le contour polyédrique de l'œil d'un papillon n'a
que dix faces.
i5 Bien des gens ne verront dans ce mot que la
boutade d'un savant et d'un Hollandais; il nous
semble qu'on peut y voir quelque chose de plus.
Dans Littéralitre et Philosophie mêlées , quatre fragments de
cet article ont été conservés isolément. T. I, p. i52, i63, i68,
169. — Entre crochets les passages qui ont été sacrifiés.
64 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ce malaise de Leuwenhoëck, nous l'éprouvons
tous à la lecture d'un mauvais ouvrage. Et, en
20 effet, l'ouvrage n'est mauvais que parce que les
peintures sont des lieux-communs qui ne nous
rappellent point ce que nous avons vu, et les per-
sonnages, d'autres lieux-communs, qui ne nous
rappellent en rien ce que nous sommes. La médio-
25 crité se croit trop grande pour imiter; elle invente
sans avoir observé. Le mot du Hollandais est tout
entier là-dedans. Un bon peintre ne travaillera
jamais sans modèle; un mauvais peintre n'y re-
garde pas de si près. De tous nos écrivains, le plus
3o imitateur, et peut-être aussi le plus original, c'est
La Fontaine. Nous vivons pourtant dans un temps
où l'ineptie présomptueuse prend l'ignorance et
l'étourderie pour de l'originalité; avec cette can-
deur, on fait gémir les presses, spéculer les librai-
35 res, et parler le monde. La foule admire, l'homme
de goût s'étonne en secret de l'énorme bêtise du
siècle, et l'ineptie se croit du talent. Au fait, en
est-elle bien loin ? — L'ineptie est aveugle : le
talent observe; et, en vérité, voilà toute la diffé-
40 rence.
Charron disait : Faites plus de notes et moins de [49]
livres.
Courage donc : oui, il suffit d'observer. Joignez
à cela le génie, qui crée; l'imagination, qui sait
45 peindre; vous serez un grand écrivain, vous pourrez
faire les Martyrs. — Courage.]
Combien de malheureux^ qui auraient pu mieux
47-59 Littérature et Philosophie mêlées; fragment sans titre,
I, p. 168.
■s LIVRAISON. — LITTÉRATURE ANGLAISE. 65
faire, se sont mis en tête d'écrire, parce qu'en fer-
mant un beau livre, ils s'étaient dit : J'en pourrais
5t. Jaire autant! Et cette réflexion-là ne prouvait rien,
sinon que l'ouvrage était inimitable. En littérature,
comme en morale, plus une chose est belle, plus
elle semble facile : [les monstruosités seules (et la
médiocrité littéraire en est une des plus communes)
55 nous répugnent.] Il y a quelque chose dans le cœur
de l'homme qui lui fait prendre quelquefois le
désir pour le pouvoir : c'est ainsi qu'il croit aisé
de mourir comme d'Assas ou d'écrire comme
Voltaire.
{k) [Sans nous en apercevoir, nous venons de faire
un magnifique éloge des écrits de sir Walter Scott.
Celui-là a observé avant de peindre; celui-là fait
dire à tous ceux qui l'ont lu : J'en ferais autant!
Ce dernier éloge, qui paraît peu de chose dans
65 notre bouche, est beaucoup dans un siècle où l'on
a, en général, si bonne opinion de soi.
Sir Walter Scott n'était connu en France, il y a
quelques années, que d'un petit nombre de gens
instruits : il n'avait fait que des poèmes.
7*' Sir Walter Scott partage aujourd'hui, dans un
certain monde, la célébrité des Paccard et des
Ducray-Duminil : il a fait des romans.
Nous nous hâtons d'ajouter, pour réparer le tort
que pourraient lui faire de pareils admirateurs et
75 de pareils | collègues, que ses romans n'ont fait [50]
qu'accroître, parmi les gens de goût, sa réputation,
qui est aujourd'hui de la gloire. Et, en effet, les
dix plus médiocres pages du moins bon d'entre eux,
valent mieux que bien de longs poèmes publiés
80 depuis trois ans.]
5
66 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Si un sot parvient à la célébrité, il ne lâche plus
deux pages de son écriture sans les protéger de
son nom, espérant que sa réputation fera celle de
son livre, tandis que souvent celle de son livre
85 défait la sienne. L'homme de mérite, dès qu'il est
arrivé à la gloire, évite de décorer de son nom les
nouveaux écrits qu'il livre au public. Il a assez
d'orgueil pour savoir que son nom influerait sur
l'opinion, et assez de modestie pour ne le pas
90 vouloir. Il aime à redevenir ignoré, pour se mé-
nager, en quelque sorte, une nouvelle gloire. Nous
voyons des fanfarons, dans ces guerriers d'Homère,
qui préludaient au combat en déclinant leurs noms
et leurs généalogies ; nous trouvons des héros dans
95 ces chevaliers français qui combattaient la visière
baissée, et ne découvraient le visage qu'après que
le bras avait été reconnu.
[C'est ainsi que W. Scott est entré dans la lice.
L'auteur de la Dame des Lacs n'est point venu re-
[00 commander à ses lecteurs les T*uritains d'Ecosse.
Il a caché son nom célèbre sous le nom obscur de
Jedediah Cleishbotham, maître d'école et sacris-
tain de la paroisse de Gandercleugh. L'<'uvrage a
fait du bruit : les éditions et les traductions se
(o5 sont succédées. Jedediah ne s'en est point tenu à
ce premier succès. Guf-'Mannering, l'Antiquaire,
Wawerley ont mérité àW. Scott un beau triomphe :
81-97 Littéral, et philos, mêlées, I, p. i63. Précédé de cette
phrase : Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediah
Cleishbotham. Je ne vois pas pourquoi on l'en blâme.
86 évite quelquefois de décorer — 91-92 II y a quelque chose
de fanfaron dans ces
94-95 ce sont des héros plus vrais, ces chevaliers
2" LIVRAISON. — LITTÉRATURE ANGLAISE. 6/
il a été deviné. Cependant, il a continué de s'enve-
lopper obstinément du voile que la curiosité pu-
iio blique avait soulevé. 'T{ob-roy et la Prison d'Edim-
bourg, qui parurent il y a quelques mois, l'Officier [51|
de fortune et la Fiancée de Lammermaor, que nous
annonçons aujourd'hui, portent tous le nom et les
titres du Sacristain de Gandercleugh.
ii5 Voltaire, interrogé par une marquise célèbre, ne
put analyser le plan d'Alzire. Nous nous garderons
donc d'analyser aucun des ouvrages dont nous
venons de parler : cette entreprise serait au-dessus
de nos forces. D'ailleurs, nous ennuierions ceux
i2() qui les ont lus, et nous pourrions dégoûter les
autres.
Walter Scott, doué d'une imagination vive, a
beaucoup appris et beaucoup observé. Ses fictions
sont toutes fondées sur des réalités. 11 connaît les
125 lieux qu'il décrit et les événements qui s'y sont
passés. Dans ses romans, tout ce qui n'est pas vrai
est vraisemblable, et quand ce n'est plus l'histoire
des hommes que vous lisez, c'est toujours celle du
cœur humain. Ses caractères sontbien tracés et bien
i3o soutenus; et si quelques-uns de ses personnages
sont pris dans une nature un peu bizarre, ils n'en
sont pas moins dans la nature. La Bohémienne
Merrillies et le ^Bedesman du roi\ Edie Ochiltree
la Vieille Elspeth et VEnfanl de la V\tiit, Ranald,
i:^5 offrent des exemples frappants de ce que nous
avançons. Chacun d'eux a de l'homme tout ce que
ses mœurs lui permettent d'en avoir; et c'est la
i. Sorte de mendiants privilégiés, reconnaissables à leur
robe bleue. (C. L.)
68 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
peinture vivante de ces mœurs qui répand sur les
romans de sir W. Scott une singulière teinte
140 d'originalité.
Nous avons adopté l'usage de beaucoup citer
quand nous rendons compte d'un ouvrage; par là
l'auteur se fait connaître, le critique justifie ce
qu'il avance, et le lecteur juge. | Ce principe, vrai [52|
145 en général, souiTre une exception à l'égard de
W. Scott. W. Scott est destiné d'ailleurs, comme
tous les hommes peu ordinaires, à faire exception
à bien des règles. Ce n'est pas sans de mûres ré-
flexions que nous nous sommes décidés à ne rien
i5o citer de cet auteur, et nous espérons que ceux
qui l'ont lu partageront là-dessus notre opinion.]
Quand un écrivain a pour qualité principale l'ori-
ginalité, il perd toujours à être cité. Ses peintures
et ses réflexions, dictées par un esprit organisé
i55 d'une façon particulière, veulent être vues à la
place où l'auteur les a disposées, précédées de ce
qui les amène, suivies de ce qu'elles entraînent.
Liées à l'ouvrage, la couleur uniforme des parties
concourt à l'harmonie de l'ensemble; détachées du
160 tout, cette même couleur devient disparate et forme
une dissonance avec tout ce dont on l'entoure.
Le style du critique, qui doit être simple et cou-
lant, présente un contraste avec le style hardi et
souvent brusque de l'auteur original. C'est un
i5i!-i66 Littéral, et Philos, mêlées, I, p. i52.
■ i53 il perd souvent quelque chose à — i58 la couleur bien
appareillée des parties.
162-166 et coulant, et qui est maintefois plat et commun,
présente un contraste choquant avec le style large, hardi et
souvent brusque de l'auteur original. Une citation de tel
2' LIVRAISON. — LITTÉRATURE ANGLAISE. 69
i65 diable de Michel -Ange dans un intérieur de
Drolling.
[Nous nous bornerons à recommander au petit
nombre de personnes qui n'ont pas lu Walter
Scott, et à rappeler aux autres la peinture de
170 l'orage dans l'Antiquaire, et la description de la
bataille du pont de Bothwell dans les Puritains.
Nous ne connaissons pas de scène plus terrible
que l'interrogatoire que Glaverhouse fait subir à
Morton, en présence d'Edith {Puritains), et de
175 pantomime plus plaisante que celle du palefrenier
de l'aubergiste Binkerton reconnaissant la passe de
Daddy-Rat, ce fameux surveillant des routes {Prison
d Edimbourg). W. Scott a un grand art; il excite le
rire, il émeut la pitié presqu'en même temps, et la
180 transition paraît si naturelle, que le contraste est
insensible. Son pinceau, sûr et exercé, saisit toutes
les nuances distinctives des objets | semblables ou
qui semblent tels à des yeux vulgaires. Le contre-
bandier Hasteraick {Guy-Mannering) ne ressemble
i85 en rien au contrebandier Mucklebacket (l'Anti-
quaire); la Bohémienne de l'Astrologue est en tout
différente de la sorcière de Lammermoor ; et cette
plume, qui avait retracé avec une hideuse énergie
les sanguinaires discussions des chefs presbyté-
190 riens, vient de reproduire, avec la même impi-
toyable vérité, les honteux débats des Lords du
Conseil privé d'Ecosse.]
grand poète ou de tel grand écrivain encadrée dans la prose
luisante, récurée et bourgeoise de tel critique, c'est un effet
pareil à celui que ferait une figure de Michel-Ange au milieu
des casseroles trompe-roeil de M. Drolling.
70 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Sir W. Scott est Ecossais : ses romans suffiraient
pour nous l'apprendre. Son amour exclusif pour
195 les sujets écossais prouve son amour pour l'Ecosse;
passionné pour les vieilles coutumes de sa patrie,
il se dédommage, en les peignant fidèlement, de
ne pouvoir plus les suivre avec exactitude; et son
admiration religieuse pour le caractère national,
■200 éclate jusque dans sa complaisance à en détailler
les défauts. Une Irlandaise, lady Morgan, s'est
offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle
de Walter Scott, en s'obstinant, comme lui, à ne
traiter que des sujets nationaux'; mais on a cru
2o5 remarquer dans ses écrits beaucoup plus d'amour
pour la célébrité que d'attachement pour son pays,
et beaucoup moins d'orgueil national que de vanité
personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec
plaisir les Irlandais; mais il est une Irlandaise
-i(, qu'elle peint surtout et partout avec enthousiasme;
et cette Irlandaise, c'est elle. Miss O'Hallogan dans
O'^onnell, et lady Clancare dans Florence Mac-
carthy, ne sont autre chose que lady Morgan flattée
par elle-même. [Si la noble modestie de sir Walter
■'2\b Scott le rend bien supérieur, sous le rap|port mo- (54]
rai, à lady Morgan, la mâle vigueur de son talent
ne lui assure pas moins d'avantages sur elle, sous
1. Il faut en excepter toutefois son roman sur la France.
(C. L.)
193-241 Littérature et Philosophie mêlées, I, p. 169-171.
198 avec religion, et son admiration pieuse pour le carac-
tère — 2o5 mais il y a dans ses écrits
2' LIVRAISON". — LITTERATURli ANGLAISE. Jï
le rapport littéraire.] II faut le dire, auprès de ses
tableaux pleins de vie et de chaleur, les croquis de
:^2 . lady Morgan ne sont que de pâles et froides es-
quisses. Les romans historiques de cette dame se
laissent lire; les histoires romanesques de l'Ecos-
sais se font admirer. La raison en est simple :
lady jVlorgan a assez de tact pour observer ce qu'elle
■^2T voit, assez de mémoire pour retenir ce qu'elle ob-
serve, et assez de finesse pour rapporter à propos
ce qu'elle a retenu : sa science ne va pas plus loin.
Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quel-
quefois, ne sont jamais soutenus : à côté d'un trait
:^:^f. dont la vérité vous frappe, parce qu'elle l'a copié
sur la nature, vous en trouvez un autre choquant
de fausseté, parce qu'elle l'invente. Walter Scott,
au contraire, conçoit un caractère après n'en avoir
souvent observé qu'un trait; il le voit dans un mot,
2?^ et le pemt de même. Son excellent jugement fait
qu'il ne s'égare point, et ce qu'il crée est presque
toujours aussi vrai que ce qu'il observe. Quand le
talent est poussé à ce point, il est plus que du
talent. Aussi, nous oserons réduire le parallèle en
240 deux mots : Lady Morgan est une femme d'esprit;
Sir W. Scott est un homme de génie. [Nous sommes
persuadés que l'on dira un jour : Sterne et W. Scott,
comme on dit déjà aujourd'hui : Montesquieu et
Chateaubriand.
245 On nous reprochera peut-être d'avoir plutôt, dans
cet article, cherché à donner une idée des ouvrages
de Walter Scott, en général, que de ses deux der-
2j8-2i9 auprès des tableaux, pleins de vie et de chaleur,
de Scott — 229 ne sont pas — 23g aussi peut-on réduire.
72 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
niers romans en particulier. Nous ne chercherons
pas à éviter ce reproche, et nous avouerons que tel
25o a été en effet notre but. Les deux romans de
W. Scott, que nous annonçons, sont fort inférieurs
à tout ce qu'il a publié jusqu'ici. Cet écrivain a
dû I nécessairement épuiser le champ dont il ne [55]
veut pas sortir. Il a peint le caractère écossais sous
255 toutes ses faces; aussi va-t-il s'arrêter, dans l'im-
possibilité d'aller plus loin. Le défaut de l'OJficier
de Fortune est de ne point présenter de personnage
principal : les figures sont toutes également bien
dessinées; mais il n'en est aucune qui se détache
260 assez des autres pour attacher les regards. Dugald-
Dalgetty attire et trompe l'intérêt; Menteith
l'éveille et ne le soutient pas; AUan Mac-Aulay
ne séduit que l'imagination ; Montrose ne plaît
qu'à l'esprit. Dans la Fiancée de Lammermoo?- on
265 trouve des détails charmants et des peintures ad-
mirables; mais Rawenswood est peut-être un peu
trop fier, Lucie un peu trop douce, et Caleb un
peu trop rigoureux dans son singulier point d'hon-
neur. En somme, si Walter Scott a cessé d'être
270 fécond, il n'a point cessé d'être original.]
M. [Victor Hugo]
LITTERATURE FRANÇAISE
LA JÉRUSALEM DELIVREE
Traduite en vers français, par M. BAOUR-LORMIAN.
Homère et Virgile ont agrandi de tout leur talent
les divinités du paganisme; tous deux ils avaient
choisi leur sujet dans ces temps héroïques où la
force et la vertu étaient les seules qualités distinc-
5 tives des hommes. Le Tasse a consacré son génie
à la louange du vrai Dieu; il a chanté des héros
pris dans les temps chevaleresques (temps hé-
roïques de l'époque moderne). La Muse de Sion
s'éleva belle | et radieuse du sein de l'ignorance, [5(
10 et son premier essor atteignit presque à la hauteur
du trône du vieil Homère; et comme le père de la
poésie antique, l'Homère chrétien expia son bril-
lant génie par une vie errante et misérable.
La France avait pendant quelque temps offert
i5 un asile au chantre de Godefroy, et c'est en France,
du vivant du Tasse, que parut la première traduc-
tion de la Jérusalem.
Depuis, tant en vers qu'en prose, d'autres se
sont succédées en assez grand nombre, et cepen-
20 dant on en attend encore une en vers ; celle en
74 LE GOiNSERVATEUR LITTERAIRE.
prose de M. Lebrun (duc de Plaisance) ne laisse
rien à désirer.
Michel Coras, Sablon, Watelet, Colardeau et
La Harpe ont essayé de traduire le Tasse en vers.
■2T' Les deux premiers sont oubliés ; Watelet manquait
de verve; Colardeau, plus poète, brûla son travail
poussé jusqu'au septième chant; La Harpe est resté
dans ses essais au-dessous de ce qu'on attendait
de lui.
3o Enfin Clément a publié en seize chants une imi-
tation des \ingt chants de la Jérusalem, convaincu,
dit-il, de 1 impossibilité d'une traduction littérale
de ce beau poëme.
Vient ensuite M. Baour-Lormian, que cette im-
35 possibilité n'a heureusement point arrêté.
Déjà, il y a une vingtaine d'années, il fit impri-
mer une traduction complète delà Jérusalem, ainsi
que le prouve cette épigramme, attribuée à Lebrun
(Ecouchard).
40 Ci-gît Baour-Lormian, le Tasse de Toulouse,
Qui mourut in-quarto, qui remourut in-douze.
Il paraît même qu'il remourut encore in-S"; car
nous en possédons une édition de ce format.
Cet essai d'un jeune homme ne fut pas jugé par
45 tout le I monde aussi sévèrement que par Lebrun; [57]
M. Baour l'a retouché et l'offre aujourd'hui au pu-
blic.
D'avance sa traduction a été prônée; d'avance,
un monarque, ami des lettres, a comblé le poète
5o de ses faveurs; d'avance enfin la vente de l'ouvrage
a été assurée par une souscription promptement
remplie : il ne s'agit plus que de juger.
2' LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. yS
M. Baour a profité habilement des travaux de ses
devanciers : il a fait de nombreux emprunts à La
r5 Harpe et à Clément; aussi pourrait-on s'étonner
que -M. Baour qui, de son propre aveu, est le meil-
leur de nos poètes vivants, ne se soit pas senti en-
flammé de la généreuse envie de ne rien devoir
qu'à lui seul. Gela nous fait concevoir une bonne
("m. idée de sa modestie, et si l'on eût avoué ces petits
plagiats dans une des nombreuses notes dont
M. Trognon a augmenté les trois volumes de la
traduction, nous n'aurions aucun reproche à adres-
ser à M. Baour. Mais s'il a voulu faire une traduc-
(jf tion du Tasse avec celles des autres traducteurs,
il pouvait s'épargner ce soin et en charger M. Ai-
gnan, qui a déjà si bien traduit Homère.
On trouve dans la Jérusalem française, avec les
qualités de style qui ont fait une si juste réputation
70 à M. Baour, ces mêmes défauts qui l'ont jusqu'à
présent empêché de rien produire de véritablement
beau. Une grande clarté, des coupes savantes, un
usage bien entendu du mécanisme de la versifica-
tion, toujours de l'harmonie et une élégance sou-
75 tenue, voila les belles parties de son talent. On lit
ses vers avec plaisir, mais d'où vient qu'on ne les
retient pas? Jamais une pensée neuve ne se trouve
cachée sous ce ramage mélodieux, rarement un de
ces vers frappés qui étonnent à la fois par leur jus-
80 tesse et par leur énergie; on rencontre dans ses
ouvrages des phrases poétiques, du | nombre, des
tournures heureuses; mais on y chercherait vaine-
ment de ces expressions qui décèlent l'homme de
génie, de ces expressions créées par le poète, et
85 que ne fait pas le versificateur.
76 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
M. Baour a bien jugé son talent en le dirigeant
vers une traduction : l'art de créer lui manque:
mais il sait revêtir de brillantes couleurs les créa-
tions étrangères.
90 Malgré de nombreux défauts, sa traduction de la
Jérusalem est celui de ses ouvrages qui lui fait le
plus d'honneur, et ce qu'elle a gagné à être re-
touchée fait espérer qu'elle gagnera encore beau-
coup, s'il veut se décider à la revoir de nouveau
95 avec attention et sévérité.
Le Tasse se distingue surtout par un style concis
et rempli d'idées; l'élégance que cherche si soi-
gneusement M. Baour a dû lui faire rejeter cette
concision qui fait le principal mérite du Tasse.
100 Aussi est-il rare qu'il ait traduit fidèlement son
auteur. Il a plutôt imité; et, quoique dans son pre-
mier chant il n'ait employé que sept cent douze
vers pour traduire les sept cent vingt de la Jérusa-
lem^ nous ne pouvons y voir qu'une paraphrase de
io5 l'italien. Il a délayé plusieurs parties, abrégé plu-
sieurs autres, et omis un grand nombre; on y
trouve quelque chose de chaque octave, mais rare-
ment une octave entière.
Des citations feront connaître la justesse de nos
no observations.
On connaît la première strophe de la Jérusa-
lem :
Canto l'armi pietose, e'I capitano, etc.
Cet exorde est un modèle; il renferme toutes les
ii5 beautés exigées : simplicité, concision, noblesse.
Voici comment M. Baour a traduit :
2' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 77
Je chante les exploits de la pieuse armée.
Et ce héros français, vainqueur dans l'Idumée,
Qui, de l'antique foi rallumant le flambeau,
120 Du fils de l'Éternel délivra le tombeau.
Après de longs revers supportés avec gloire.
Son génie et son bras forcèrent la victoire.
En vain, pour s'opposer à ses vastes projets.
Et l'Asie et l'Afrique armèrent leurs sujets;
12? Tout le peuple infernal, échappé de l'abîme.
En vain lui disputa les remparts de Solime;
Favorisé du Ciel, au milieu de leurs rangs
Enfin il ramena ses compagnons errants.
Ces vers sontélégants et harmonieux; mais pour-
i3o quoi en a-t-il fallu quatre à M. Baour pour traduire
les deux premiers du Tasse? Pourquoi parler de
... Ce héros français, vainqueur dans l'Idumée,
Qui de l'antique foi rallumant le flambeau...
Il n'y en a pas un mot dans litalien, et ces vers
i35 appartiennent en entier à M. Baour. Le Tasse a dit
seulement : et le capitaine, el capilano.
Les deux suivants rendraient l'original, si, au
lieu de : revers supportés avec gloire, il y avait :
supportés dans une glorieuse conquête, ce qui est
140 dift'érent.
Encore quatre vers pour en traduire deux du
Tasse :
E invan l'inferno a lui s'oppose, etc.
Les deux premiers sont bons, mais où le traduc-
145 teur a-t-il vu dans ces mots si simples En vain f en-
fer s'arma contre lui (nous nous servons de la tra-
duction de AL Lebrun), ces vers ronflants :
78 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Tout le peuple infernal, échappé de l'abîme,
En vain lui disputa les remparts de Solime.
i5o Tout ce détail était inutile dans l'exorde. [80]
Favorisé du Ciel, au milieu de leurs rangs
Enfin il ramena ses compagnons errants
serait bien, si, au lieu de : au milieu de leurs rangs,
hémistiche inintelligible, était remplacé [sic] par les
i55 saints étendards, qui indiquent la cause du combat.
Cette citation sert à justifier notre critique; mais
si M. Baour a trop délayé le Tasse dans cette pre-
mière strophe, il s'en est montré le digne rival dans
les seize vers suivants, qui traduisent les deuxième
i6o et troisième strophes :
O toi, qui sur le mont illustré par la fable.
Ne te couronnes pas d'un laurier périssable,
Qui, mariant ta voix aux cantiques des cieux,
Ceins de l'or des soleils ton front religieux,
i65 Muse, vierge divine, à toi je m'abandonne;
Viens, inspire mes chants, et toutefois pardonne
Si dans ces grands tableaux j'orne la vérité
D'une grâce étrangère à ta simple beauté.
Tu sais que, du Parnasse adoptant les mensonges,
170 Les vulgaires mortels se bercent de vains songes,
Et que, s'enveloppant de poétiques fleurs,
La vérité séduit et subjugue les cœurs.
Ainsi l'enfant repousse une boisson amére;
Mais de la coupe alors, par les soins d'une mère,
175 Si d'un miel savoureux le bord est humecté,
Heureusement déçu, l'enfant boit la santé.
M. Baour a rendu avec une précision bien diftl-
cile pour un poète français les détails techniques
2" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 79
de la marche de Godefroy. Aussi avons-nous été
i8o surpris de voir qu'il ait échoué dans le dénombre-
ment des croisés, dénombrement fameux, dans
lequel le Tasse s'est montré supérieur à Homère
et à Virgile. M. Baour a même laissé échapper
quelques fautes | de traduction qui pourraient don- [61]
i85 ner à penser qu'il n'entend pas bien l'italien. Ici ce
sont les fantassins de Toulouse qu'il transforme en
cavaliers, et là des cuirasses de fer poli qu'il traduit
par ce vers :
Leur armure éblouit par sa magnificence.
190 M. Baour a négligé de traduire la quatre-vingt-
deuxième octave du premier chant, à moins qu'il
ne veuille en présenter comme traduction les deux
vers suivants :
Ces bruits tumultueux, confusément semés,
19b Traversent et la ville et les champs arlarmés.
La description de Jérusalem est poétiquement
tracée, et les moindres détails y sont rendus avec
une élégance et une précision remarquables. Ce
morceau, que nous regrettons de ne pouvoir citer
2o<) à cause de son étendue, restera gravé dans la mé-
moire des amis de la belle poésie, comme l'admi-
rable description qu'en a tracée M. de Chateau-
briand.
Nous avons dit que les caractères du style de
'jo5 M. Baour n'étaient pas l'énergie et la concision;
cependant c'est avec un vrai plaisir que nous citons
les vers suivants, quoiqu'ils semblent nous dé-
mentir. '
80 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Les ambassadeurs du Soudan d'Egypte sont de-
2IO vant Godefroy; il a répondu au discours d'Alète :
Il se tait à ces mots ; mais ce noble langage
Allume au cœur d'Argant le dépit et la rage.
D'une sombre fureur ses lèvres ont frémi.
« Eh bien! puisqu'en ce jour, de toi-même ennemi,
2i5 » Tu refuses la paix que mon maître désire,
» A tes vœux imprudents c'est à nous de souscrire :
> Aux hasards des combats va donc, cours t'exposer,
» Et ne vois pas l'écueil oCi tu viens te briser. »
Alors il forme un pli dans sa robe flottante, [62]
220 L'oftre à Bouillon, élève une voix insultante :
« Toi qu^ les grands périls n'épouvantent jamais,
» Tiens, ici je t'apporte ou la guerre ou la paix;
» Choisis, mais à l'instant. » Ce discours, cette audace,
Indignent des héros peu faits à la menace.
225 Sans consulter le chef dont ils suivent les lois.
Un seul, un même cri part, s'échappe à la fois :
Guerre!... « Eh bien! vous l'aurez, leur répond l'infidèle,
» Et vous l'aurez sanglante, implacable, éternelle :
» Je la déclare à vous, à vos derniers neveux;
23o » Votre choix est le mien, et comble tous mes vœux. »
A ces mots, secouant sa robe qui s'étale.
Le pli s'ouvre, et du sein de la robe fatale
On dirait que la mort, la discorde en fureur.
Le carnage hideux, l'épouvante, l'horreur,
235 Et des pâles esprits toute la foule immonde.
S'élancent à la fois pour ravager le monde.
Comme aux antiques jours apparut ce mortel
Dont l'orgueil éleva les créneaux de Babel;
Tel, effrayant les yeux de son aspect horrible,
240 S'offrait le Sarrasin, debout, pâle et terrible.
Ces vers sont beaux, aussi beaux que ceux du
Tasse; et quand nous les avons lus, nous avons été
l* LIVRAISON'. — LITTLRATL'RE FRANÇAISE. 8l
réellement affligés de voir que M. Baour ait cru
devoir recourir à La Harpe et à Clément pour
•^45 achever sa traduction : car, il faut l'avouer, ce se-
rait un travail bien long que de noter tous les vers
pillés que renferme le premier volume seulement.
Tantôt c'est une période entière, tantôt deux ou
trois vers; à chaque vers, presque, un hémistiche
25u d'emprunt, et quand on n'a pas osé s'emparer de
l'hémistiche, on n'a pas dédaigné la rime. Nous
lisons dans Clément :
DISCOURS D'ISMEN A ALADIN, page 372.
Tout ce qu'on peut attendre et d'un chef et d'un roi,
Tu l'as fait, et déjà tout est prévu par toi :
255 Que notre ardeur réponde à ta haute prudence; [63]
Et c'est vers son tombeau que l'ennemi s'avance.
Pour moi, qu'en tes remparts appelle ton danger,
Autant que je le puis, je veux le partager, etc.
M. Baour traduit :
26<.) Tout ce qu'on peut attendre et d'un chef et d'un roi,
Tu l'as fait, dans ces murs tout est prévu par toi ;
Et, si chacun de nous seconde ta prudence.
Seigneur, vers son tombeau notre ennemi s'avance.
Pour moi, qu'à ses regards amène le danger,
265 Autant que je le puis, je veux te protéger, etc.
Et plus loin :
Tandis qu'elle excitait leurs transports belliqueux,
Passe un gros de Français, entraînant après eux
Des troupeaux enlevés dans la plaine infidèle :
270 Clorinde fond sur eux et voit fondre sur elle
Gardon, leur brave chef, mais, trop faible rival
Pour balancer longtemps ce combat inégal, etc.
Cll.ment.
6
82 LE conservatf:ur littéraire.
M. Baour a corrigé ainsi :
275 Tandis qu'elle excitait ces élans belliqueux.
Passe un gros de Français entraînant après eux
Des troupeaux enlevés dans la plaine infidèle ;
Clorinde les attaque, et voit fondre sur elle
Gardon, leur brave chef, mais trop faible rival
280 Pour balancer longtemps ce combat inégal, etc.
Nous ne faisons pas à M. Baour l'injure de
croire qu'il ne pouvait traduire le Tasse en aussi
bons vers que ceux de Clément, mais nous igno-
rons pourquoi il a emprunté ces vers et un grand
285 nombre d'autres qu'il est inutile de citer.
Nous achèverons, dans un second article,
l'examen de cette traduction; en attendant, et pour
n'avoir plus à en | parler, nous dirons que le poëme [64]
est précédé d'une notice très longue sur le Tasse,
290 par M. Buchon, et que M. Trognon a fait suivre
chaque chant de notes plus volumineuses que le
texte.
Nous conseillons à M. Baour de supprimer,
dans la 2° édition, qu'il ne tardera sans doute pas
295 à publier, la notice de M. Buchon, et de réduire au
dixième les notes de M. Trognon. La traduction
s'enrichira de tout ce qu'elle aura perdu.
A. [Abel Hugo]
LES VEPRES SICILIENNES
Tragédie par M. C. DELA VIGNE
LOUIS IX
Tragédie par M. ANGELOT.
(Premier article.)
C'est une chose étrange et digne de notre siècle
vraiment unique, que de voir i'esprit de parti s'em-
parer des banquettes d'un théâtre, comme il assiège
les tribunes des chambres. La scène littéraire a
5 acquis presqu'autant d'importance que la scène
politique. Le public, aveugle ou malin, prête aux
paroles des acteurs tout le poids qu'elles devraient
avoir si elles sortaient de la bouche de ceux qu'ils
représentent; il semble ne voir dans nos comé-
10 diens que de grands personnages, de même qu'il
ne voit dans plusieurs de nos grands personnages
que des comédiens. Le petit marchand électeur
s'en va siffler Louis IX, non parce que Lafon man-
que de majesté ou la pièce de chaleur; mais son
i5 Constitutionnel lui a révélé que Louis IX s'appelle
Saint-Louis, et le marchand électeur est philosophe.
Les gazettes libérales exaltent les Vêpres Siciliennes ,
non parce que cette tragédie renferme des beautés,
mais en raison des|mouvements d'éloquence qu'elle [65]
Article reproduit dans Victor Hugo raconté... Quelques
variantes.
84 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
20 peut leur fournir contre les fanatiques, les prêtres
et les massacres au son des cloches : les siècles
féodaux offrent seuls de pareilles horreurs; car on
sait que, durant les beaux jours de g3, toutes les
cloches étaient changées en gros sous. Quoi qu'il
a5 en soit, c'est à cette déplorable manie de tout sou-
mettre au niveau des niveleurs, qu'est due la déca-
dence des lettres ; on ne s'informe plus aujourd'hui
si un poète est de la bonne école, mais s'il est du
bon parti; et les plébéiens de la moderne Athènes
3o sont encore tous prêts à bannir Aristide, parce
qu'il s'appelle le Juste.
Le déchaînement des indépendants contre M. An-
celot et pour M. C. Delavigne, a dû naturellement
influer en sens contraire sur l'opinion des royalistes
35 à l'égard de ces deux auteurs. Cependant, nous
conviendrons que, cette fois, leur esprit de parti a
mieux servi les libéraux que ne l'auraient peut-être
fait leurs lumières, k l'exagération près, leur juge-
ment qui place Louis IX au-dessous des Vêpres
40 Siciliennes, nous semble juste. Ceux des journaux
royalistes qui ont manifesté l'opinion contraire,
reviendront sans doute sur leur décision, après
avoir lu les deux tragédies : dans cette affaire, les
indépendants ont mieux vu qu'eux; ce qui rappelle
45 cet âne de l'Écriture qui eut une fois la vue plus
prompte et plus perçante que son maître.
S'il y a quelque courage à casser les arrêts de la
faction, il y en a peut-être plus encore à les dé-
fendre, quand le hasard les fait justes. Dans le
29 de la nouvelle — !3o tout prêts — 46 que celle de son
maître
2*" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 85
5o premier cas, on ne s'expose qu'aux injures de quel-
ques sophistes, et aux menaces de quelques furieux ;
dans le second, on provoque la défiance des hon-
nêtes gens : pour dissiper une telle impression,
nous ferons tous nos efforts ; car nous sentons que,
55 plai I dant momentanément la même cause que le [66]
parti menteur par excellence, nous avons besoin
de preuves magnifiques^ et plus claires que le solcil\
Nous épargnerons au lecteur une nouvelle ana-
lyse des deux tragédies que nous allons comparer;
6f> elles ont été assez disséquées par les journaux quo-
tidiens [et périodiques] pour que la contexture en
soit connue de tout le monde. Nous saisirons seu-
lement les points de rapprochements qui nous ser-
viront à établir notre parallèle. Les deux actions se
65 passent à des époques à peu près pareilles: une cons-
piration fait le sujet de l'une et l'autre pièce; dans
les Vêpres, elle est dirigée par Jean de Procida,
noble Sicilien, contre le gouvernement de Charles
d'Anjou, frère de saint Louis ; [dans Louis IX,
70 elle est suscitée par Nouradin, prince syrien, en
faveur de Saint-Louis, contre Almodan, soudan
d'Egypte; dans les Vêpres, elle est tramée depuis
longtemps ;] dans Louis IX, elle éclate par hasard.
L'amour de la liberté, l'oppression de la Sicile, la
75 tyrannie des Français, voilà les motifs de Procida ;
la fidélité à la foi jurée, les périls des chrétiens, le
despotisme du soudan, tels sont les mobiles de
[i. Bossuet. (C. L.)|
56 nous avons besoin, comme dit Bossuet, de — 66 de
l'une et de l'autre
86 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Nouradin ; tous deux parviennent à leur but : l'un
massacre les Français, l'autre détrône le Soudan.
80 II faut convenir que si les sujets de ces tragédies ont
quelques points de ressemblance, la différence des
lieux et des caractères rend cette ressemblance im-
perceptible. Le farouche Procida est aussi loin du
loyal Nouradin, que le généreux Montfort de l'in-
85 flexible Almodan. Les caractères de M. Casimir
Delavigne sont beaucoup plus dramatiques que
ceux de M. Ancelot, et il a su les opposer et les
enchâsser d'une | manière bien plus théâtrale. Le [67]
vice radical de sa pièce est, selon nous, d'y avoir
90 introduit l'amour ; cette passion, dont le dévelop-
pement est gêné par celui d'une grande conspira-
tion, ne peut tenir que la seconde ligne dans sa
tragédie, et l'amour, au théâtre comme ailleurs,
veut toujours la première place. Il a pu fournir à
95 M. Delavigne quelques inspirations heureuses;
mais s'il n'a pas nui au rôle de Procida, il a rendu
presque nulle la peinture de l'amitié entre Lorédan
et Montfort. C'est précisément à cette amitié,
tracée avec énergie et sensibilité, que iM. Casimir
100 Delavigne aurait pu devoir une belle tragédie.
Dans la pièce telle qu'elle est, l'amitié de Lorédan
pour Montfort, froissée par son amour pour Amélie
et son obéissance envers son père, ne peut résister
tant qu'elle n'a pour défense que le souvenir de la
jo5 fraternité d'armes; aussi n'éclate-t-elle réellement
que dans deux scènes fort belles et fort courtes
[(la vr du IV" acte, et la iv* du V')]; dans tout
le reste de la tragédie elle est plutôt racontée que
80 Mais si les sujets — 90 Ja passion
2' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 87
peinte. Si, au contraire, Lorédan et Montfort
110 eussent été liés par de grands services mutuels,
sans amour et sans jalousie; si l'ardent attache-
ment de Procida pour son pays et l'inflexible fidé-
lité de Montfort pour son roi eussent montré, dans
le succès ou l'avortement de la conspiration, l'iné-
ii5 vitable mort de l'un des deux; croit-on que Loré-
dan, indécis entre le devoir et la reconnaissance,
la patrie et l'honneur, contraint de trahir son père
ou d'immoler son ami, épouvanté des périls qui les
menacent^ ne pouvant sauver l'un sans perdre
120 l'autre, et voulant les sauver tous deux, croit-on
que Lorédan, dans cette situation terrible, n'aurait
pas créé cette péripétie vraie, attachante et théâ-
trale sans laquelle on peut faire de belles scènes,
mais non une belle tragédie? | Nous aurions eu, il [68]
125 est vrai, Amélie et quelques jolis vers de moins,
mais Montfort aurait gagné en dignité, Lorédan
en chaleur, et Procida n'aurait rien perdu[. Nous
disons que Procida n'aurait rien perdu,] parce que
nous ne croyons pas qu'il puisse rien gagner.
i3o Ce caractère est singulièrement bien tracé; on doit
savoir gré à M. Delavigne d'une conception grande
et imposante qui efface bien des défauts. Procida,
sombre, ardent sans imprudence, fanatique sans
enthousiasme, intrépide sans témérité, nous offre,
i35 à quelques taches près, le vrai conspirateur. La
nature, l'amour, la reconnaissance sont à peine
pour lui des sentiments; il n'a qu'une passion, la
n5 de l'un d'eux — 122 une péripétie vraie, saisissante et —
129-130 qu'il ait rien à gagner. Le caractère de Procida est en
effet — i3i à M. Casimir Delavigne — i3i conception haute
et sévère
88 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
liberté : tout le reste n'est qu'accessoire ; il salue
les murs de sa patrie, et son premier mot le révèle
140 tout entier :
Vous serez affranchis du joug- de réU'ang"er.
Son fils se plaint de Montfort :
Il me traite en coupable...
II te traite en esclave.
145 [Enfin il est vainqueuret voilà son cri de triomphe :
Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre.]
Procida est trop farouche pour mériter l'admi-
ration; il excite l'étonnement, il attache sans inté-
resser, il frappe sans émouvoir; le malheur est que
i5o Montfort ne s'adresse pas toujours à la partie du
cœur dont Procida ne s'empare point. Si les deux
rôles étaient de la même force, chacun dans leur
genre, l'action ne languirait jamais : s'il n'y avait
pas d'amour, elle serait rapide et entraînante.
i55 La tragédie de M. Casimir Delavigne est quel-
quefois froide; mais celle de M. Ancelot est sou-
vent ennuyeuse :
L'ennui naquit un jour de l'uniformit j.
L'uniformité est en effet le défaut capital de [69]
160 Louis IX. Nous ne prétendons pas cependant que
Saint Louis ne puisse être mis sur la scène : un
roi chevalier plaira toujours à des yeux français,
et l'histoire nous montre quelquefois le caractère
du pieux monarque aussi dramatique que celui de
147-149 Procida, trop farouche pour attirer la sympathie,
nous frappe sans nous émouvoir
2" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 89
i65 Henri IV ou de François I" ; le tout est de le met-
tre en situation : Saint Louis, héros à la Massoure,
ne fut plus qu'un saint à Memphis, et au théâtre
un saint est moins qu'un héros. Ces âmes célestes
sont trop monotones pour nous ; nous voulons voir
170 partout des passions, parce que nous en avons.
Mais cette uniformité dans le caractère de Saint
Louis n'est pas la seule qui répande un froid gla-
cial sur la pièce de M. Ancelot; Joinville ressem-
ble à son maître, Philippe ressemble à Nouradin,
175 Châtillon ressemble à Raymond, et Almodan ne
ressemble à rien. Ce dernier personnage, où la
bassesse, la tyrannie, l'orgueil et la cruauté se trou-
vent réunis sans aucun mélange de grandeur, ne
peut inspirer que le mépris, pour ne pas dire le
i8o dégoût; et nous sommes surpris qu'on l'ait toléré
sur la scène. La rébellion de Nouradin est fort in-
différente au spectateur; il méprise Almodan con-
tre qui l'on combat, et s'intéresse fort peu à
Louis IX, qui s'intéresse si peu à lui-même. En
i85 voilà certes bien assez pour justifier nos critiques :
toutefois la pièce a réussi, et en voilà beaucoup
pour les démentir. Il est vrai que l'on a attribué
au style la majeure partie de ce succès; mais l'on
a ajouté que, sous ce rapport surtout, Louis IX
ifjo l'emportait de beaucoup sur les Vêpres siciliennes.
[C'est cette dernière assertion qui nous reste à exa-
miner dans un prochain article, en appuyant tou-
jours notre avis par de fréquentes citations.]
V. [Victor Hugo]
t88 succér^ et l'on a prétendu que
SPECTACLES
SECOND THEATRE FRANÇAIS
UN MOMENT D'IMPRUDENCE
Comédie en trois actes et en prose,
par MM. WAFFLARD et FULGENCE.
Il est difficile de ne point avoir de prévention
contre cette manie, aujourd'hui si commune à nos
auteurs, de réunir des imaginations toujours di-
verses et souvent contraires pour concourir au
5 même ouvrage. [On sent aisément les suites de ces
alliances forcées :] Cowley, pressé par le marquis
de Twickenham de s'adjoindre dans ses travaux
je ne sais quel poète obscur, répondit à Sa Sei-
gneurie qu'un âne et un cheval traîneraient mal
lo un chariot. [Nous ne tirerons pas les conséquences
du propos un peu breton de Cowley : nous pen-
sons toutefois que] deux auteurs perdent souvent,
1-23 Le début de cet article a été conservé, sans titre, dans
Littérature et philosophie mêlées, \, p. i53
9^ LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
en le mettant en commun, tout le talent qu'ils
pourraient avoir chacun séparément. 11 est impos-
i5 sible que deux têtes humaines conçoivent le môme
sujet absolument de la même manière ; et l'absolue
uniformité de la conception est la première qualité
d'un ouvrage. Autrement, les idées des divers col-
laborateurs se heurtent sans se lier, et il résulte de
20 l'ensemble une discordance inévitable qui choque î
sans qu'on s'en rende raison. Les auteurs célèbres, {
anciens et modernes, ont toujours travaillé seuls,
et voilà pourquoi ils sont célèbres. [Nous n'appro-
fondirons pas ce sujet, qui mériterait d'être mé-
25 dite, d'ailleurs nous perdrions nos peines; aujour-
d'hui tout se perfectionne, la vitesse passe avant
la solidité, et il faut plusieurs ouvriers pour cons-
truire un vaudeville, tandis qu'un seul suffit pour
démolir la chaumière du pauvre.
3o Telles étaient nos réflexions, le jour de la pre- [71]
mière représentation diUn Moment d'Imprudence,
avant que la toile fût levée. Nous savions que cette
comédie était de MM. Wafflard et Fulgence, et,
nous l'avouons avec regret, après l'avoir entendue,
35 nous persistons dans notre opinion sur le danger
du concours de deux auteurs au même ouvrage.
Ce n'est pas que la pièce nouvelle soit mauvaise;
mais elle serait meilleure si elle appartenait seule-
ment à celui des deux auteurs qui est supérieur à
40 l'autre. Le mélange de la médiocrité et du talent
17 unité de la conception — 21 auteurs excellents — ïi ils
sont excellents
1' LIVRAISON. — SPECTACLES. qS
déplaît toujours; et ce mélange se fait malheureu-
sement sentir dans Un Moment d'Imprudence.
Une femme qui va passer la soirée dans une mai-
son décriée, malgré les défenses d'un mari; un
45 mari qui se rend au même lieu, à l'insu de sa
femme ; un protecteur du mari, épris de la femme,
qui fait faire à celui-ci des vers pour sa moitié, sans
que le nouvel Arnolphe sache à qui ils sont desti-
nés; voilà en peu de mots le fond de la nouvelle
5o comédie. On sent qu'avec un dialogue souvent
plein d'esprit et un style qui, sauf quelques incor-
rections, présente les qualités nécessaires du genre,
les auteurs n'ont pas eu de peine à revêtir ce cane-
vas, peut-être un peu usé, de couleurs brillantes et
55 même nouvelles. La pièce a obtenu un succès mé-
rité, quoique légèrement contesté. Le parterre a
applaudi dans le rôle du valet et de l'intrigante,
plusieurs traits pleins de finesse et qui annoncent
dans les auteurs un mérite assez rare de nos jours,
C<) l'observation. On a encore beaucoup goûté la pein-
ture faite par Fréville à d'Harcourt, de la soirée
qu'ils vont passer chez M"" de Mondésir; nous
avons retenu le dernier trait : « Enfin, on rentre
chez soi la tête fatiguée, le cœur souvent pris et la
65 bourse vide. »
Mais en rendant justice à quelques scènes dont
le jeu des acteurs ne fait pas tout le mérite, le pu-
blic a signalé | dans le plan et le dialogue plusieurs
défauts de vraisemblance et de bienséance théâ-
70 traie? Ces taches sont faciles à effacer et ont déjà
disparu en grande partie. D'ailleurs, grâce à la
communauté de travail qui n'entraîne pas la soli-
darité de talent, iM. Fulgence peut, dans son par-
94 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
ticulier, les attribuer à M. Wafflard, et M. Wat-
75 flard à M. Fulgence; ce qui est bien une petite
consolation.
[Les auteurs souffrent moins lorsqu'ils souffrent ensemble.]
[Victor Hugo.]*
THEATRE DU VAUDEVILLE
LA SOMNAMBULE
Vaudeville en deux actes et en prose,
par MM. SCRIBE et ALEXANDRE DELA VIGNE.
Une chaise de poste qui verse, un domestique
poltron, un revenant, un capitaine étourdi, un ma-
riage fait et rompu, etc. ; voilà des choses bien re-
battues. Cependant, allez voir la Somnambule, et
5 quoiqu'elle renferme tout cela, dites-nous si le pre-
mier mérite de cette charmante pièce ne vous paraît
pas la nouveauté. Ce joli vaudeville ressemble à
ces décorations fraîches et brillantes que le machi-
niste monte sur de vieux ressorts, ou plutôt à ces
10 physionomies originales qui n'ont pourtant d'au-
tres éléments que ceux de toutes les figures humai-
nes. Que nos vaudevillistes par métier n'aillent pas
demandera MM. Scribe et Alexandre Delavigne
* A la table, la signature H.
2' LIVRAISON. — SPECTACLES. 95
leur secret : ce secret-là ne peut se communiquer;
i5 c'est le talent.
Depuis longtemps aucun théâtre n'avait vu (les
genres mis à part) un succès aussi éclatant, et, ce
qui est plus encore, aussi mérité. Nous n'analyse-
rons pas le vaudeville nouveau; l'ennui qu'inspire
20 une analyse est presque toujours en raison directe
du plaisir que cause un ouvrage, et, dans ce cas,
nous risquerions d'être mortellement | ennuyeux. [73]
La Somnambule est un petit chef-d'œuvre où nous
aurions honte de relever quelques invraisemblan-
25 ces et peut-être quelques incorrections. Ces défauts
sont si légers, que nous ne savons si les auteurs
doivent chercher à les effacer : souvent, quand le
tissu est délicat, en voulant enlever une tache on
le déchire.
3o Parmi la foule de scènes vives et animées que
présente cet ouvrage, il serait aussi difficile de
trouver une situation froide qu'il est malaisé de
trouver une idée dramatique dans la plupart des
pièces qui se succèdent journellement sur nos
35 théâtres. Le style rappelle quelquefois la manière
de Beaumarchais; et pour la liaison des scènes et
le naturel du dialogue, les auteurs ne nous sem-
blent pas inférieurs â Sedaine. L'intérêt ne languit
jamais, et l'attention est constamment éveillée,
40 sans être fatiguée. Les plaintes de Cécile vous at-
tendrissent et, le moment d'après, vous riez aux
éclats des plaisanteries de Frédéric. Voilà l'art
tant vanté par Boileau.
Rendons aussi justice aux acteurs : il est difficile
45 de jouer avec plus d'ensemble et d'aplomb. Le joli
rôle de Cécile est encore embelli par une actrice
g6 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIF^E.
fort aimable, et, il faut le dire, sans son jeu plein
de grâce et de vérité, la scène de la Somnambule,
au second acte, paraîtrait un peu hasardée. Nous
5o croyons qu'il est impossible de ne pas applaudir,
lorsque Gonthier, présentante son ami les grands-
parents de sa future, chante avec cet air d'abandon
qu'on lui connaît :
Mais vois un peu quelles tournures I
55 Ils sont bien généreux, vraiment,
De montrer gratis des figures,
Qu'on irait voir pour de l'argent.
Nous dirons en passant quelques mots de la
Féerie des Arts, vaudeville récemment représenté
60 sur le même | théâtre et que nous avons revu avec [74]
plaisir après laSomwam^w/e. Cette fiction, destinée à
célébrer ï Exposition des produits de l'industrie et le
Salon de 1819, est ingénieuse, mais un peu froide.
Les couplets sont en général bien tournés; mais
65 les vers que récite le génie de Cachemire doivent
tout ce qu'ils ont de gracieux au débit de M"" Mi-
nette. On applaudit avec transport l'éloge des
beaux tableaux de MM. Gros et Girodet, unique-
ment à cause du génie de M. Girodet et du noble
70 sujet traité avec tant de talent par M. Gros. Cepen-
dant plusieurs scènes pétillantes d'esprit rachètent
la faiblesse des autres; et dans tous les cas, si vous
avez pour soutien le jeu enchanteur de M°"Perrin,
Non ego multis
75 Oft'endar maculis.
[Victor Hugo.]*
* A la table, la signature H.
•2" LIVRAISON. — SPECTACLES. 97
THÉÂTRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN
CADET-ROUSSEL PROCIDA
Parodie, en un acte et en vers, des Vêpres siciliennes,
par MM, DUPIN et CARMOUCHE.
Nous nous étions bien promis de garder le si-
lence sur ces théâtres secondaires, qui n'ont servi
qu'à corrompre le goût et à avilir la littérature;
cependant tout Paris a été rire du personnage ridi-
5 cule de Cadet-Roussel, représenté par Potier, et
affublé du surnom pompeux de Procida. La que-
relle des comédiens de campagne a excité plus de
gaîté que les discordes de la Sicile n'avaient fait
verser de larmes; et puisque nous entretenons nos
10 lecteurs de la tragédie de M. C. Delavigne, nous
ne pouvons refuser quelque attention à la parodie
ingénieuse et piquante de MM. Dupin et Car-
mouche.
Si toutefois nous lui donnons place dans ce re- [75]
i5 cueil, c'est parce que nous comptons en extraire
quelques jolis vers et la verve et l'esprit sont des
qualités que l'on doit priser partout où elles se
rencontrent.
Aunconspirateurenrôlantdesconjurés, MM.Du-
20 pin et Carmouche opposent d'une manière plai-
sante un vieux comédien recrutant des acteurs.
Quand Procida s'écrie d'un côté :
Longtemps j'ai parcouru nos déplorables villes, etc., etc.,
Cadet-Roussel dit de l'autre :
98 LE CON'SERVATKUR UTTÉRAIKE.
25 Je fus jusqu'en Belgique.
Quoique vieux, par chemin, soir et matin courant,
J'ai marché, mon cher fils, comme le juif errant.
En tous lieux déguisé, n'ayant ni sou, ni maille.
Mes lauriers reposaient bien souvent sur la paille.
3o Pendant notre clôture, en ces jours de malheur.
Il m'a fallu dîner plus d'une fois par cœur,
Et, comme Zapata, dans les eaux des fontaines.
Tremper quelques croûtons âgés de six semaines.
Ces vers sont spirituels; nous citerons encore
35 les suivants, qui sont vraiment bien tournés :
Il verra ses billets au rabais refusés,
Et tous ses contrôleurs dormir les bras croisés.
De ses quinquets mourants la lueur inégale.
Gomme un phare isolé, s'éteindra dans la salle,
40 Et pour tous spectateurs, il aura les ouvreuses,
Les garçons, les pompiers, les vieilles habilleuses !
On trouve d'autres morceaux également bien
écrits dans cette parodie; mais parmi des traits
dignes de la comédie, on est fâché de voir de ces
45 jeux de mots qui vous rappellent désagréablement
que vous ne lisez qu'une farce.
HOMÉLIE à CADET-ROUSSEL [76
La pièce est bonne?
Elle est des plus jolies,
5o Et les Vêpres, dit-on, sont vraiment accomplies.
MORODAN
Nous sommes dans ce cas sûrs de notre salut, etc.
'J* LIVRAISON. — SPECTACLES. 99
et des expressions triviales, telles que reluquer,
gober, etc., qui sont tout au plus tolérables dans
une parade.
H. [Victor Hugo.]
55 ^*^ Aux Français, quelques détails agréables et
un dialogue parfois spirituel, ont fait accueillir
favorablement Les Deux Méricourt, comédie en un
acte et en vers, de M"' Vanhove. Nous aurons oc-
casion de reparler de cet ouvrage.
60 Le comité a reçu à l'unanimité une tragédie,
Régulus, de M. Arnault, fils de l'auteur de Germa-
nicuSy et le Folliculaire, comédie en 5 actes et en
vers, de M. Delaville, auteur de Campaspe, d'Ar-
taxerce, etc.
65 Tibère, dont les répétitions se suivent avec acti-
vité, sera joué avant la fin du mois, si la police le
permet.
^*^ Aux Variétés, M. Ledoux s'est déclaré cou-
pable d'un Destouches, que le public payant a
70 accueilli avec une grande froideur.
^*^ Au Cirque Olympique, -Poniatowski vient
de succéder à Kléber; les amateurs ont trouvé dans
ce mélodrame les plaisirs ordinaires, un régiment
de cavalerie, deux d'infanterie et du canon.
[771
REVUE LITTERAIRE'
LES TROIS NUITS D'UN GOUTTEUX
Poëme en trois chants,
par M. le Comte François de NEUFCHATEAU,
de l'Académie Française.
M. le comte François de Neufchâteau ne peut
donner tout son temps aux ouvrages nombreux et
importants qui l'occupent. La Goutte avec sa craie
vient le distraire de ses travaux; et alors, pour
5 apaiser la maladie, il se ressouvient de ces douces
Muses qui ne l'ont jamais oublié. On retrouve
dans les Trois Nuits d'un Goutteux, la grâce et la
facilité qui caractérisent les Fables de l'auteur. Ce
poëme adressé à un jeune médecin, M. Circaud, et
lo inspiré par la reconnaissance, renferme des détails
qui rappellent la manière de Ducis. Voici comment
I. La Session des Chambres venant de s'ouvrir, les nou-
veaux opuscules littéraires vont devenir plus rares. Aussi,
dans notre Revue nous examinerons, avec les poésies du
jour, toutes celles qui, publiéeis dans le courant de l'an-
née 1819, nous paraîtront offrir quelqu'intérêt, ou pouvoir
faire naître des observations utiles. (C. L.)
I02 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
M. François de Neufchâteau nous peint ses amis
apprêtant sa tisane de hêtre :
Sans sortir de ce beau jardin,
i5 Au mystère innocent l'on travaille soudain.
La Naïade du voisinage
Prête une eau qui s'échauffe aux trépieds de Vulcain.
L'amitié même a, de sa main,
Au fond de la théière arrangé ton feuillage
20 En nombre impair; nombre divin :
Mon Virgile l'a dit, respectons son adage.
Ces vers sont fort jolis. Aussi ne croyons-nous
pas tout à fait M. F. de Neufchâteau, lorsqu'il
nous dit :
25 Virgile, heureux amant de la Muse champêtre, [78]
Reposant à l'ombre d'un hêtre,
Sous le nom de Tityre enflait ses chalumeaux.
Je ne suis point Tityre, et n'ai rien de Virgile,
Qu'une santé non moins fragile,
:k) Et son goût pour les champs, les bois et les troupeaux.
Il doit être doux à M. Circaud d'être loué dans
des vers tels que les suivants :
Une plus douce destinée
L'aurait fait dans Paris monter au premier rang;
35 Mais l'amour du pays, cet aimable tyran.
Tient ici son âme enchaînée.
Plutarque ainsi dans Rome appelé par Trajan ,
Aima mieux vivre à Chéronée.
Enfin, nous citerons, comme pleins d'abandon et
40 de poésie, ces vers adressés au hêtre ; on y recon-
naît celui que Voltaire nomma son héritier :
!•' LIVRAISON. — REVC1-: LITTKRAI UE. lo3
Dans ce pays sauvage et charmant à la fois.
Où l'amitié cacha son temple au fond des bois,
Bel arbre, que viens-je te dire:'
45 Sur ton écorce, hélas! je n'ai rien à graver;
Après sept fois dix ans lorsqu'à peine on respire,
A des chiffres d'amour on est loin de rêver.
Ce dernier sentiment qui se réveille au cœur du
vieillard souffrant, a quelque chose de grave et de
St) touchant. C'est ainsi que le vieux Benserade, après
avoir dit adieu à la fortune et à tous les hochets
du monde, se ranimait encore pour s'écrier :
Adieu, toi-même, amour, bien plus que tous les autres
Difficile à congédier!
55 De tous les vers de ce poète, ceux-là sont peut-
être les seuls qui partent du cœur.
M. le comte F. de Neufchâteau nous promet [79]
pour l'hiver prochain ses Poésies diverses, que le
monde littéraire attend avec impatience; il nous
60 annonce pour la même époque les 'Mémoires de sa
vie, qui ne peuvent manquer d'éveiller de leur côté
la curiosité du monde politique.
[Victor Hugo]*
» A la table, la signature U.
I04 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
AUX MISSIONNAIRES DE L'IRRELIGION
Poëme, par M. P.-A. VIEILLARD.
Le titre de cet ouvrage en indique assez l'inten-
tion et le but. L'auteur, aux principes destructifs
des soi-disant philosophes, oppose des doctrines
fondées sur la raison et la vérité. La pureté des
5 opinions religieuses et politiques de M. P.-A. Vieil-
lard nous paraît aussi digne d'éloges que la dé-
cence et la modération avec lesquelles il les expose.
Cet opuscule, quoique faiblement écrit, se fait lire
cependant; peut-être parce que le lecteur, sans y
lo reconnaître la touche du poète, y trouve toujours
les sentiments de l'homme de bien.
Rome, Athènes, jamais, aux jours de leur grandeur,
Ont-elles des autels outragé la splendeur?
Ah! ces républicains, qu'on nomma nos modèles,
t5 Du moins gardaient aux Dieux des hommages fidèles;
Le blasphème toujours indigna leur vertu,
Et l'espoir du néant leur était inconnu.
Que dis-je! le sauvage offre un culte sincère
A l'astre protecteur qui l'échauffé et l'éclairé;
20 Le spectacle imposant dont s'étonnent ses yeux,
Parle à son cœur ému, lui révèle des Dieux, etc.
Malheureusement tout le poëme n'est pas écrit
sur ce ton; nous n'osons en faire un reproche à
M. P.-A. Vieillard. Si la critique doit toujours être
25 tempérée par la bienveillance, c'est sans doute
pour l'auteur modeste, qui semble, | en publiant [80]
(
•-' LIVRAISON. — RKVLK IJTTERAlllE. lOD
ses écrits, moins consulter la vanité du poète,
avide de renommée, que la conscience de l'honnête
homme, jaloux de se rendre utile. F.
jj*» On vient de mettre en vente chez Le Nor-
mand, imprimeur-libraire, rue de Seine, n" 8,
Le Frondeur^ comédie en un acte et en vers de
M. J.-C. Royou, dont nous avons rendu compte
r dans notre précédente livraison. La lecture de cet
ouvrage nous a confirmés dans l'opinion que, si le
plan laisse beaucoup à désirer, le style est souvent
celui de la haute comédie, et digne d'un ouvrage
plus important.
lo 'T'hocion, tragédie du même auteur, est sous
presse. On se souvient que les représentations de
cette tragédie furent arrêtées à la quatrième, parla
retraite de St-Prix. Le Théâtre-Français, qui cher-
che à balancer les succès du second théâtre, devrait
i5 remettre T^hocion à l'étude; et si Talma se char-
geait du principal rôle, comme on assure qu'il en
a l'intention, l'auteur et l'acteur obtiendraient un
triomphe éclatant. Talma a montré, dans Athalie,
un talent qui se déploierait merveilleusement dans
20 '^Phocion; car cette pièce, dont le style est encore
la partie la plus remarquable, offre de beaux mou-
vements et des situations vraiment dramatiques.
^*^ On publie, depuis 1817, à Malacca, en Chine,
un journal littéraire périodique, rédigé en anglais;
I06 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
25 il est intitulé : Le Glaneur Indou-Chinois, et l'au-
teur, missionnaire anglais, M. Milne, joint à de
grandes connaissances scientifiques, acquises en
Europe, une étude approfondie de la langue et de
la littérature chinoise.
TROISIEME LIVRAISON
(Janvier 1820.)
POÉSIE ^**î
ÉPITRE A BRUTUS
Les Vous et les Tu.
Quien baga aplicacîones
Con su pan se lo coma.
(Yriajrtb.)
Brutus, te souvient-il, dis-moi.
Du temps où, las de ta livrée.
Tu vins, en veste déchirée.
Te joindre à ce bon peuple-roi
5 Fier de sa majesté sacrée.
Et formé de gueux comme toi?
Dans ce beau temps de république.
Boire et jurer fut ton emploi;
Ton bonnet, ton jargon cynique,
lo Ton air sombre, inspiraient l'efifroi;
Et, plein d'un feu patriotique.
Pour gagner le laurier civique,
Tous nos hameaux t'ont vu, je crois,
Fraterniser à coups de pique,
i5 Et piller au nom de la loi.
Littérature et Philosophie mêlées, t. I, p. 164, sous le titre :
Les Vous et les Tu d'après la révolution. Aristide à Brutus.
Retouches assez importantes (L). — Repris dans Victor Hugo
raconté... sous le titre : Les Vous et les Tu. Aristide à Brutus.
Rétablit le texte intégral du Conservateur avec quelques
variantes que je signale {R).
I 10 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Las ! l'autre jour, monsieur le prince,
Pour vous parler des intérêts
D'un vieil ami de ma province.
J'entrai dans votre beau palais.
20 D'abord, je fis, de mon air mince,
Rire un régiment de valets;
[Votre Suisse, à ma révérence,
Répondit par un fier souris,
Et quatre mots, dont l'insolence
25 Fut bien tout ce que j'en compris.
Tout le long d'une cour immense.
J'essuyai l'orgueilleux mépris
Des jockeys de Votre Excellence ;
Enfin pour attendre audience,
3o Je pénétrai sous vos lambris.
Là, je vis un vieux militaire
Qui, redemandant ses drapeaux.
Allait recevoir pour salaire [82]
Et l'indigence, et le repos.
35 Plus loin, c'était un doctrinaire
S'obstinant sans cesse à se taire
Pour ne pas perdre son pathos.
Qu'il vend fort cher au ministère.
Une perruque à trois marteaux
40 Cachait assez mal la figure
D'un ancien brûleur de châteaux
Qui voulait une préfecture :
Pour moi, j'étais à la torture;
23-49 Supprimés en L et remplacés par :
Puis relégué dans l'antichambre.
Tout mouillé des pleurs de Décembre,
J'attendis près du feu cloué
Et, comme un sage du Pirée,
Opposant, de tous bafoué,
Au sot orgueil de la livrée
La fierté du manteau troué.
24 B En quatre mots. — Zi R vieux solitaire
3* LIVRAISON. — POF.SIE. III
Méprisé de ces grands esprits,
45 II fallut souffrir, sans murmure.
Que l'un de vos chiens favoris
Laissât en passant son ordure
Sur l'habit qui fait ma parure.
Et dont je dois encor le prix.]
5o Enfin mon tour vient; je m'élance,
Et l'huissier de Votre Grandeur
Me fait traverser en silence
Quatre salons dont l'élégance
Égalait seule la splendeur.
55 Bientôt, Monseigneur, plein de joie,
Je vois, sur des carreaux de soie.
Votre Altesse, en son cabinet.
Portant sur son sein, avec gloire.
Un beau cordon, brillant de moire,
6iT De la couleur de ton bonnet.
[« Eh bien! cher Brutus!... » Mais je pense
Que tu ne me reconnus pas.
Car à ces mots. Votre Excellence,
Vers la porte faisant trois pas,
65 Y mit sa vieille connaissance.
Ah I Monseigneur, sur votre seuil
Ne craignez plus qu'on se hasarde :
J'aime mieux mon humble mansarde
Qu'un hôtel qu'habite l'orgueil.
70 Moi, je m'estime, et je regarde
Les sots et les fous du même œil.
Je ris. courbé sur mon pupitre.
Quand, troublant mon pauvre séjour, [83J
5o L On m'appelle enfin, je m'élance — 53-54 L a dont l'élé-
gance | Egalait seule la splendeur. » — 61-98 Supprimés en L
et remplacés par :
Quoi ! C'était donc un prince en herbe
Que mon cher Brutus d'autrefois !
On vous admire, je le rois ;
IÎ2 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Ce char, qui fait trembler ma vitre,
75 Porte Votre Altesse à la cour
Du roi, qui dut, à si bon titre,
Te faire pendre à son retour.
Dés que la bise de décembre
Souffle la neige sur mes toits,
80 Je vais, pour ménager mon bois,
M'installer gaîment dans la chambre.
Là, Monseigneur, je ris tout bas
Lorsqu'en de pénibles débats,
Craignant quelque langue importune,
85 Votre Excellence, avec fracas.
Court pérorer à la tribune.
Lasl en termes moins arrondis.
Brutus, je t'entendais jadis
Déraisonner à la Commune.
90 Je ris encor, quand un badaud
Vante vos discours, votre st^ie;
Trop souvent sans peine un lourdaud
Passe ainsi partout pour habile.
Or, il convient qu'en son haut rang,
95 Votre Altesse ait un secrétaire ;
Car ton père, rustre ignorant.
Ne t'a point appris la grammaire.
Monsieur le prince, toutefois,]
Votre savoir passe en proverbe;
100 Vos festins sont dignes des rois.
Vos cadeaux sont d'un goût superbe;
Homme d'état, votre talent
Éclate en vos moindres saillies,
Et si vous dites des folies,
io5 Vous les dites d'un ton galant :
Quant à moi, je ris en silence ;
Car puisqu'aujourd'hui l'opulence
81 R gaîment à la chambre — 88 iî je t'entendis
3' LIVRAISON. -- l^OÉSIE. Il3
Donne tout, grâce, esprit, vertus.
Les bons mots de Votre Excellence
Étaient les jurons de Brutus.
[Mais je vois à votre colère.
Qu'en répétant ce nom bourgeois
Dont vous étiez fier autrefois, [84]
J'ai le malheur de vous déplaire.
Vous n'entendrez donc plus ma voix :]
Adieu, Monseigneur; sans rancune.
Briguez les sourires des rois
Et les faveurs de la fortune :
Pour moi, je n'en attends aucune.
Ma bourse, vide tous les mois,
Me force à changer de retraites;
Vous, dans un poste hasardeux,
Tâchez de rester où vous êtes,
Et puissions-nous vivre tous deux,
Vous sans remords et moi sans dettes !
Excusez si, parfois encor,
J'ose rire de la bassesse
De ces seigneurs tout brillants d'or,
Dont la foule à grands flots vous presse,
Lorsqu'entrant, d'un air de noblesse,
Dans les salons éblouissants
Du pouvoir et de la richesse,
L'illustre pied de Votre Altesse
Vient salir ces parquets glissants
Que tu frottais dans ta jeunesse.
Aristide. [Victor Hugo]
lU-iiS Supprimés en L. — 128 L De ces courtisans brillants
i3"or.
114 '-E CONSERVATEUR LITTKRAIRE.
STANCES A THALIARQUK
Laisse là les chagrins d'une vaine prudence,
Thaliarque, et n'en crois qu'à ton joyeux désir;
Le présent est pour le plaisir,
Et l'avenir pour l'espérance.
5 Le présent est à toi; l'avenir est aux dieux;
Ne les outrage pas en t'affligeant d'avance;
Jouis de leurs bienfaits, crois en leur indulgence,
Et contente-toi d'être heureux.
Celui-là seul, mortels, comprend sa destinée,
lo Qui, tout le long du jour, assis dans un festin ,
Jouit gaîment de sa journée,
Sans nul souci du lendemain.
"Vois ce stoïcien, malheureux qu'on admire, jSÔJ
Il nous regarde, armé d'un oeil indifférent ;
i5 II nous insulte d'un sourire.
Et se détourne en soupirant.
Te verrons-nous toujours, avec un soin frivole,
Épargner ces trésors par ton père amassés,
Lycus? quoi! crains-tu donc qu'il ne t'en reste assez
20 Pour payer la fatale obole?
Buvons, rions, chantons, soyons des fous heureux [
N'attendons pas, amis, que la pâle vieillesse
"Vienne, ridant nos fronts joyeux,
Nous condamner à la sagesse.
25 Pour moi, toujours fidèle au doux dieu des chansons.
Je veux de la mort même égayer l'arrivée,
Et parer en riant de mes derniers festons
Sa faux sur ma tète levée.
E. Hugo.
LIVRAISON. — POÉSIE. Il5
ÉLÉGIE
Non, jamais de ma mémoire
Ce grand jour ne sortira,
Où mon âme soupira
Des vœux, autres que la gloire;
5 Ce jour, grand dans mon histoire.
Où ma froideur expira.
Amour longtemps en rira;
Dans sa coupe j'osai boire,
Et sa coupe m'enivra,
lo Je ne voulais pas le croire.
Ainsi, l'homme du Seigneur,
Qui, victorieux des ondes,
Survécut à tous les mondes,
Fut vaincu par la liqueur,
i5 Produit des vignes fécondes.
Mais que Noé fut heureux!
Car son ivresse infidèle
Ne dura qu'une heure ou deux.
Et la mienne est éternelle.
J.-J. Reim. [J.-J. Ader)
Il6 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
ÉPIGRAMME [86]
Jamais Damis, fier de ses doctes veilles,
Ne me salue : Ehl cher Damis,
Pourquoi me cacher tes oreilles
Quand tu m'as montré tes écrits?
D. MoNiÈREs. [Abel Hugo.]
LITTÉRATURE FRANÇAISE
LA PANHYPOGRISIADE
OU LE SPECTACLE INFERNAL
DU SEIZIÈME SIÈCLE
Comédie épique, par M. Nepomucéne LEMERCIER,
de l'Académie française
(Premier article.)
Messire Arioste, où avez-vous pris toutes ces bouf-
fonneries? demandait un cardinal fameux au poète
de Ferrare. Telle a été la question que la plupart
de nos aristarques modernes ont adressée à M. Le-
mercier. Comme le bon cardinal qui ne voyait dans
le Roland furieux que certaines peintures cyniques
et quelques plaisanteries de mauvais goût, ils n'ont
voulu voir dans la Panhypocrisiade que ce qui est
trivial et bouffon : la forme était bizarre; ils ont
proclamé le poème ridicule.
M. Lemercier a voulu offrir à son siècle, sous
une enveloppe extraordinaire, des vérités qu'il juge
trop hardies pour les présenter toutes nues. La
philosophie et la morale, |traitées méthodiquement,
ennuient; le poète paraît s'être proposé de les met-
tre en action, n'importe de quelle manière, pourvu
xju'elles ne puissent effrayer les esprits frivoles.
Il8 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
L'auteur de Gargantua avait déjà conçu et achevé
le même dessein; nous ne prétendons néanmoins
20 établir aucune comparaison entre M. Lemercier et
Rabelais : le premier est aussi différent du second
que le dix-neuvième siècle du seizième. Le curé de
Meudon, souvent gai et plaisant, est toujours cy-
nique; M. Lemercier, avec moins de gaieté, est
25 plaisant quelquefois, et souvent éloquent.
Celui qui a vu de près l'espèce humaine, qui a su
démêler, à travers le faste de l'apparence, les mo-
tifs secrets de ses vertus et de ses vices, celui-là
peut rarement se défendre d'un mouvement de ré-
3o pugnance et de mépris pour les choses de la so-
ciété; et si une âme noble, un génie brillant Télé-
vent au-dessus du commun des hommes, il germe
dans son cœur une sorte de tristesse et de dégoût
qui lui fait sentir combien il est déplacé parmi eux.
35 II est forcé d'y vivre : alors son génie s'éveille, il
accueille d'un rire sardonique les sottises des uns
et les préjugés des autres ; il examine les jugements
du vulgaire, et convaincu bientôt que le respect
est souvent là où devrait être le mépris, que la jus-
40 tice n'est parfois qu'une injustice déguisée, il né-
glige de fixer son opinion sur tout ce qui occupe
le monde, et enveloppe du même dédain ce qui est
flétri comme vice, ce qui est honoré comme vertu.
Quelquefois, cependant, détrompé par un exemple
45 particulier, il revient à lui, s'accuse de son injus-
tice, et rend à chaque chose le sentiment qui lui
est dû. Telle a été, sans doute, la disposition d'es-
prit de M. Lemercier en composant son nou|veau [88]
poème. L'humeur caustique et chagrine du philo-
5o sophe contempteur des admirations de la société,
.->• LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. II9
s"y fait sentir en quelques passages, comme aussi,
dans d'autres, le cœur de l'homme de bien admi-
rateur des vertus obscures et modestes. Enfin (de
même qu'il le dit lui-même dans son épître dédi-
55 catoire au Dante) « la haute et mordante raillerie
qui l'anime n'est point celle de la méchanceté, mais
d'une vive indignation de la vertu contre le vice. »
Nous n'examinerons pas d'après les règles un
poème qui les viole toutes. Pourrions-nous cher-
60 cher l'unité d'action dans la vie entière de Charles-
Quint? l'unité de personnage dans un plan qui
présente tour à tour sur la scène, François I", un
chêne, l'honneur, l'esprit des conciles, les vents,
les heures, etc..^ Trouverions-nous unité d'intérêt
65 dans un ouvrage où le poète parle à la fois des in-
fortunes d'une fourmi et de celles des peuples, de
Doria et d'un requin?
M. Lemercier s'est mis hors de la littérature
classique dans ce poème, dont nous ne balançons
70 point à condamner le genre ; mais, en même temps,
nous rendons un juste hommage à l'auteur qui,
après avoir conçu le plan le plus bizarre, a trouvé
dans son talent assez de ressources pour se faire
pardonner cette bizarrerie calculée, et pour allier
75 des traits d'une grande élévation à tout ce qui sem-
blait devoir les exclure.
Il serait inutile d'essayer de donner une idée de
cet ouvrage, que l'auteur appelle : Poème sur toute
hypocrisie (on voit que le cadre est vaste), et qu'il
80 suppose représenté devant les démons, dont les
tourments ont cessé pendant quelques heures. Il
faut absolument le lire pour croire jusqu'où peut
aller l'imagination humaine.
120 Lfi CONSKRVATliLR LITTÉKAIRE.
Après avoir adopté la forme du dialogue pour [89]
85 les actions qu'il veut représenter, M. Lemercier a
choisi ses interlocuteurs dans tout ce qui s'est pré-
senté à son esprit : l'espace, la mer, la honte, etc.;
et une fois admis, on est forcé de convenir que ces
personnages, qu'on n'avait jamais songé à faire
90 parler, disent tout ce qu'ils doivent dire. Leur dis-
cours est quelquefois trop vrai, et c'est ce qui a
attiré au poème le reproche de descendre jusqu'au
trivial.
Ces dialogues sont joints ensemble par des ar-
g5 guments en vers où l'auteur montre parfois une
originalité bien attachante.
Il est fâcheux que le style de M. Lemercier soit
comme le Jaire de certains peintres fameux dont
les tableaux demandent à être vus de loin. Il faut
100 juger plutôt l'effet d'un morceau que la manière
dont il est écrit. Ce n'est pas que M. Lemercier
manque de poésie, il y en a beaucoup dans ses
idées et même dans ses expressions ; mais la coupe
de ses vers est généralement sans élégance, et sa
io5 phrase sans harmonie. Il y a pourtant dans les vers
du poème singulier que nous examinons, un certain
charme produit par une richesse de détails si heu-
reusement choisis, par une élévation de sentiments
si peu commune, et souvent par des pensées nou-
iio velles ou exprimées d'une manière si neuve et si
pittoresque, que la lecture en est plus agréable que
celle de tels autres vers harmonieux, élégants et
même poétiques. On croit lire une langue étran-
gère peu différente de la langue française et à la-
ii5 quelle on s'habitue facilement.
Le morceau suivant offre, ce nous semble, le
.•)• LIVRAISON. — l.ITTERATURK FRANÇAISE. 131
type original de la manière d'écrire du poète, en
même temps qu'il présente une opposition tou-
chante et habilement tracée. La scène est dans
]•.-. Rome.
Un long pieu qui suspend des toiles déchirées, (90]
Est l'abri d'une vieille, humble et simple d'esprit,
Mais qui, des maux du temps, porte un cœur tout contrit.
Assise dans un coin, sous des palais superbes,
1:^5 Pour substanter sa vie, elle vend quelques herbes :
Fille d'un artisan, qu'a nourri son métier,
Cette veuve eut deux fils d'un époux ouvrier :
L'un, pour quelques liards, est mort dans les batailles;
L'autre, en un hôpital, est mort sans funérailles.
i3o Seule, âgée, en des murs dévastés par la mort,
Sa tranquille vertu confie à Dieu son sort :
Ainsi brille un feu pur dans l'argile grossière.
Un Manuel des Saints, recueil de la prière.
D'un latin non compris fit ses plaisirs pieux;
i35 Mais depuis qu'un long âge a fatigué ses yeux.
Sa mémoire retrace à ses pensers fidèles
Les psaumes qu'elle chante, et l'éclat des chapelles.
L'accent qu'adresse aux cieux sa tremblotante voix.
N'y monte pas moins haut que l'oremus des rois;
140 Et dans son rang abject, des hommes oubliée,
Aux anges du Seigneur elle se sent liée.
Non loin de cet objet triste et religieux,
Sous leur tente dressée, en leurs banquets joyeux.
Des chevaliers buveurs fêtant leur table ronde,
145 Se vantaient leurs exploits, source des pleurs du monde.
Alarçon est entre eux, scélérat sans terreur.
N'adorant d'autre dieu que l'or et l'empereur.
Et qui, geôlier cruel des captifs de son maître,
De Rome en sa prison tient aujourd'hui le prêtre :
i5o Lui seul, dur instrument, mérita qu'autrefois
Charles-Quint lui remît la garde de François :
122 I.E CONSERVATHUR LITTERAIRE.
Tel, veillant sur la proie aux chasseurs assurée,
Un chien féroce attend sa part de la curée.
On voit que, dans son style bizarre, M. Lemer-
i55 cier ne néglige aucun détail, et qu'il sait même
donner une grâce singulière aux choses les plus
difficiles à dire en vers.
D'un latin non compris fit ses plaisirs pieux [94]
est un vers charmant. Nous en dirons autant de
160 cette comparaison aussi juste que bien exprimée :
Ainsi brille un feu pur dans l'argile grossière.
Nous remarquons cependant, dans ce passage,
un vers dont l'expression n'est pas juste :
De Rome en sa prison tient aujourd'hui le prêtre.
i65 Le prêtre de Rome ne désigne pas plus le souve-
rain pontife que le prêtre de Paris n'en indiquerait
l'archevêque ; et cette expression est-elle bien conve-
nable pour nommer un prince souverain, le chef
de l'Église chrétienne? 11 est pénible de voir un
J70 membre de l'Académie française, employer une de
ces phrases banales qu'il faut laisser à la tourbe
d'écrivains qui a besoin d'attaquer quelque chose
de respecté pour attirer les regards. M. Lemercier
acquerra assez de célébrité par son talent, sans
175 qu'il lui soit nécessaire de rechercher le scandale
de l'irréligion.
Nous avons d'ailleurs vu avec étonnement qu'il
prenait souvent l'Église et les prêtres pour sujet
de ses sarcasmes. Son hardi scepticisme attaque
3' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 123
i8o même quelquefois les dogmes sacrés, et ses atta-
ques sont d'autant plus dangereuses, que le vul-
'' gaire, pour lequel il a cherché à écrire, distingue
avec peine le vrai du faux, et pourrait se laisser
entraîner par quelques déclamations déjà vieilles
i85 en prose, mais rajeunies en vers passablement
tournés.
M. Lemercier, dans son poème de fAtlatitiade,
a voulu créer une théogonie nouvelle que jamais
poète français n'adoptera. Combien il eût été plus
190 à désirer, pour sa gloire, qu'il eût employé le temps
I usé à composer cet ouvrage ridi|cule, à faire pas- [92]
ser dans la poésie française les beautés de la reli-
gion chrétienne.
Au reste, une chose nous a frappés dans notre
195 âge de lumières, c'est que tous nos hommes de
j talent sont religieux. M. Lemercier n'est pas, sans
doute, destiné à faire une exception; il est jeune
I encore, et, plus tard, il sentira, avec le temps, les
beautés d'une religion que tout le philosophisme
200 du dernier siècle n'a pu parvenir à rendre ridicule.
Puisse-t-il conserver alors le talent de les peindre!
A. [A bel Hugo.]
L'ESPRIT DU GRAND CORNEILLE
Par M. le Comte François de NEUFCHATEAU, de rAcadémic
française, etc. — De rimprimerie de P. Didot l'aîné.
[Sans croire qu'une maison acquise compense
une réputation perdue, nous pensons qu'il est des
cas où le système des compensations offre quelques
apparences de vérité. L'on se rappelle peut-être
5 ces éditions compactes qui excitèrent tant de scan-
dale, il y a deux ans, et qui, comme tant d'autres
sottises qu'on devrait laisser pour ce qu'elles sont,
firent heureusement plus de bruit que de mal. Le
premier de nos typographes, M. P. Didot, répare,
lo par sa belle collection des Classiques français, le
tort causé à la littérature par les incorrectes com-
pilations de quelques spéculateurs aussi avides
qu'il est désintéressé. Tous ces petits libraires phi-
losophes n'eurent pas la consolation d'atteindre le
i5 but qu'ils se proposaient; ils voulaient dépraver
la morale publique, ils ne corrompirent que l'art :
en fait de morale, nous n'avions plus grand chose
à perdre. M. Didot l'aîné, | au contraire, a poussé
l'art qu'il honore à sa perfection; sa collection des
20 Classiques rend son triomphe complet : il a posé
la borne; nous doutons que ses rivaux, que ses
successeurs mêmes puissent la franchir. Grâces à
lui, nos vieux auteurs, parés d'un luxe étranger à
Un fragment (320-36o) reproduit sans titre dans Littérature
et philosophie mêlées, I, p. 127.
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 125
leur siècle, semblent reprendre tout le charme de
25 la nouveauté; nos chefs-d'œuvre de littérature sont
devenus des chefs-d'œuvre de typographie; et
jM. p. Didot, en dressant, pour ainsi dire, un tro-
phée en l'honneur de nos grands hommes, élève
un monument à sa propre gloire.
3o Toutefois, M. Didot n'a pas négligé de s'aider,
dans cette immense entreprise, des lumières de
ces gens de lettres à qui la nature a donné le goût,
et l'étude, l'érudition. Sous ce rapport, nous nous
plaisons à rendre un tribut d'éloges mérités à
35 M. le comte François de Neufchâteau, l'un de nos
académiciens les plus distingués. Depuis longtemps
étranger aux dissensions politiques qui nous tour-
mentent, M. François de Neufchâteau se livre à
d'estimables travaux que son âge et ses infirmités
40 ne peuvent lui faire abandonner. Presque tousses
ouvrages sont écrits dans l'intérêt de la jeunesse,
et l'on voit que son plus grand désir est de rendre
sa vieillesse utile à l'enfance. Cependant il ne lui
consacre pas exclusivement sa plume, et l'on doit
45 à sa coopération à l'entreprise de M. P. Didot,
plusieurs excellents morceaux de littérature et de
critique. L'édition de Pascal semblerait aujour-
d'hui incomplète aux amis des lettres, si elle n'était
accompagnée de son judicieux Essai sur la langue
5o et les écrits de cet écrivain célèbre ; et le nombre
d'observations lumineuses et de faits curieux con-
tenus dans sa dernière Notice sur Gil-lilas^ la ren-
dent digne de faire suite à YEssai sur T*ascal.
Aujourd'hui, pour servir de complément aux (94]
55 chefs-d'œuvre de Corneille et aux commentaires
de Voltaire, M. F. de Neufchâteau publie un ou-
Ï26 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
vrage que son importance et son utilité placeront
peut-être au-dessus de son Essai sur Pascal et de
sa V\[otice sur Gil-Blas.
60 Bien des gens prétendent connaître le grand
Corneille, et savent seulement qu'on lui doit onze
• chefs-d'œuvre, et beaucoup d'autres productions
que l'on croit apprécier suffisamment en les dési-
gnant sous le nom banal de mauvaises pièces; en
65 sorte que la multitude relègue vingt et un ouvrages
de Corneille parmi la foule de nos nouveautés dra-
matiques, sous prétexte que ce sont aussi de mau-
vaises pièces. Voilà de nos jugements : comme si
le génie qui, dans ses écarts, peut être monstrueux
70 et ridicule, pouvait jamais être médiocre ! M. F, de
Neufchâteau venge notre grand tragique. Des vingt
et une pièces de Corneille qu'on ne lit pas, il a ex-
trait tout ce qui peut être lu, et mis au jour tout ce
qui doit être admiré. Les gens à petites vues crie-
75 ront que c'est tirer de lor du fumier; nous en con-
viendrons; mais, à coup sûr, ce fumier-là vaut
mieux que celui d'Ennius. On pourra en juger par
les citations suivantes.
Nous ouvrons le livre au hasard : voici comment
80 le grand Corneille, dans Andromède, raconte le
combat de Phinée et de Persée.
Aussitôt que Persée a pu voir son rival :
« Descendons, a-t-il dit, en un combat égal;
» Quoique j'aie en ma main un entier avantag-e,
85 » Je ne veu.\ que mon bras; ne prends que ton courage. ►»
« Prends, prends cet avantage, et j'userai du mien, »
Dit Phinée; et soudain, sans plus répondre rien.
Les siens donnent en foule, et leur troupe pressée
Fait choir Ménale et Glyte aux pieds du grand Persée.
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. \2J
<>j II s'écrie aussitôt : « Amis, fermez les yeux, [15]
» Et sauvez vos regards de ce présent des cieux :
» J'atteste qu'on m'y force, et n'en fais plus d'excuse ! >»
II découvre, à ces mots, la tête de Méduse.
Soudain, j'entends des cris qu'on ne peut achever;
95 J'entends gémir les uns, les autres se sauver;
J'entends le repentir succéder à l'audace;
J'entends Phinée enfin qui lui demande grâce.
« Perfide! il n'est plus temps, lui dit Persée. » Il fuit;
J'entends comme à grands pas ce vainqueur le poursuit;
100 Comme il court se venger de qui l'osait surprendre;
Je l'entends s'éloigner, puis je cesse d'entendre.
Alors, ouvrant les yeux, par son ordre fermés.
Je vois tous ces méchants en pierres transformés.
La Veuve nous présente des vers non moins re-
io5 marquables dans un genre tout opposé :
Ne parler point d'amour! Pour moi, je me défie
Des fantasques raisons de ta philosophie.
Ce n'est pas là mon jeu. Le joli passe-temps
D'être auprès d'une dame et causer du beau temps,
I II) Lui jurer que Paris est toujours plein de fange.
Qu'un certain parfumeur vend de fort bonne eau d'ange.
Qu'un cavalier regarde un autre de travers,
Que dans la comédie on dit d'assez bons vers,
Qu'Aglante avec Philis dans un mois se marie!
I ir Change, pauvre abusé, change de batterie,
Conte ce qui te mène, et ne t'amuse pas
A perdre innocemment tes discours et tes pas.
Ces deux exemples prouvent la flexibilité du ta-
lent de Corneille. Vous admirez dans le premier
120 toute l'énergie de l'ancien langage, avec plus d'har-
monie; et dans le second vous retrouvez toute la
128 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
grâce du vieux style, avec plus d'élégance. C'est
ainsi que Corneille perfectionnait l'idiome de Marot
et de Ronsard; voyez aussi comme partout il sait
125 se rendre maître de la langue qu'il a créée. M. F. de
Neufchâteau nous indique dans Pulchérie un [96]
morceau que tous nos poètes admireront, et où
nos versificateurs ne reprendront rien, ce qui est
encore plus, aux yeux des critiques du jour,
i3o Je vous aime, dit l'Impératrice à Léon, non de
cet amour
. . . Qui ne concevant que d'aveugles désirs.
Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs.
Ma passion pour vous généreuse et solide,
i35 A la vertu pour âme, et la raison pour guide.
La gloire pour objet, et veut sous votre loi
Mettre en ce jour illustre et l'univers et moi....
L'empire est à donner, et le sénat s'assemble
Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble.
140 Mes souhaits, mon crédit, mes amis sont pour vous;
Mais, à moins que ce rang, plus d'amour, point d'époux.
Il faut, quelque douceur que cet amour propose.
Le trône ou la retraite au sang de Théodose;
Et si par le succès mes desseins sont trahis,
145 Je m'exile en Judée, auprès d'Athénaïs.
C'est cette même femme qui dit encore :
Mon aïeul, dont partout les hauts faits retentissent.
Voudra bien qu'avec moi ses descendants finissent.
Que j'en sois la dernière et ferme dignement
i5o D'un si grand empereur l'auguste monument.
Qu'on ne prétende point que ma gloire s'expose
A laisser des Césars du sang de Théodose,
Qu'ai-je affaire de race à me déshonorer, etc.
3' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 1 29
Ne voilà-l-il pas le grand Corneille tout entier?
j55 Quelle reconnaissance ne devons-nous point au
littérateur utile et laborieux qui a su nous rendre
de pareilles beautés! Il a remué ce champ, que nous
abandonnions comme stérile, et voyez quels trésors
y étaient enfouis! Croyez vous que | ces vers de [97]
i6o Suréna que vous ignorez, soient bien inférieurs à
d'autres vers de Cinna que vous savez par cœur ?
Le parricide a fait la moitié de nos rois ;
Un frère pour régner se baigne au sang d'un frère,
Un fils impatient prévient la mort d'un père, etc.
i65 Dans la Toison d'or, vous trouvez un mot dont
la vérité ferait frissonner tous les tyrans. Aète,
trahi, va jusqu'à soupçonner ses enfants.
ABSIRTE
Quoi, seigneur! vous croiriez qu'une action si noire...
AÈTE
Je sais ce qu'il faut craindre et non ce qu'il faut croire.
170 Plus loin, dans une pièce dont vous avez ri sans
la connaître, le grand homme met devant vos yeux
l'effroyable majesté d'Attila :
Punissez, vengez-vous, mais cherchez des bourreaux.
Et si vous êtes roi, songez que nous le sommes.
ATTIL.^
175 Vous? devant Attila vous n'êtes que deux hommes;
Et dès qu'il m'aura plu d'abattre votre orgueil.
Vos tètes pour tomber n'attendront qu'un coup d'œil.
9
l3o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
La fin de Suréna nous semble une des plus tra-
giques qu'il y ait au théâtre. Palmis, sœur du
i8o héros, accuse avec amertume Eurydice qu'il aimait,
et qui est la cause involontaire de sa mort.
Quoi! vous causez sa perte, et n'avez point de pleurs!
EURYDICE
Non, je ne pleure point, Madame; mais je meurs. 1931
Enfin, dans Tite et Bérénice^ ce pinceau, afïadi
i85 par de doucereuses amours, reprend ses mâles
couleurs pour exprimer la violence des haines
fraternelles :
La nature en fureur s'abandonne à tout faire,
Et cinquante ennemis sont moins haïs qu'un frère.
190 Allez maintenant : prenez l'emphase pour du
pathétique, alignez des lieux communs bien ou
mal rimes, et croyez-vous un auteur tragique! Les
grands mots et les grands gestes ne réussiront pas
éternellement au théâtre : le goût réprouve tout ce
195 que la nature désavoue; et le mépris de la mort,
par exemple, n'est pas toujours ce que nous aimons
dans une héroïne. La Théodore vierge et martyre
de Corneille nous semble froide; et son Andro-
mède^ au contraire, nous intéresse lorsqu'elle
200 s'écrie en parlant des surprenantes horreurs du
trépas :
Que l'on vous conçoit mal, lorsqu'on vous envisage
Avec un peu d'éloignement !
Qu'on vous méprise alors, qu'on vous brave aisément;
2o5 Mais que la grandeur du courage
Devient d'un difficile usage
Lorsqu'on touche au dernier moment!
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l3l
C'est ainsi que le vieux Théophile avait dit avant
Corneille :
210 La crainte de la mort ébranle le plus ferme :
Il est bien malaisé
Qu'à l'instant du trépas, et proche de son terme,
L'esprit soit apaisé.
Dussions-nous faire sourire de pitié tous nos
2i5 grands [esprits, nous ne pouvons résister au plaisir [99]
de citer des vers où Corneille se montre, comme
nous, puérilement attaché à cette légitimité qui
n'est plus rien aujourd'hui, comme on sait, que
pour les têtes faibles :
220 Un roi, quoique vaincu garde son caractère;
Aux fidèles sujets sa vue est toujours chère :
Au moment qu'il parait, les plus grands conquérants,
Pour vertueux qu'ils soient, ne sont que des tyrans ;
Et, dans le fond des cœurs, sa présence fait naître
225 Un mouvement secret qui les rend à leur maître.
Nous lisons dans la tragédie d'Ulysse, par M. Le-
brun, représentée en 1814 :
Tant que de ses vieux rois il reste un rejeton,
Le peuple, au moindre bruit, se rallie à son nom;
23o Et d'un règne plus doux concevant l'espérance,
Il érige en vertu son esprit d'inconstance;
Lassé d'un même objet, son œil se porte ailleurs.
Et les rois qu'il n'a pas sont toujours les meilleurs.
Nous félicitons M. Lebrun de s'être rencontré
235 avec Corneille pour le fond de l'idée. Ses vers sont
beaux; cependant ils sont empreints d'un vernis
l32 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
de ce scepticisme laissé dans les jeunes têtes par
une révolution qui a ébranlé toutes les croyances,
tant politiques que religieuses; notre vieux tra-
240 gique rend sa pensée avec plus de franchise.
Poussons le courage jusqu'au bout; et après
avoir montré dans notre poète l'homme monar-
chique, rendons-le tout à fait ridicule en citant
quelque chose de ses poésies religieuses.
245 Ecoutez : c'est Jésus-Christ qui parle à l'homme :
Que fais-tu de si grand, toi qui n'es que poussière,
Ou, pour mieux dire, qui n'es rien.
Quand tu soumets pour moi ton âme un peu moins fière
A quelque autre vouloir qu'au tien?
25o Moi. qui suis tout-puissant, moi qui, d'une parole, [lOOJ
Ai bâti l'un et l'autre pôle,
Et tiré du néant tout ce qui s'offre aux yeux;
Moi, dont tout l'univers est l'ouvrage et le temple.
Pour me soumettre à l'homme et te donner l'exemple,
255 Je suis bien descendu des cieux.
(Jmit. de Jésus-Christ.)
« Rien de plus magnifique et de plus élevé que
cette strophe », ajoute avec raison M. F. de Neuf-
château. Que si nos fiers génies spéciaux haussent
les épaules, nous nous bornerons à leur répondre
260 par la bouche du même Corneille :
Trouve â t'humilier, même dans la doctrine.
En relisant les premières comédies de ce poète,
nous avons remarqué un portrait (dans l'Illusion
comique) qui a aujourd'hui tout le mérite de l'à-
265 propos; on en trouverait aisément les originaux;
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l33
il est on ne peut mieux placé dans la bouche du
vieil Alcandre, qui a le don de lire dans l'ave-
nir :
Votre fils tout à coup ne fut pas grand seigneur.
270 II vous prit quelque argent; mais ce petit butin
A peine lui dura du soir jusqu'au matin;
Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
Dit la bonne aventure, et s'y rendit ainsi.
275 Là, comme on vit d'esprit, il en vécut aussi :
Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire;
Après, montant d'état, il fut clerc de notaire.
Ennuyé de la plume, il la quitta soudain.
Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain ;
280 II se mit sur la rime, et l'essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements :
Il se hasarda même à faire des romans.
Des chansons pour Gauthier, des pointes pour Guillaume. [101]
285 Depuis, il trafiqua de chapelets, de baume,
Vendit du Mithridate en maître opérateur.
Revint dans le palais, et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayavèdre et Gusman ne prirent tant de formes.
290 M. le comte François de Neufchâteau, dans son
zèle pour Corneille et notre littérature, ne s'est pas
borné à nous rendre toutes les richesses perdues
dans les vingt et une pièces oubliées du vieux tra-
gique, il a encore voulu recueillir tout ce que ses
295 Poésies diverses offraient de plus remarquable.
C'est un nouveau service pour les lettres françaises
et une jouissance de plus pour les lecteurs. Ren-
l34 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
dons hommage au littérateur distingué, qui rend
lui-même un si bel hommage à Corneille, et cher-
3oo chons, par quelques citations, à donner encore une
idée de cette dernière partie de son travail.
Dans une élégie imprimée en 1664, nous retrou-
vons avec surprise la sévère énergie de l'auteur
d'Horace. La France rappelle à Rome les beaux
3o5 temps de la République :
Dans ce fameux état, où le Ciel t'avait mis,
Tu ne demandais plus que de grands ennemis ;
Et portant ton orgueil sur la terre et sur l'onde,
Tu bravais le destin des puissances du monde,
3 10 Et tu faisais marcher, par tes injustes lois,
Un simple citoyen sur la tête des rois.
Ton destin ne t'offrait que d'illustres conquêtes,
Ta foudre ne tombait que sur de grandes têtes,
El tu montrais en pompe, aux peuples étonnés,
3i5 Des souverains captifs et des rois enchaînés.
Nous perdons un temps précieux à chercher des
formules d'admiration, dont nos lecteurs n'ont
pas besoin pour apprécier de pareils vers. Hâtons-
nous plutôt d'en transcrire encore quelques-uns,
320 qui ne feront pas regret] ter notre prose.] En 1676, [102]
Thomme que les siècles n'oublieront pas était
oublié de ses contemporains, lorsque Louis XIV
fit représenter, à Versailles, plusieurs de ses tra-
gédies. Ce souvenir du Roi excita la reconnais-
325 sance du grand homme, la verve de Corneille se
320-3bo Littérature et philosophie mêlées, I. p. 127.
320 En 167b, Corneille, l'homme — 325 la veine de Corneille.
3* LIVRAISON'. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 1 35
ranima, et le dernier cri de joie du vieillard fut
peut-être un des plus beaux chants du poète :
Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter
Que tu prennes plaisir à me ressusciter;
33o Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,
Reviennent à la mode et retrouvent leur place.
Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux
N'ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux?
Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes,
33b Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines.
Diraient-ils à l'envi. lorsque Œdipe aux abois,
De ses juges pour lui gagna toutes les voix.
Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
340 S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner,
Je n'aurai pas longtemps à les importuner :
Quoique je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre;
C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre :
Au moment d'expirer il tâche d'éblouir,
345 Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir.
Ces vers nous ont profondément émus; Cor-
neille, aigri par l'envie, rebuté par l'indifférence,
y laisse entrevoir toute la fière mélancolie de sa
grande âme. Il sentait sa force, et il n'en était que
35o plus amer pour lui de se voir méconnu. Ce mâle
génie avait reçu à un haut degré de la nature la
conscience de lui-même; qu'on juge à quel point
les attaques réitérées de ses Zoïles durent influer
sur ses idées pour l'amener à dire avec une sorte
355 de conviction :
'à4h Ces vers m'oni U/ujours — ?f2 qu'on jui;c cependant
l36 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Sed neque Godoeis accédai musa tropoeis, |103|
Nec Capellanum /as mihi velle sequi*.
De pareils vers, écrits sérieusement par Cor-
neille, sont une bien sanglante épigramme contre
;-!6o son siècle.
[Nous avons cherché, dans cet article, à donner
une idée de l'intéressant ouvrage de M. F. de Neuf-
château ; nous avons multiplié les citations, et nous
sommes sûrs que personne ne s'en plaindra. Nous
365 n'avons loué ni l'ordre, ni la clarté, ni les savantes
recherches, ni les judicieuses critiques qui donnent
un nouveau prix à tant de beaux vers, jusqu'ici
ignorés. Le talent connu de M. le comte F. de
Neufchâteau nous dispensait de tout éloge. Nous
370 espérons que la Philosophie des poètes, que nous
promet l'auteur, ne le cédera pas, pour l'im-
portance et l'utilité, à l'ouvrage curieux que
nous annonçons. Nous avons été à même d'en
entendre lire quelques fragments, qui motivent
375 ce jugement prématuré, peut-être, mais nullement
hasardé.
Toutefois, nous croyons devoir dire un mot du
projet de faire de notre théâtre une école d'histoire,
que M. F. de Neufchâteau avait soumis à la Comé-
38o die française, dès 1793. « La Comédie française,
dit-il, avait reçu nos vues avec enthousiasme. Des
fi. Nous traduirons ainsi, sans chercher à rendre les pom-
peuses expressions de l'humilité du grand Corneille :
Il ne m'est pas donné, sur le double coteau.
De suivre Chapelain ou d'atteindre Godeau. (C. L.)]
359 contre son siècle
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l3j
circonstances trop connues vinrent à la traverse.
L'auteur de Paméla fut jeté en prison avec tous les
comédiens suspects de royalisme. Notre plan fut
385 perdu; il fallut le cacher, de peur qu'on ne le prît
pour une conspiration. Le hasard l'a fait retrou-
ver. » Nous I n'osons prendre sur nous de discuter [104]
un projet sur lequel M. de Neufchâteau s'est trouvé
d'accord avec l'auteur des Templiers. Nous igno-
390 rons si ce plan serait praticable; mais nous pen-
sons que du moins l'intention en est utile; et si ce
n'est que le rêve d'un homme de talent, c'est aussi
la chimère d'un homme de bien.
M. [Victor Hugo.]
DE L'ÉLOQUENCE POLITIQUE, ET DE SON
INFLUENCE DANS LES GOUVERNE-
MENTS POPULAIRES ET REPRÉSENTA-
TIFS
Par M. P.-S. LAURENTIE, répétiteur à l'École polytechnique.
(^Premier article.)
[Et d'abord, en ouvrant le livre de M. Laurentie,
étant tombé sur cette définition de Cicéron : l'ora-
teur, cest r homme de bien habile dans l'art de par-
ler, j'avoue que je m'arrêtai, tout etitrayé du petit
5 nombre des élus.
J'allai chercher dans ma bibliothèque un vieux
Cicéron, que, depuis mes classes, je n'avais jamais
ouvert par un reste d'ancienne antipathie; et, pre-
nant la liste de nos députés, je restai debout, comp-
lo tant sur mes doigts.
Et voyant qu'il y avait peu d'espoir de ce côté,
j'ouvris le livre, afin d'examiner si, dans l'urgence
du cas, Cicéron ne pouvait pas transiger avec les
principes, comme vous, Mesdames, comme les
15 ministres, comme les rois, comme tant de grands
personnages, comme moi-même, enfin, qui avais
juré de ne jamais remettre le nez dans un livre
latin.
Un fragment (48- 126) dans Littérature et philosophie mêlées,
sous la date Février 1819, I, p. 108.
3' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. iSq
Et ayant lu le livre, je me levai tout joyeux, di-
20 sant : Il y a des variantes, c'est comme avec Basile.
Et, en effet, il est bien vrai que Cicéron dit qu'il
faut être homme de bien pour être orateur, vir
bonus; mais (écoutez bien ceci, messieurs du parti
gauche), mais, | dit-il plus loin, je ne défends pas [105Î
25 les petits mensonges : Sive habeas vere quod nar-
rare possis, quod tamen est mendatiunculis asper-
gendum, sivefingas.
Et si Cicéron ne défend pas les petits menson-
ges, il est évident qu'il permet les grosses calom-
3o nies; il ne s'agit, pour prouver cela, que de donner
le passage à traduire à MM. tels et tels, dont le
talent est connu, comme, par exemple, M. de Gar-
rion-Nisas qui prétend que les Troyens étaient des
peuples pasteurs, parce qu'Horace a dit : Pastor
35 cum traheret.
Et ayant trouvé cela, je m'occupai de MM. les
chevaliers du juste milieu, et j'avoue que j'étais
bien empêché; car, disais-je, à quoi sert la permis-
sion de mentir, quand on a perdu le pouvoir de
40 tromper? On ne croit plus guère aux bals champê-
tres de Grenoble, et aux conspirations du bord de
l'eau.
Et ainsi, disais-je, il faudra que nos hommes à
arguments solides, à défaut de sentence de Gicé-
45 ron, se contentent de l'exemple de ces orateurs qui
ne méprisaient pas les écus du satrape. — Qu'ils
s'en contentent, disais-je, et d'autre chose.]
Or, voici que je trouvai, dans Gicéron, ce pas-
48-126 Littérature et philosophie mêlées, I, p. 108.
48 L'autre jour je trouvai
140 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
sage : Et il faut que l'orateur, en toutes circons-
5o tances, sache prouver le pour et le contre, in otnni
causa duas contrarias orationes explicare; et, dis-je,
c'est tout justement ce qu'il faut dans un siècle où
l'on a découvert deux sortes de consciences, celle
du cœur et celle de l'estomac.
55 Et pour ce qui est des mœurs de l'orateur (ce
que j'en écris ici n'est que pour l'instruction de la
jeunesse de nos collèges), on connaît la simplicité
des mœurs antiques. Après qu'Achille et Patrocle
ont tant pleuré Briséis, Achille, dit M°" Dacier,
60 conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage
Phorbas, et Patrocle s'abandonne au doux som-
meil entre les bras de | la jeune Iphis, amenée cap- |106|
tive de Scyros. C'est comme Pétrarque qui, après
avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante-
65 dix ans, en laissant un fils et une fille.
Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils
à l'école chez Aspasie; à Athènes, cette ville de la
politesse et de l'éloquence : Qu'as-tu fait des cent
écus que t'a valu le soufflet que tu reçus l'autre
70 jour de Midias, en plein théâtre? criait Eschine à
Démosthènes. — Eh quoi! Athéniens, vous voulez
couronner le front qu'il s'écorche lui-même à des-
sein d'intenter des accusations lucratives aux ci-
toyens ? — En vérité, ce n'est pas une tête que porte
75 cet homme sur ses épaules, c'est une ferme.
52 c'est justemjtil — 55 Voilà pour la conscience de l'oia-
teur, selon Cicéron, vir bonus dicendi peritus. Pour ce qui est
de ses mœurs — 58 antiques. Nous n'avons aucune raison
de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers.
Après
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I4I
Que dirai-je du barreau romain? des honnêtetés
que se faisaient mutuellement les Scaurus et les
Catulus en présence de toute la canaille de Rome
assemblée? On ne m'écoute pas, je suis Cassandre,
80 criait Sextius. Par respect pour les dames, nous
ne rapporterons pas la sanglante réplique de Marc-
Antoine; et au triomphe de César, qui était aussi
un orateur : Citoyens, cachez vos femmes! chan-
taient ses propres soldats. Urbani claudite uxores,
85 moechum calvutn adducimus.
[Et ici, Monsieur, comme je tiens de mon père
qu'il n'est jamais trop tôt ni trop tard pour dire
une chose que nous inspire notre conscience, lors-
que cette chose peut nous être utile;]
90 Je saisis cette occasion pour déclarer que je me
repens bien sincèrement de n'être pas né dans les
siècles antiques; je compte même écrire contre
mon siècle un gros livre dont mon libraire vous
prie, en passant. Monsieur, de vouloir bien lui
95 prendre quelques petites souscriptions.
Et en effet, ce devait être un bien beau temps
que celui où, quand le peuple avait faim, on l'apai-
sait avec une fable, et une fable longue et plate,
qui pis est! O temporal ô mores! vont, à leur tour,
100 s'écrier nos ministres.
Et où, Monsieur, pourvu que l'on ne fût ni [107]
borgne, ni bossu, ni boiteux, ni bancal, ni aveu-
cri e ■
Pourvu, d'ailleurs, que l'on ne fût ni trop faible,
80-81 Sextius. Je ne suis pas assez sûr de n'être jamais lu
que par des hommes pour rapporter la sanglante — 86-89 5«p-
primé — 98-99 avec une fable longue et plate, qui pis est!
142 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
io5 ni trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop
homme de bien ;
Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que
l'on eût la précaution de ne point bâtir sa maison
sur une butte;
iio Alors, dis-je, en tant que l'on ne fût point em-
porté par la lèpre ou par la peste, on pouvait rai-
sonnablement espérer de mourir tranquillement
dans son lit; ce qui, à la vérité, n'est guère
héroïque ;
1 15 Et où, Monsieur, pour peu que l'on se sentît tant
soit peu grand homme (comme vous et moi, Mon-
sieur), c'est-à-dire que l'on eût le noble désir d'être
utile à la patrie par quelque action vaillante ou
quelque invention merveilleuse (désir qui, comme
120 l'on sait, n'engage à rien), alors, Monsieur, il n'y
avait rien aussi à quoi un honnête citoyen ne pût
raisonnablement prétendre; qui sait, peut-être
même à être pendu comme Phocion, ou comme
Duilius, l'accrocheur de vaisseaux, à être conduit
125 par la ville avec une flûte et deux lanternes, à peu
près comme de nos jours l'âne savant.
[Je demande à M. Laurentie mille pardons de la
transition. Et, avant tout, pour être juste, nous
reconnaîtrons dans l'ouvrage de M. Laurentie un
i3o véritable talent de style, du feu, de la correction,
del'élégance, une marche périodiqueet nombreuse.
Tout décèle dans ce jeune auteur une étude pro-
fonde de Cicéron. D'ailleurs, ce n'est plus un rhé-
teur qui donne publiquement leçon d'éloquence et
i35 de tromperie, un sophiste qui vend les moyens
120 comme on sait.
3' LIVRAISON. — LITTKRATURB FRANÇAISE. 148
d'égarer la multitude, un écrivain qui écrit pour
écrire; c'est un homme probe, instruit, animé de
nobles intentions, qui consacre ses veilles au bien
commun, à la gloire de la patj rie : tout se réunit 1108J
140 pour recommander son ouvrage à l'attention pu-
blique; et en attendant que dans un article plus
sérieux nous ayons eu le temps d'examiner si les
forces de l'auteur étaient égales à la hardiesse de
son entreprise, nous allons transcrire ici un pas-
145 sage de son ouvrage, pris au hasard, pour donner
une idée de sa manière d'écrire.
Prenons, par exemple, ces deux paragraphes de
la révolte des légions en Germanie ; le morceau est
traduit de Tacite, et nous ne pensons pas qu'il
i5o ait encore été aussi bien traduit, pas même par
M. Dureau-Delamalle. C'est le moment où Germa-
nicus renvoie du camp Agrippine et son fils.
« On vit donc une troupe de femmes sortir du
camp tout éplorées; l'épouse du général portant
i55 son fils dans ses bras, et les épouses des amis du
prince entraînées avec elle, et se livrant ensemble
aux gémissements et à la douleur. La tristesse
n'était pas moindre parmi ceux qui restaient au
camp. Un pareil spectacle, peu digne de la fortune
160 de Germanicus, et qui ressemblait platôt à l'image
d'une ville vaincue qu'au camp d'un général vic-
torieux, les cris et les lamentations frappèrent
l'oreille et les regards des soldats. Ils sortent de
leurs tentes. 'D'où partent ces gémissements et ces
i65 plaintes? Quel est ce spectacle de tristesse? des
femmes illustres, sans centurions, sans soldats pour
escorte, sajts aucune distinction, sans aucune suite
digne de l'épouse d'un général, vont chez les Trêves
144 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
se livrer à la fidélité d'un peuple étranger !.. . Les
170 uns se précipitent sur ses pas ; les autres courent
auprès de Germanicus... Ils tombent à ses pieds
en suppliants, et avouant que ses reproches sont
justes. Ils le prient de punir les coupables, d'épar-
gner ceux qui s étaient laissé égarer, de les mener à
175 f ennemi; surtout que so7i épouse revînt au camp avec
le nourrisson des | soldats, et qu'il ne fût pas livré [109]
comme un otage etitre les mains des Gaulois... Ils se
répandent ainsi changés, se saisissent des plus sé-
ditieux et les traînent à Cétronius, chef de la pre-
180 mière légion, qui rendit ses jugements et décerna
les peines à chacun de cette manière : Les légions
étaient assemblées autour de lui : l'épée à la main,
le tribun faisait monter le coupable sur un lieu
élevé, et le montrait aux soldats; si leurs acclama-
i85 tions témoignaient qu'il méritait la mort, il était
précipité et livré à leur fureur, etc »
M. Laurentie a enrichi son ouvrage de plusieurs
harangues traduites des anciens, qui font voir que
s'il voulait essayer l'entreprise, il serait capable de
190 nous en rendre dignement les beautés.]
B. [Victor Hugo.]
SPECTACLES
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE
OLYMPIE
Tragédie lyrique en trois actes, paroles de MM. BRIFAUT
et DIEULAFOY, musique de M. SPONTINI, ballets de
M. GARDEL.
A tout prendre, n'aimeriez-vous pas mieux encore
assister de nos jours, à la représentation d'un opéra
quelconque, fût-il de M. Bouilly, qu'à celle du plus
bel ouvrage de Quinault sous Louis XIV? C'est
5 que vous n'allez à l'Opéra que pour être étourdi et
ébloui, et, puisqu'il y a nécessité, vous préférez,
sans balancer, l'admirable musique d'un Salieri ou
d'un Spontini à la psalmodie monotone de Lulli,
et la magie de nos décorateurs modernes, à tous
lo les enchantements de ce grand sorcier Torelli, qui
fut persécuté pour avoir inventé une machine
d'opéra, | comme Galilée pour avoir découvert les [110]
ressorts du monde. Sur ce que les Français appel-
lent si mal à propos leur premier théâtre, la muse
i5 française n'est comptée pour rien; au milieu des
symphonies de l'orchestre et du fracas des chan-
146 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
gements scéniques, l'oreille se contente de juger
comment les acteurs chantent, sans que l'esprit
puisse saisir ce qu'ils disent. Certes, s'il est cruel
20 pour un auteur de crier dans le désert, il ne l'est
pas moins de chanter dans le tumulte. Les hommes
médiocres pourraient seuls se réjouir de n'être pas
entendus, si les hommes médiocres savaient qu'ils
le sont.
25 Parmi les roulades et les coups d'archets, il
serait impossible d'apprécier un nouveau drame
lyrique, si l'administration n'avait la sage précau-
tion de le faire imprimer le jour même de la pre-
mière représentation. Grâces à cette ressource, on
3o juge les auteurs; et, après n'avoir pu les entendre,
on voit du moins si l'on peut les lire.
La tragédie d'Olympie s'est présentée sur le théâ-
tre lyrique avec tout ce qui pouvait lui assurer un
succès indépendant des auteurs. Le prestige des
35 décors et la richesse des costumes ne laissent rien
à désirer, grâces aux frais énormes de la mise en
scène. Les ballets de M. Gardel ont réuni tous les
suffrages; et si quelques esprits chagrins trouvent
le poème un peu surchargé de musique, nous ne
40 nous en plaindrons pas : cette musique est de
M. Spontini, et c'est ici que l'on peut dire avec
Voltaire :
Le superflu, chose si nécessaire!
Puisque Voltaire nous fournit une transition
45 naturelle (chose rare dans ce siècle, où l'on passe
si brusquement d'une antichambre dans un salon
et d'une écurie dans un carrosse), nous en vien-
3* LIVRAISON. — SPECTACLES. 147
drons à MM. Dieulafoy et Brifaut, qui ont su tirer
un opéra estimable d'une assez mauvaise tragédie
5o de ce grand homme, ce qui vaut mieux que de faire
une |rapsodie lyrique d'un chef-d'œuvre tragique,
comme cela s'est vu de nos jours. Le mauvais goût [lH]
qui préside à ces travestissements ridicules res-
semble à ces dieux qui changeaient en bêtes les
55 beautés fameuses de la fable.
Si l'auteur de Zaïre eût fait Olympie dans la ma-
turité de son talent, à cette époque de la vie où le
cœur ne conserve plus de la jeunesse que les sou-
venirs qui fécondent le génie, sans doute la cha-
6o leur de son imagination aurait triomphé de la froi-
deur du sujet, et nous lui devrions un chef-d'œuvre
de plus. Mais Voltaire, à soixante-dix ans ', a suc-
combé sous les obstacles qu'il eût surmontés à
quarante. Cet homme qui peignit si bien l'amour,
65 ne s'est point aperçu que l'amour devait fonder
tout l'intérêt de sa pièce. Loin de nous présenter
la peinture pathétique de la passion de Gassandre
et d'Olympie, il n'a songé qu'à Statira déchue, et
a tracé un tableau philosophique. Il a mis sur la
70 scène des âmes fortes, sans être averti par la jus-
tesse de son jugement que si cette hauteur de sen-
timents est vraie dans Statira, elle est fausse dans
Olympie.
Dans l'opéra de MM. Dieulafoy et Brifaut, Sta-
75 tira est telle qu'elle était dans la tragédie de M. de
Voltaire, et Olympie à peu près telle qu'elle devait
être. Certes, une tragédie n'aurait pas été un champ
trop vaste pour exprimer les tourments de la fille
1. Olympie fut jouée en 1764. (C. L.)
148 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
d'Alexandre, qui aime le meurtrier de son père; et
80 si, dans l'opéra nouveau, cette situation violente
n'a pas reçu tous les tragiques développements
dont elle était susceptible, c'est plutôt la faute
du genre en lui-même que celle des deux auteurs à
qui l'on doit savoir gré d'avoir évité, en peignant
85 Olympie passionnée, l'écueil où le plus théâtral de
nos tragiques avait échoué.
11 faut les louer également du parti qu'ils ont su
tirer de tout ce que le style d'Olympie offrait de
plus remarjquable. Leurs emprunts sont toujours [112]
90 heureux, et leurs corrections souvent justes. Nous
préférons pourtant ce vers de Voltaire :
D'Alexandre au tombeau dévorant les conquêtes,
(Olymp., act. I, scène l)
à celui qu'ils ont substitué :
D'Alexandre au tombeau dévorer l'héritag-e.
{Olymp., act. I, scène m.)
95 Pour donner une idée du dialogue de leur opéra,
nous citerons le passage suivant, extrait de la scène
où Statira reconnaît sa fille :
STATIRA
O vous pour qui j'éprouve un penchant qui m'étonne.
Vous épousez Gassandre?
OLYMPIE
Il m'a sauvé le jour,
100 II soutint mon enfance, il m'oôre sa couronne :
Pour prix de sa tendresse et des biens qu'il me donne.
Ah ! c'est trop peu de mon amour.
3' LIVRAISON. — SPECTACLES. I49
STATIRA
A la mort il vous a ravie?
En quel temps?... en quel lieu?...
OLYMPIE
io5 Dans Babylone en deuil.
Quand le plus grand des rois y termina sa vie.
STATIRA
Eh quoi! votre berceau fut près de son cercueil? etc.
Ce style n'est pas indigne de la tragédie. On
trouve encore beaucoup de noblesse et d'éclat dans
iio ces vers du troisième acte :
Voilà les enseignes sacrées [113J
Que laissa dans nos mains le plus grand des mortels.
Sous ces images révérées,
Vos destins sont plus sûrs qu'à l'ombre des autels;
ii5 Oui, sous ces palmes adorées.
L'honneur tient le serment que l'amour a dicté.
Pour le guerrier, jaloux de sa mémoire,
La bannière de la victoire
Est aussi l'étendard de la fidélité.
120 Le style de MM. Dieulafoy et Brifaut, pur, élevé,
harmonieux, n'est cependant pas exempt de quel-
ques négligences qu'il serait minutieux de relever.
[Victor Hugo.]*
* A la table, la signature H.
l5o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
THÉÂTRE FRANÇAIS
LE MARQUIS DE POMENARS
Comédie en un acte et en prose.
Aujourd'hui, si l'on n'est plus assez dupe pour
lire les écrivains du siècle de Louis XIV, du moins
lit-on les journaux. Aussi, grâces aux gazettes,
nous pouvons espérer que tout le monde connaît
5 le passage des lettres de M"" de Sévigné, sur le-
quel est fondée la comédie nouvelle. Nous n'ana-
lyserons donc pas cette pièce. Nous ne discuterons
pas le mérite ou les défauts d'un plan qui n'est rien
par lui-même; mais nous blâmerons l'auteur d'avoir
lo mis sur la scène une anecdote qui, si elle n'était
voilée avec art, aurait révolté la délicatesse du goût
français et des mœurs nationales. Il faut laisser au
Compère Mathieu les plaisanteries sur les malheu-
reux morts, morte philosophorum. On rira difficile-
i5 ment d'un homme qui joue, pour ainsi dire, avec
la corde de son gibet; et que cet homme soit mar-
quis ou roturier, séducteur aimable ou scélérat
débauché, ravisseur ou voleur, il n'en sera pas
moins un triste personnage de comédie. D'ailleurs,
20 à qui peut-on | s'intéresser dans la pièce nouvelle? [114]
Sévigné et Pomenars sont deux libertins, M"' d' An-
gerval est une coquette, Saint-Clair un niais, Mé-
ridec un pédant; et, en vérité, les seules émotions
3* LIVRAISON. — SPECTACLES. l5l
qu'on partage sont celles de ce pauvre Germain,
25 qui craint de voir son maître pendu. Ne voilà-t-il
pas une sensation bien théâtrale? On ne saurait
trop le répéter dans ce siècle : le théâtre est l'école
des mœurs. Il ne manque au Légataire, pour être
un chef-d'œuvre, que d'offrir un but moral; et, de
3o bonne foi, si la gaieté franche et vive, la verve in-
tarissable, le dialogue vrai et naturel de Regnard
ne peuvent dissiper l'impression pénible que fait
éprouver le fond vicieux de sa pièce, hésitera-t-on
dans le jugement que l'on doit porter sur le ïMaf-
35 guis de T^omenars, dont certaines scènes agréable-
ment écrites et quelques traits fins ou naturels ne
peuvent faire pardonner le sujet défectueux et in-
convenant.
Nous avons dit : nous ne prendrons pas sur nous
40 de nommer l'auteur, qui a mieux fait. Ce serait
une indiscrétion et peut-être une maladresse; nous
n'avons été que justes lorsqu'il aurait fallu au
moins être galants; et c'est ici surtout que le lec-
teur serait en droit de nous dire, avec l'homme
45 universel :
Qui n'est que juste est dur.
H. [Victor Ilugo.j
Les Comédiens, comédie en 5 actes et en vers,
viennent d'obtenir, au second Théâtre, un succès
mérité sous le rapport du style. Nous reparlerons
de cette pièce, qui est de M. C. Delavigne, auteur
des Vêpres siciliennes.
REVUE LITTÉRAIRE '**'^
CONSTANT ET DISCRÈTE
Poème en quatre Chants, suivi de Poésies diverses,
par le Comte Ga.spa.rd de PONS.
On remarque dans ce petit ouvrage cette grâce
et cette aisance qu'un esprit gai et un cœur ouvert
donnent au style comme aux manières. On y re-
marque aussi cette sorte de négligence qui n'est
5 qu'un aimable défaut dans les écrits comme dans
le caractère. Cependant, que M. G. de Pons se
garde un peu de sa facilité; nous craignons que sa
manière trop inégale ne décèle encore plus l'indul-
gence de l'auteur pour lui-même, que l'insouciance
lo du poète : il faut savoir se châtier sans pitié, et
chez les littérateurs, la négligence n'est pas tou-
jours de la paresse; nous espérons aussi que ce
jeune auteur choisira désormais des sujets plus
piquants que celui de Constant et Discrète, qu'il a
i5 pourtant su relever par de fort jolis détails. Pres-
sés par l'abondance des matières, nous regrettons
de ne pouvoir faire de longues citations; nous ren-
verrons nos lecteurs au poème lui-même, où il n'est
pas rare de trouver des traits tels que celui-ci sur
20 Cassandre :
l54 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
On écoutait ses prophétiques chants,
Nul n'y croyait : pas même ses amants;
OU comme ce dernier, qui est placé dans la bouche
d'un philosophe et termine le poème :
25 Pour aujourd'hui, témoins, amis, époux,
Rions, chantons, dansons, amusons-nous;
Rien n'est si gai que la noce d'un autre.
On remarque dans les Poésies diverses des pas-
sages écrits I d'une manière quelquefois originale [116]
3o et presque toujours spirituelle. L'Ode sur le Congrès
d Aix-la-Chapelle^ sans offrir cet entraînement et
ce désordre qui révèlent le poète lyrique, présente
cependant deux des qualités principales du genre,
la sévérité du style et la beauté des sentiments, qui
35 engendre presque toujours la beauté des idées.
[Victor Hugo.]*
LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
Satire, par M. Ed. CORBIÈRE.
A la manière de nos auteurs célèbres, qui tous
ont pris pour modèle quelque grand écrivain de
l'antiquité, M. Ed. Corbière choisit son guide
parmi ses anciens; il est facile de reconnaître aux
40 moindres traits de son pinceau le peintre dont il
* A la table, l'initiale V.
3* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 1 55
se plaît à retracer les tableaux. Pénétré du même
esprit, formé à la même école, l'élève décèle à cha-
que pas le maître : même délicatesse d'expression,
même entraînement, même urbanité; enfin, M. Ed.
45 Corbière rappelle le père Duchesne tout entier.
Le père Duchesne n'était toutefois qu'un prosa-
teur de mérite; M. Ed. Corbière est quelque chose
de mieux ou de pis, il est poète. Le premier de ces
deux écrivains est suffisamment connu; le lecteur
5o va juger le second dans la citation suivante :
En vain ' ta verve orientale
Fait rouler dans nos cœurs des torrents de morale :
Pour prix de la ferveur de tes brûlants écrits.
On t'abreuve à la fois de boue et de mépris.
55 11 n'est pas d'écolier qui jouant dans la rue.
En courant sur tes pas aussitôt ne te hue,
Ou ne fasse jaillir sur ton front éventé
L'ordure qu'il arrache à son soulier crotté, etc.
Nous prierons seulement M. Ed. Corbière, d'ob- [117]
60 server qu'un écrivain, doué comme lui de quelque
talent, méritait de sa part un peu plus d'indul-
gence. Les hommes de génie, pas plus que les
loups, ne doivent se manger entre eux.
Après ce coup sanglant, le fouet vengeur du sa-
65 tirique ne se repose pas dans sa main, il déchire à
la fois, et sans exception, tous les écrivains roya-
listes, et par contre-coup frappe droit au visage
MM. Guizot, Villemain, de Serre, et voire même
ï. Ces vers sont vomis contre un illustre pair, dont nous
rougirions de mêler le nom à d'aussi dégoûtantes déclama-
tions. (C. L.)
l36 LK CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
M. Pasquier. Enfin, la libérale indignation de
70 Al. Ed. Corbière s'exerce impitoyablement sur tout
ce que la France possède de plus éminent, j'allais
ajouter et de plus respectable, si le souvenir de nos
doctrinaires et de nos ministres outragés n'eût
arrêté ma plume.
75 L'auteur diî plus bas :
Mais par malheur pour moi, ma rudesse bretonne
Mêle trop de franchise aux vers qu'elle assaisonne :
Aussi me verra-t-on gueux, mais avec fierté,
En défiant la faim, mourir de probité.
80 On dit bien mourir de honte; mais nous doutons
qu'on puisse dire mourir de probité. En tout cas,
nous conseillons à M. Ed. Corbière de rejeter cette
locution, comme aussi ce parti trop extrême.
M. Ed. Corbière doit être encore plus fier qu'il
85 n'est sûr de vivre du beau talent qu'annoncent ces
vers si bien assaisonnés par sa rudesse.
M. Ed. Corbière, dans une préface faite tout ex-
près, pousse le courage de la modestie jusqu'à sup-
plier le bénévole lecteur de ne pas le confondre
90 avec M. le député Corbière. Cette précaution nous
paraît au moins inutile; le moyen de penser, en
effet, qu'il existe une assez lourde tête pour ne pas
distinguer de prime abord deux hommes si essen-
tiellement différents, dont toute la parité ne repose
95 que sur une malheureuse conformité de nom : car
du talent | éminent et des saines opinions du poète [118]
à l'imperceptible nullité littéraire et politique du
député,
La distance est cent fois plus grande à mon avis
100 Que du pôle antarctique au détroit de Davis.
3' LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. ibj
La Satire du dix-neuvième siècle a eu peu de lec-
teurs à Paris; nous supposons qu'en revanche elle
a mérité à son auteur l'approbation bien flatteuse
d'une certaine classe des Bas-Bretons de Brest, ses
io5 compatriotes, libéraux-philosophes qui viennent
de donner tout récemment une si bonne leçon de
tolérantisme aux apôtres du scandale. F.*
LE DIX-NEUVIEME SIECLE
Épître à M. le Comte FERRAND, pair de France,
par M. ROSSET (Genève).
Voici du moins un honnête homme qui parle, et
dans ce siècle de raison, un honnête homme est
no presque aussi rare qu'un bon auteur. Nous som-
mes fâchés de ne pouvoir donner ce dernier titre
à M. Rosset, dont nous partageons les opinions et
honorons le caractère. Le style de M. Rosset est
faible, son ouvrage est médiocre, et nous n'aurons
n5 pas la cruauté de citer un vers de Boileau qui le
condamne. Nous tâcherons, au contraire, d'adoucir
la sévère franchise de notre critique, en citant ce
que l'Épître de M. Rosset nous a offert de plus re-
marquable :
I20 Hélas, de toutes parts les aveugles mortels
De l'erreur et du crime encensent les autels :
* L'initiale figure à la table seulement.
l58 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
L'odieux novateur, d'une main téméraire.
Porte de tous côtés sa torche incendiaire;
D'un bras audacieux il déchire à la fois
125 Et le voile du temple et le manteau des rois.
Voici comment l'auteur traite nos jeunes rado-
teurs qui n'étaient hier que des rhétoriciens, et se
donnent aujourd'hui bien de la peine pour paraître
des rhéteurs.
i3o Ennemis du travail, amoureux du plaisir.
Ils ont tout effleuré, sans rien approfondir.
Nous avons aujourd'hui le rare privilège [119]
D'être des gens parfaits au sortir du collège;
Aisément on se place au rang des beaux esprits,
i35 Bientôt on saura tout sans avoir rien appris.
11 est malheureux que l'Epître de M. Rosset ne
soit pas aussi digne sous le rapport littéraire que
sous le rapport moral du noble pair à qui elle est
adressée. La Satire du dix-neuvième siècle est en-
140 core à faire; M. Rosset est un satirique à l'eau de
rose; M. Ed. Corbière n'a trempé ses pinceaux que
dans la boue. Qui saisira le fouet sanglant de Gil-
bert? Il s'agit de tendre l'arc de Nemrod : où est
l'athlète? Espérons qu'il se présentera, quoique ces
145 vers de M. Rosset ne soient que trop vrais :
Si parfois un jeune homme, épris d'un beau délire,
Ose monter Pégase et manier la lyre,
D'un insolent mépris on accueille ses vers,
Et ses nobles transports passent pour un travers.
[Victor Hugo.]*
* A la table, l'initiale V.
3* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. l59
L'ABUS DES MOTS
Satire, par M. M***.
i5o Un de ces redresseurs de torts, qui voient des
abus partout, qui en verraient dans les moulins à
vent, comme ils en trouvent dans les chaumières
abattues, vient de descendre en lice pour combat-
tre; c'est contre l'abus des mots que M. M*** pré-
i55 tend rompre une lance. M. M*** se présente en
champ clos sous la visière de l'anonyme. Ce vail-
lant champion de la liberté, paré des couleurs de
la dame de ses pensées, avant de porter le premier
coup, donne le salut d'honneur à M. B. G.
i6o Les mots sont complaisants, a dit un orateur, etc.
De l'éloge du célèbre publiciste, M. iM*** passe
tout naturellement à la critique de nos hommes
d'état, il les reprend vertement de leur manque
absolu de franchise, de leur mépris pour la religion
i65 du serment, et les avertit, avec une indépendance
d'expression remarquable, que leurs jon|gleries ne |120|
font plus de dupes. Le siècle est éclairé, dit-il, et
tous les raffinements d'une diplomatie machiavé-
lique,
170 Ne semblent à ses yeux qu'un Code de brigands.
On se doute bien, sans que nous le disions, que
M. M*** ne manque pas de tirer sur les royalistes ;
il est tout naturel qu'une satire, aussi dénuée de
l6o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
poésie qu'abondamment pourvue de calomnies et
175 d'injures, soit particulièrement dirigée contre les
hommes qui joignent à la noblesse du caractère
les distinctions du talent.
Du moins en se prostituant ainsi au mensonge
et à la calomnie, M. M*** devrait bien nous donner
180 quelque chose de neuf; il l'a essayé vainement :
son ouvrage, considéré sous le rapport littéraire,
ne fait qu'ajouter l'ennui au dégoût qu'inspire la
diatribe de l'homme de parti.
Où trouver des vers aussi faibles que ceux-ci ?
i85 Ainsi l'on voit, parfois, sur les bancs des galères
L'honnête homme conduit par un injuste arrêt,
Oblig-é de traîner l'humiliant boulet
Avec le scélérat qu'un même fer enchaîne.
En voici d'autres, où la langue n'est pas plus
190 respectée que le goût :
Observant les défauts du romain alphabet.
Soleil
Cache ce pur flambeau qui déchire nos yeux.
Où le siècle était préi d'accomplir dix-sept ans.
195 M. M***, dont la satire n'est qu'un long abus de
mots, auquel pourtant il fait une si rude guerre, en
voudrait-il aussi aux règles de la grammaire?
Et de peur de l'abus proscrirait-il l'usage?
F.
QUATRIEME LIVRAISON
(Janvier 1820.)
POÉSIE '"*'
CACUS .
(Extrait d'une traduction inédite de VÉnéide)
Jam primum saxis suspensam hanc adspicc rupem. etc^
(Liv. VIII.;
Vois sur ce mont désert ces rochers entassés.
Vois ces blocs suspendus, ces débris dispersés ;
Là, dans un antre immense, au jour inaccessible,
Vivait l'affreux Cacus, noir géant, monstre horrible.
5 A ses portes pendaient des crânes entr'ouverts,
Pâles, souillés de sang, et de fange couverts.
Ses meurtres chaque jour faisaient fumer la terre.
De ce monstre hideux Vulcain était le père ;
Sa gorge vomissait des tourbillons de feux,
10 Et son énorme masse épouvantait nos yeux.
Enfin, comblant nos voeux et vengeant ses victimes.
De ce géant farouche un dieu punit les crimes.
Heureux et fier vainqueur du triple Géryon,
Arriva sur nos bords le fils d'Amphytrion ;
i5 Ses taureaux, bondissant dans de vastes prairies.
Erraient en liberté sur ces rives fleuries.
Réimprimé dans Victor Hugo raconté {R). Quelques variantes
aussi dans l'édition G. Simon, d'après le manuscrit {^f).
i3-i4 iR Sur nos bords arriva le fils d'Amphytrion | L'heu-
reux et fier vainqueur
104 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Gacus, que rien n'étonne et qui veut tout oser,
Au courroux du héros craint peu de s'exposer;
Il dérobe à la fois, par d'obscurs artifices,
20 Quatre'taureaux fougueux, quatre ardentes génisses.
Tremblant de voir leurs pas déceler ses larcins,
De leur superbe queue il saisit les longs crins,
Il les traîne en arrière, espérant que peut-être
Leur trace déguisée abusera leur maître.
25 Mais Hercule s'apprête à quitter ces beaux lieux.
Ses taureaux font mugir les bois de leurs adieux,
Et fuyant pour jamais ces fertiles campagnes.
De leurs regrets plaintifs remplissent les montagnes.
Soudain trompant l'espoir du monstre qui frémit, [*22]
3o Du vaste sein de l'antre un des taureaux gémit.
Le fiel de la fureur bouillonne au cœur d'Alcide;
Terrible, il court, il prend sa massue homicide :
Pour la première fois on vit Gacus trembler.
Son front hideux pâlir et ses yeux se troubler.
35 Hercule, au haut du mont, s'élance plein de rage.
Gacus l'évite, et fuit vers son antre sauvage.
Aussi prompt que le vent, redoutant le trépas,
Il s'échappe; la peur précipite ses pas.
Ce noir géant détache une roche pesante
40 Dont Vulcain suspendit la masse menaçante ;
21 R De peur de voir leurs pas — M Mais tremblant que
leurs pas ne prouvent — 22 R Et les traîne — M Les entraîne
— 25 R, M Hercule s'apprêtait à — 27 7? Et laissant — 32 R, M
il court, saisit sa massue — 38 M II vole, il court, la peur —
M donne encore cette variante en note :
Au haut de l'Aventin soudain il a volé
Et vers son antre obscur poursuit Cacus troublé;
Son pied du pied qui fuit presse et remplit l'empreinte;
Alors le monstre apprend à connaître la crainte ;
Aussi prompt que le vent, redoutant le trépas,
Il s'échappe; la peur précipite ses pas,
39 R, M Le noir géant
4* LIVRAISON. — POÉSIE. l65
Sa main brise le fer, rompt les chaînes d'airain,
Et le roc en tombant ferme le souterrain.
Mais Hercule le voit : il court, frémit de rag-e.
Et de ses yeux errants cherche au loin un passage.
En vain de la caverne il tente d'approcher ;
Trois fois son bras robuste ébranle le rocher;
Trois fois, d'un pas rapide, il parcourt la montagne,
Et trois fois fatigué s'assied dans la campagne.
Un roc, triste séjour des sinistres oiseaux.
S'inclinait vers la gauche et menaçait les eaux.
Et ses flancs escarpés et sa cime orgueilleuse
Couvraient de l'antre obscur la voûte ténébreuse;
Pour le déraciner rassemblant ses efforts.
Le dieu sur son bras droit penche son vaste corps,
Pèse, l'ébranlé enfin; la masse qui s'écroule
Dans la plaine à grand bruit tombe, bondit et roule.
D'un fracas prolongé l'air au loin retentit,
Dans les flots écumants la rive s'engloutit.
Le fleuve épouvanté recule... L'antre sombre
Par les feux du soleil voit dissiper son ombre.
Si la terre brisait ses vieux flancs entr'ouverts,
Tels s'offriraient à nous les ténébreux enfers,
Le gouffre craint des dieux, et les pâles fantômes,
Tremblant de voir le jour dans ces tristes royaumes.
Le géant dans son antre, en hurlant de terreur.
Loin du jour ennemi se roule avec fureur;
Mais Alcide le presse, et d'un bras implacable ^[123]
D'arbres et de rochers à la fois il l'accable.
Cacus, n'espérant plus échapper au danger.
Par un dernier effort veut du moins se venger.
O prodige ! sa gorge, en sa caverne obscure.
Vomit en tourbillons une fumée impure;
&4 R, M dans ces mornes royaumes
l66 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Le monstre, avec ses feux, souffle une affreuse nuit.
Et se cache aux regards du dieu qui le poursuit.
75 Parmi des flots épais et de flamme et de soufre,
Alcide impatient se plonge au sein du gouffre;
Et, malgré son courroux, malgré ses feux vaincus.
Dans ses bras vigoureux saisit le noir Gacus,
L'étreint, et fier de voir sa vengeance assouvie,
80 Arrête dans sa gorge et son sang et sa vie.
Le dieu brise le seuil de ce fatal séjour;
Les larcins de Gacus se découvrent au jour.
Le peuple, par les pieds, traîne son corps difforme;
De ses membres hideux il contemple la forme,
85 II voit ses yeux sanglants, ses flancs noirs et velus.
Et ses feux expirants, qu'il ne redoute plus.
V. d'Auverney [Victor Hugo].
84-86 R Et contemple effaré cette hideuse forme, | Ces yeux
rouges de sang, ces flancs noirs et velus | Et ces feux expi-
rants— M donne la date : Du 22 février au 3 mars 1817.
PROSE
DU GÉNIE
Toute passion est éloquente; tout homme per-
suadé persuade; pour arracher des pleurs, il faut
pleurer : l'enthousiasme est contagieux, a-t-on dit.
Prenez une femme et arrachez-lui son enfant;
5 rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous
pourrez dire : à la mort, et allons dîner; écoutez la
mère; d'où vient qu'elle a trouvé des cris, des
pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence
vous est tombée des mains? On a parlé comme
lo d'une chose étonnante de l'éloquence de Gicéron
et de la | clémence de César; si Gicéron eût été le [124]
père de Ligarius, qu'en eût-on dit? Il n'y avait rien
là que de simple.
Et en effet, il est un langage qui ne trompe point,
i5 que tous les hommes entendent, et qui a été donné
à tous les hommes : c'est celui des grandes passions
comme des grands événements, stint lacrymœ re-
rum\ il est des moments où toutes les âmes se
comprennent, où Israël se lève tout comme un
20 seul homme.
Littéraluî-c et Philosophie mêlées. 1, p. i8G. Presque sans chan-
g'ement.
l68 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Qu'est-ce que l'éloquence ? dit Démosthènes.
L'action, l'action, et puis encore l'action; mais
en morale comme en physique, pour imprimer
du mouvement, il faut en posséder soi-même.
25 Gomment se communique-t-il? Ceci vient de plus
haut ; qu'il vous suffise que les choses se passent
ainsi : voulez-vous émouvoir, soyez ému, pleurez,
vous tirerez des pleurs; c'est un cercle où tout vous
ramène et d'où vous ne pouvez sortir. Et en effet,
3o je vous le demande, à quoi nous eût servi le don
de nous communiquer nos idées, si, comme à Gas-
sandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire
croire. Quel fut le plus beau moment de l'orateur
romain -> Gelui où les tribuns du peuple lui inter-
3b disaient la parole. Romains, sécria-t-il, je jure
que j'ai sauvé la république; et tout le peuple se
leva, criant : Nous jurons qu'il a dit la vérité.
Et ce que nous venons de dire de l'éloquence,
nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne
40 sont que la même langue différemment parlée; et
en effet, qu'est-ce que nos idées? Des sensations,
et des sensations comparées. Qu'est-ce que les arts,
sinon les diverses manières d'exprimer nos idées?
Rousseau, s'examinant soi-même et se confron-
45 tant avec ce modèle idéal que tous les hommes
portent gravé dans leur | conscience, traça un [125]
plan d'éducation par lequel il garantissait son élève
de tous ses vices, mais en même temps de toutes
ses vertus. Le grand homme ne s'aperçut pas qu'en
5o donnant à son Emile ce qui lui manquait, il lui
ôtait ce qu'il possédait lui-même. Et en effet cet
homme, élevé au milieu du rire et de la joie, serait
comme un athlète élevé loin des combats ; pour être
4' LIVRAISON. — PROSE. 169
un Hercule, il faut avoir étouffé les serpents dès le
55 berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions,
mais est-ce donc vivre que d'avoir évité la vie?
Qu'est-ce qu'exister? dit Locke. C'est sentir. Les
grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti,
beaucoup vécu, et souvent, en quelques années,
60 on a vécu bien des vies. Qu'on ne s'y trompe pas,
les haut sapins ne croissent que dans la région des
orages; Athènes, ville du tumulte, eut mille grands
hommes; Sparte, ville de l'ordre, n'en eut qu'un,
Lycurgue; et Lycurgue était né avant ses lois.
65 Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes
apparaître au milieu des grandes fermentations
populaires : Homère, au milieu des siècles héroï-
ques de la Grèce; Virgile, sous le triumvirat; Os-
sian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux; le
70 Dante, l'Arioste, le Tasse, au milieu des convul
sions renaissantes de l'Italie; Corneille et Racine,
au siècle de la Fronde; et enfin Milton entonnant
la première révolte au pied de l'échafaud sanglant
de White-Hall.
75 Et si nous examinons quel fut en particulier le
destin de ces grands hommes, nous les voyons
tous tourmentés par une vie agitée et misérable;
Camoëns fend les mers, son poème à la main;
d'Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans
«o les forêts du Mexique; ceux-là que les souffrances
du corps ne distraient pas des souffrances de l'âme,
traînent une vie orageuse, dévorés par une irrita-
bilité de ca|ractère qui les rend à charge à eux- [126]
mêmes et à ce qui les entoure : heureux ceux qui
84 et à ceux qui les entourent
170 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
85 ne meurent pas, avant le temps, consumés par
l'activité de leur propre génie, comme Pascal; de
douleur, comme Molière et Racine ; ou vaincus
par les terreurs de leur propre imagination, comme
ce Tasse infortuné.
90 Admettant donc ce principe reconnu de toute
l'antiquité, que les grandes passions font les grands
hommes, nous reconnaîtrons en même temps que
de même qu'il y a des passions plus ou moins
fortes, de même il existe divers degrés de génie.
95 Et examinant maintenant quelles sont les choses
les plus capables d'exciter la violence de nos pas-
sions, c'est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux-
mêmes que des volontés plus ou moins pronon-
cées, jusqu'à cette volonté ferme et constante par
100 laquelle on désire une chose de toute sa vie, tout
ou rien, comme César, levier terrible par lequel
l'homme se brise lui-même ;
Nous tomberons d'accord que s'il existe une
chose capable d'exciter une volonté pareille dans
io5 une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit
ce qu'il y a de plus grand parmi les hommes.
Or, jetant maintenant les yeux autour de nous,
considérons s'il est une chose à laquelle cette dé-
nomination sublime ait été justement attribuée par
110 le consentement unanime de tous les temps et de
tous les peuples.
Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de
paroles à cette vérité ravissante devant laquelle
toute la philosophie antique et le grand Platon
ii5 lui-même avaient reculé : que le Génie, c'est la
Vertu. E. [Victor Hugo.]
LITTÉRATURE FRANÇAISE ^*"î
LA JÉRUSALEM DÉLIVRÉE
Traduite en vers français par M. BAOUR-LORMIAN,
de l'Académie française.
(Deuxième et dernier article.)
Nous avons fait connaître notre opinion sur le
nouvel ouvrage de M. Baour-Lormian, que nous
considérons plutôt comme une imitationque comme
une traduction.
5 Ce serait peut-être ici le cas d'examiner pour-
quoi l'on n'exige de fidélité dans les traductions en
vers, que pour celles d'un ouvrage de l'antiquité.
On ne fait pas grâce au poète, qui traduit une lan-
gue morte, d'un mot oublié, d'une expression mal
lo rendue, et le traducteur d'une langue vivante peut
non seulement se dispenser de rendre un vers dif-
ficile, mais encore omettre un passage entier; il
semble que, plus les difficultés augmentent, plus
on aime à se montrer rigoureux. C'est une contra-
is diction que nous ne savons comment expliquer.
Nous avons prouvé que M. Baour s'était permis,
envers ceux qui ont traduit le Tasse avant lui,
quelques-uns de ces petits emprunts, qu'en des
temps moins polis on nommerait des plagiats. Nous
172 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
20 n'avons pas dissimulé les parties faibles du talent
de M. Baour. Notre critique a été sévère, et nous
avons traité le poète d'autant plus rigoureusement
qu'il jouit d'une plus grande réputation. Nous
allons continuer l'examen de son travail, et, plus
25 heureux sans doute, | nous n'aurons que des éloges [128]
à lui donner. Toutefois, et pour être justes, que
M. Baour nous permette de lui signaler les vers
suivants :
T. I. p. 137 :
Les prêtres du Seigneur, qu'un zèle saint enflamme,
3o Chantent pour le repos et la paix de son âme.
T. II, p. 29 :
En son appartement,
L'amoureuse Herminie entre languissamment.
Ces vers ne sont que prosaïques, en voici de ri-
dicules :
T. II, p. 283 :
35 Et déjà leur vengeance exhausse des collines
De morts et de blessés et de vastes ruines,
Et sur le mur détruit l'un et l'autre à l'instant
De corps amoncelés dresse un mur palpitant.
Ibid., p. 325 :
L'enchanteur lui remet une mèche allumée.
Ibid., p. 72 :
40 (Tancrède) se redresse effrayant.
Rugit, et de ses yeux le courroux flamboyant
Dévore son rival à travers la visière.
4" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 178
Il y en a beaucoup d'autres de cette force, que
nous ne citons pas, persuadés qu'ils ne pourront
45 échapper au goût exercé de M. Baour : nous ai-
mons mieux le féliciter sur ces quatre jolis vers qui
terminent la description des îles fortunées, et qui
sont bien à lui, puisque l'idée ne s'en trouve pas
dans le Tasse :
5o Les zéphirs, amoureux de ces rives fleuries,
Folâtrent sur les eaux, caressent les prairies,
Et balancent dans l'or des nuages flottants
Le char voluptueux où s'assied le Printemps.
M. Baour est quelquefois heureux dans ses des-
55 criptions; il a peint avec beaucoup d'éclat le trône
et la cour du calife, et c'est avec poésie qu'il a rendu
des détails bien difficiles :
Par cent degrés d'ivoire, à son trône on arrive;
Le faste oriental sur ses pompeux habits (1291
60 Éclate, et, sous un dais enflammé de rubis.
Le monarque à ses pieds foule un tapis superbe
Où l'or pur et l'argent s'entrelacent en gerbe.
Un lin, par sa blancheur de la neige rival,
Enveloppe en turban son front impérial.
65 Une barbe à longs flots descend sur sa poitrine,
Son seul aspect révèle une illustre origine ;
Les ans n'ont pas éteint les éclairs de ses yeux.
Digne du rang sacré qu'il tient de ses aïeux,
Sa main porte le sceptre, et dans ses traits respire
70 La double majesté de l'âge et de l'empire.
Ministres du calife et de ses volontés,
Deux satrapes debout s'offrent à ses côtés :
Ils partagent l'éclat de la grandeur royale ;
Égaux en dignité, leur puissance est égale.
174 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
75 L'un porte dans sa main le glaive de la loi ;
L'autre tient un sceau d'or, marque de son emploi;
L'un, des secrets du trône heureux dépositaire.
Pèse tous les délits dans sa balance austère ;
L'autre règle des camps le nombre et l'appareil,
80 En nomme tous les chefs, préside leur conseil.
Ne rend compte qu'à lui des trésors qu'il dispense.
Et, ministre absolu, punit et récompense.
Mille Circassiens, d'un courage éprouvé,
Veillent autour du trône avec pompe élevé.
85 C'est là que sur un siège et de pourpre et de soie.
Le calife rayonne, et d'un oeil plein de joie
Voit en ordre marcher tous les corps principaux
Qui devant lui passaient, inclinant leurs drapeaux.
Ces deux derniers ne terminent pas heureuse-
90 ment ce tableau; nous préférons bien ceux de Clé-
ment, dont nous citerons le passage entier, pour
faire connaître sa manière d'imiter le Tasse :
Là, sous un dais superbe, élevé {le calife) sur un trône.
L'œil à peine soutient l'éclat qui l'environne;
95 Le faste oriental brille en ses vêtements. fl30]
Son front luit, couronné de mille diamants',
Ses pieds foulent la soie et la pourpre éclatante.
Le sceptre de la guerre est dans sa main puissante;
Tout respire en ses traits l'audace, la fierté,
100 La majesté de l'âge et de l'autorité.
Son regard dominait ses phalanges guerrières
Qui sous ses yeux passaient, abaissant leurs bannières. Etc.
On voit que si Clément l'emporte par la rapi-
dité, M. Baour a vaincu de plus grandes difficultés
io5 en restant fidèle à son auteur.
I. Gilbert avait dit avant Clément :
Son front luit étoile de mille diamants. (C. L.)
4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 1/5
Nous ne choisissons pas, pour donner une idée
du travail de M. Baour, une de ces scènes drama-
tiques que le Tasse a disposées avec tant de talent
dans sa belle épopée. Un pareil genre de beauté
était facile à faire passer dans la poésie française,
qui se plie bien aux formes du discours, comme
l'ont prouvé tous nos grands tragiques.
Il est d'autres difficultés qui ont privé peut-être,
jusqu'à présent, la littérature française d'un poème
épique; et l'une des principales, selon nous, c'est
le scrupule de nos poètes, même les plus célèbres,
à se servir du mot propre, lorsqu'il n'a pas encore
été employé. Notre poésie a perdu en vérité ce
qu'elle a gagné en noblesse. La nécessité d'éten-
dre en une périphrase ce qu'on aurait pu dire d'un
seul mot empêche une narration d'être rapide et
animée; et pour une seule tournure ingénieuse
et précise combien n'en rencontrons-nous pas qui
indiquent à peine ce que l'auteur a voulu dire,
surtout lorsqu'il a dû raconter une scène de la vie
commune! Cette obscurité | rend la lecture de nos [13iJ
poèmes modernes fatigante et fastidieuse, et n'est
pas une des moindres causes du dégoût qu'inspire
aujourd'hui le genre descriptif.
Déjà, dans la Pétréide, Thomas avait eu l'heu-
reuse hardiesse d'ennoblir, dans ses vers, des
expressions qu'un poète vulgaire eût dédaignées
comme triviales. Sachons gré à M. Baour de n'avoir
point cherché à éluder cette difficulté, qui n'en est
réellement une que pour un versificateur sans
talent.
La description du 'Bélier, tracée avec vérité et
élégance, prouve que la langue poétique n'a pas
176 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
plus de bornes en France que chez les étrangers,
quoiqu'elle ait plus d'entraves.
145 Nous terminerons cet examen du poème de
M. Baour par un passage où il a heureusement
imité le Tasse : Soliman tué par Renaud. Entre
deux héros pareils, le combat devenait bien diffi-
cile à décrire.
i5o Le Tasse (comme celui qui peignit, dans le sa-
crifice d'Iphigénie, Agamemnon le visage voilé),
a éludé cette peinture terrible : il nous apprend
seulement le résultat du combat, et c'est par d'au-
tres ressorts que l'admiration pour sa valeur, qu'il
ibS nous y intéresse. — Renaud vient d'immoler le
géant A-draste.
Infidèles, chrétiens, tout recule d'horreur,
Et Soliman lui-même en pâlit de terreur.
Il ne sait que résoudre; un tel exploit l'étonné,
j6o Et d'un trouble inconnu sa grande âme frissonne.
Il voit, il sent déjà l'inévitable mort. . .
Mais qui peut ici-bas échapper à son sort?
Tel qu'un homme souffrant dont le sommeil s'empare,
Dans l'excès du délire où sa raison s'égare,
i65 S'il voit un spectre affreux et couvert de lambeaux, [132]
Tout pâle se lever de la nuit des tombeaux,
Cherche à le fuir... Hélas! tous ses efforts l'abusent,
Et ses pieds et ses mains à ses vœux se refusent :
Il demeure sans voix, immobile, glacé,
170 Et sous l'horrible songe il palpite oppressé :
Tel Soliman voudrait au sort qui le menace
Opposer la vigueur de sa première audace.
Un invincible effroi tient ses pas enchaînés.
Pour défendre ses jours au glaive destinés
175 II ne peut rien : du moins, quand le destin contraire
L'abandonne au courroux de son fier adversaire.
^' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l'JJ
Il ne trouve en son cœur, d'où l'espoir s'est enfui.
Nul sentiment indigne et du trône et de lui ;
Et lorsqu'à succomber sa valeur est réduite,
Il ne médite poinl la retraite ou la fuite.
Tandis qu'il hésitait, le vainqueur irrité
Sur lui fond et s'élance avec rapidité ;
Dans sa main resplendit le fer impitoyable.
Jamais sous un aspect plus fier, plus effroyable.
Aux yeux de Soliinan nul guerrier ne s'offrit :
Aux arrêts du Destin noblement il souscrit,
Et sans déshonorer sa chute et sa disgrâce,
Reçoit avec grandeur le coup qui le terrasse.
Lorsqu'enfin ce héros dans la guerre éprouvé.
Abattu tant de fois, tant de fois relevé.
Comme un nouvel Antée eut mordu la poussière.
Et de ses jours fameux achevé la carrière,
L'inconstante fortune aux étendards français
N'osa plus un moment disputer le succès,
Et du pieux Bouillon terminant les alarmes.
Vint défendre sa cause et protéger ses armes.
A. [Abel Hugo.]
Lettres sur la nouvelle traduction de la Jérusa- [133]
lem, par M. 'Baour-Lormian. — Observations
oo sur la traduction en vers de la Jérusalem,
par M. G. G.
Au moment où nous finissions cet article, on
vient de nous apporter deux brochures où l'on a
examiné la traduction de M. Baour-Lormian.
178 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
2o5 L'auteur des Lettres, qui ne paraît pas avoir eu
connaissance des plagiats de M. Baour, lui fait
quelques critiques un peu sévères, mais dont nous
engageons ce célèbre académicien à profiter dans
la prochaine édition de sa Jérusalem.
210 Ces Lettres sont écrites avec un ton d'urbanité
qui est bien rare chez les critiques du jour. Elles
méritent l'attention des amis de la saine littéra-
ture, en ce qu'elles signalent presque tous les vers
faibles et ridicules de la traduction de M. Baour.
2i5 M. G. G., dans ses Observations, a eu principa-
lement en vue les emprunts de M. Baour à La Harpe
et à Clément.
Il a compté jusqu'à deux cent soixante-deux vers
pris au premier, et trois cent soixante au second.
220 Nous n'avons pas cherché à vérifier si ses calculs
sont exacts; mais ce que nous avons été à même
de remarquer nous fait croire qu'il n'a pu se trom-
per d'un grand nombre de vers; et, s'il faut le dire
franchement, nous aurions cru que M. Baour avait
225 de plus grandes obligations à ses prédécesseurs.
Il est vrai que M. G. G. n'a pas compté les hémis-
tiches.
A. [Abel Hugo.]
LES VEPRES SICILIENNES
Tragédie par M. C. DELAVIGNE.
LOUIS IX
Tragédie par M. ANGELOT.
(Deuxième et dernier article.)
[Quand Sterne a promis à ses lecteurs un cha-
pitre sur les bottes ou les jarretières, fidèle avant
tout à sa promesse, il | amène, tant bien que mal, [134^
la dissertation annoncée, sans s'embarrasser de
l'à-propos. L'article où nous allons comparer le
style des Vêpres Siciliennes et de Louis IX n'a déjà
plus ce dernier mérite; mais, comme Sterne, nous
remplissons un engagement, et si nous n'avons
pas le talent de dire des choses neuves sur un sujet
usé, du moins n'aurons-nous pas le ridicule de
dire des choses usées sur un sujet neuf.]
Nous remarquerons d'abord que le style des deux
auteurs manque en général de concision et de cha-
leur. Cependant ce reproche est [beaucoup] moins
mérité par M. Delavigne. Les Vêpres Siciliennes,
et surtout le rôle de Procida, renferment des pas-
sages écrits avec feu, des détails rendus avec rapi-
dité et des pensées [profondes] exprimées avec
Réimprimé dans Victor Hugo raconté avec de nombreuses
suppressions [entre crochets].
17 détails enlevés avec rapidité
l80 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
énergie. M. Ancelot n'a eu ces qualités qu'une
20 seule fois (acte IV, scène iv). Sa versification est
pure et harmonieuse, celle de M. Delavigne est
noble et élégante. Il est fâcheux que l'harmonie
du premier dégénère quelquefois en diffusion, et
la noblesse du second en sécheresse. Enfin, si le
25 style, dans Louis /X, a toujours de la clarté, dans
les Vêpres^ il a souvent de l'éclat.
[Pour prouver ce que nous avançons, relative-
ment à M. Delavigne, nous citerons le morceau
suivant, qui est peut-être aussi, il faut le dire, ce
3o qu'il y a de plus brillant dans sa tragédie.] Nous
ne connaissons dans Louis IX rien de comparable
à ces vers où Procida raconte à son fils et à la
princesse, la mort de cet infortuné Conradin de
Souabe, si lâchement sacrifié par Charles, comte
35 d'Anjou.
[Par un récit fidèle
Puissè-je raffermir ta haine qui chancelle!
Puisse une juste horreur te saisir comme moi
Au nom du meurtrier que tu nommes ton roi!
40 Ecoutez-moi tous deux ; à son heure dernière
Conradin m'adressa cette courte prière :
M Parmi des inhumains j'abandonne ma sœur;
Vivez, qu'à sa jeunesse il reste un défenseur;
Qu'elle soit votre fille, et qu'un jour l'hyménée
45 Aux jours de Lorédan joigne sa destinée. »
Je promis d'obéir; mais j'enviai la mort
Du jeune Frédéric qui partagea son sort.
19-20 une seule fois dans une scène du quatrième acte —
20-22 Sa versification a de l'harmonie, celle de M. Delavigne
a de la noblesse. — 32 aux vers — 33-34 mort de Conradin
de Souabe, lâchement — 36-124 Passage supprimé.
4* LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. l8l
Il s'exilait, mon fils, d'un illustre héritag-e.
Pour combattre à seize ans sous un roi de son âge ;
5o L'échafaud l'attendait, il y monte, et soudain
Je vois rouler sa tête aux pieds de Conradin,
Votre frère Ah ! combien sa douleur fut touchante I
Pressant de son ami la dépouille sanglante,
Il lui parlait encor, l'arrosait de ses pleurs :
55 Tu n'es plus, disait-il, c'est pour moi que tu meurs.
Nos vainqueurs attendris l'admiraient en silence;
Mais Charles d'un regard enchaîna leur clémence.
Cet enfant qui pleurait redevint un héros,
Et son dernier regard fit pâlir les bourreaux.
60 Dans les Vêpres Siciliennes, si le caractère de
Montfort est faiblement tracé, du moins son por-
trait est-il dessiné d'une manière neuve et bril-
lante. Tout le monde aime d'avance ce chevalier
français, qui
65 Pousse la loyauté jusques à l'imprudence,
Et pourrait immoler, sans frein dans ses désirs,
Sa vie à son devoir, son devoir aux plaisirs.
Nous le disons avec peine, M. Ancelot n'est
guère plus heureux dans ses portraits que dans
70 ses caractères. Il s'y prend à plusieurs reprises
pour peindre Nouradin; d'abord il nous apprend
que ce prince est
Révéré des émirs, adoré des soldats.
(Act. I, scène m.)
et ensuite si
75 Nouradin a séduit et le peuple et l'armée
(Act. IV, scène 11.)
l82 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
c'est que [136]
Le soldat le chérit et le peuple l'honore.
(Act. II, scène i.)
D'un autre côté, est-il question de saint Louis ?
Le soldat le respecte et le peuple l'admire.
(Act. II, scène iv.)
80 Voici la conséquence de ce vers :
On respecte Louis, Almodan le redoute.
(Act. II, scène vu.)
Ce qui fait que vous n'êtes aucunement surpris
lorsque Almodan vous dit, dans sa fureur contre
Nouradin :
85 Pour ce roi qu'il protège et que mon peuple honore
Un reste de respect me retenait encore.
(Act. III, scène iv.)
On voit que l'uniformité dans Louis /X n'est pas
seulement le défaut des personnages, mais encore
le vice du style. Que le roi dise au Soudan :
90 Trahis tous tes serments, je tiendrai ma parole, i
Nous applaudirons à un sentiment noble noble-
ment exprimé; mais c'est ressembler à ces gens
qui Jont d'un bon mot une sottise, que de répéter
un peu plus loin :
95 II trahit son serment. — Je respecte le mien.
4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l83
La tragédie de M. Ancelot aurait rudement
exercé la patience de l'Arislarque dont parle
Horace. Croit-on, par exemple, que \e signum atrum
n'aurait pas fait justice d'une phrase traînante et
5o diffuse comme celle que l'auteur place dans la
bouche de Marguerite (Acte II, scène iv) :
Dieu [137]
Brisera-t-il nos fers? et ce peuple fidèle
Qui gémit loin de vous, dont l'amour vous rappelle;
35 Et ces infortunés, dont^os généreux soins
Adoucissaient les maux, prévenaient les besoins;
Reverront-ils pour eux luire ces jours prospères
Où, trouvant dans leur roi le plus tendre des pères.
Contre leurs oppresseurs ils venaient l'implorer?
lo Et que le véritable ami n'aurait pas marqué
transverso calamo les vers qui suivent, où se trouve
rappelé si gauchement un des souvenirs les plus
attendrissants de notre monarchie :
Vous verront-ils encor, prompt à les rassurer.
[5 Oubliant auprès d'eux la grandeur souveraine,
Leur rendre la justice, assis au pied d'un chêne?
Par un hasard assez singulier M. C. Delavigne
a dit de même en parlant de Saint Louis (Acte II,
scène ii) :
»o Pour écouter les pleurs du pauvre sans appui.
D'un chêne encor fameux l'ombrage tutélaire
Semblait à sa justice un digne sanctuaire.
Ces vers, quoique peu dignes du sujet, nous
semblent encore meilleurs que ceux de M. Ancelot.]
184 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
125 Le hasard a [également] voulu que le cinquième
acte des deux tragédies commençât par un mono-
logue placé dans la bouche des princesses (Mar-
guerite et Amélie), qui, toutes deux assez insigni-
fiantes par elles-mêmes, se trouvent dans une
i3o situation à peu près pareille de terreur et d'incer-
titude. Les deux conspirations viennent d'éclater.
Marguerite craint pour son fils et son époux;
Amélie tremble pour son amant.
[Voici comment M. Ancelot fait parler Margue-
i35 rite, inquiète et désolée :
On m'arrache à Louis!. . . a-t-il cessé de vivre?
A-t-on frappé mon fils? Et je n'ai pu les suivre!
Et je trouve partout de barbares soldats
Qui ferment les chemins, qui retiennent mes pas!
140 J'entends autour de moi le bruit affreux des armes;
Et seule en ce palais arrosé de mes larmes.
Et j'espère et je crains. S'ils avaient échappé,
Si le Soudan. . . Non, non; le cruel a frappé.
Ils ont péri. Chassons une vaine chimère.
145 Quoi! tout à l'heure encor j'étais épouse et mère.
Dieu I que m'as-tu laissé? les larmes, leur cercueil.
Mon fils n'est plus I... Ce fils, il était mon orgueil.
Cher enfant! que de joie au jour de ta naissance 1
Par quels chants d'allégresse et de reconnaissance
i5o Le Français, ô mon Dieu 1 bénissant ta bonté.
Célébra mon bonheur et ma fécondité !
Plus de chants de bonheur. France, mon fils succombe.
Et l'espoir d'un beau règne est perdu dans la tombe.]
Au milieu de ce luxe de points d'exclamation et
i55 d'interrogation, d'apostrophes à Dieu, puis au cher
i54 Chez la Marguerite de M. Ancelot, au milieu du luxe
4* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l85
enfant^ puis encore à Dieu, puis enfin à la France,
il est difficile de trouver le langage d'une terreur
vraie et maternelle. De ce que la douleur éclate en
sons entrecoupés, on ne doit pas conclure qu'elle
i6o s'exprime en vers hachés et décousus. Le désordre
des sentiments n'entraîne pas le vagabondage des
idées; et cette remarque, que iM. Ancelot nous
donne ici l'occasion de développer, nous a été déjà
inspirée depuis longtemps par la plupart des au-
i65 teurs dramatiques du siècle, qui prennent l'extra-
vagance du discours pour le délire des passions.
[Voyons si] M. Delavigne a su mieux rendre
l'anxiété d'Amélie épouvantée :.
[Où s'égarent mes pas? quelle horreur m'environne?
170 Seule, en ces murs déserts, Elfride m'abandonne.
Je ne vois point Montfort; errante dans la nuit,
Je ne saurais bannir la terreur qui me suit
Entouré d'ennemis... ô mortelles alarmes! [139]
Il s'élance à travers le tumulte et les armes.
175 Dans les sacrés parvis j'entends frémir l'airain.
Non, ta voix, Lorédan, n'éclatait pas en vain !
Quels sinistres adieux ! tes accents prophétiques
Retentissent encor sous ces tristes portiques.
Mon heure approche... Où suis-je ? et d'où partent ces cris?
180 Ces murs vont-ils sur moi renverser leurs débris?
Fuyons... La terre tremble et la foudre étincelle;
Montfort, pour nous juger, notre Dieu nous appelle.
D'abord, selon nous,] ce monologue a sur celui
de Marguerite un grand avantage, celui d'être plus
i85 court. Depuis que nous avons lu, dans Théophile,
167 M. Casimir Delavigne — iB3 Son monologue — 184 c'est
d'être
î86 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
les soliloques de Pyrame et de Thisbé, les longs
monologues produisent sur nous l'effet que les
longs ouvrages faisaient à Jean La Fontaine. En-
suite, M. Casimir Delavigne a mis au moins quel-
190 que suite dans les idées d'Amélie. Seule, cherchant
Montfort, entendant les cloches fatales, ce qu'elle
dit, il est naturel qu'elle le sente; les quatre der-
niers vers seulement nous semblent moins pathé-
tiques que déclamatoires ; c'est l'emphase d'un
195 élève de rhétorique et non la terreur d'une jeune
fille.
[D'après les exemples que nous venons de citer,
il est facile de voir en quoi] la manière de M. Dela-
vigne l'emporte sur celle de M. Ancelot. La versi-
aoo fication soignée de ce dernier décèle du travail;
le style inégal du premier annonce de la verve.
Il y a, dans les Vêpres siciliennes, de ces vers frap-
pés, sous la forme desquels la pensée qu'ils expri-
ment jaillit sans effort du cerveau du poète^ comme
2o5 Minerve toute armée :
Que sont dans leurs succès les peuples conquérants?
Des sujets moins heureux sous des rois plus puissants.
Ah 1 quand on est heureux qu'on pardonne aisément
On saura tôt ou tard vous créer des forfaits,
210 Et brisant par degrés le nœud qui vous rassemble.
Punir séparément ceux qu'on épargne ensemble.
[Tant qu'on est redoutable on n'est point innocent.
L'effroi chez les tyrans se tourne en cruauté, etc.
[140]
200 ne décèle que — 212-318 Supprimé.
4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 187
On aime dans ces vers le mérite du style joint à
2i5 celui de la pensée. En voici d'autres qui, à cette
double qualité, réunissent encore celle de peindre
le caractère de Procida, lorsqu'il dit des guerriers
français :
J'élève jusqu'aux cieux ces nombreux chevaliers,
220 Nourris dans les combats, ardents, pleins de vaillance.
Que je hais en Sicile, et que j'admire en France.
Il faut en convenir, M. Ancelot n'a pas rendu
avec moins de bonheur une pensée à peu près
semblable, dans les vers qu'il place dans la bouche
225 de Nouradin, parlant de ces mêmes chevaliers
français :
Soudan, je n'ai point prétendu
Cacher les sentiments que leur vertu m'inspire.
Armés, je les combats, captifs je les admire.
23o Seulement, ces beaux vers feraient éprouver plus
de plaisir si Nouradin ne semblait répéter ce qu'il
a dit de Saint Louis, quelques scènes plus haut :
Il me retrouverait au milieu des combats;
Mais il est opprimé, j'embrasse sa défense.
235 Nous achèverons notre parallèle, que les bornes
de ce recueil nous contraignent d'abréger, en com-
parant les récits qui forment le dénoûment des
deux tragédies; c'est ordijnairement dans ces mor- [141]
ceaux de luxe que les auteurs déploient toutes leurs
240 forces et font usage de tous leurs moyens. Nous
allons donc mettre MM. Ancelot et Casimir Dela-
vigne en présence; le lecteur jugera avec nous.
Écoutons d'abord l'auteur de Louis IX :
LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Dieu, vaincu par vos pleurs, s'est déclaré pour nous.
245 Ne pouvant du Soudan désarmer la colère,
J'attendais le trépas aux côtés de mon père ;
Des gardes d'Almodan nous étions entourés.
Assiégeant son palais, de son sang altérés.
Chrétiens et musulmans, qu'un même espoir rassemble,
25o Étonnés de combattre et de marcher ensemble,
Demandaient à grands cris qu'on ftt tomber nos fers.
Des gardes tout à coup les rangs se sont ouverts;
Almodan nous entraîne, il s'élance, il s'écrie :
« Nouradin, où t'emporte une aveugle furie?
255 Ne me connais-tu pas? crois-tu m'intimider?
Tombe sur moi le ciel, plutôt que de céder I
Tu demandes Louis? vers lui tourne la vue;
Regarde : sur son front la mort est suspendue.
Peuple, n'avance pas; et vous, chrétiens, fuyez,
260 Ou sa tête à l'instant va tomber à vos pieds. »
Nos vengeurs, à ces mots, frémissent immobiles.
Et maintenant, armés de glaives inutiles.
Ils brûlent d'avancer, ils n'osent faire un pas, etc.
Nous le disons avec peine, ces vers ne présen-
265 tent ni force, ni chaleur, pas même une coupe
pittoresque; ils sont harmonieux, et ce n'est pas
beaucoup, selon nous, qui préférons encore des
vers durs à des vers faibles. Dans ce morceau tout
est vague et confus; on est obligé de le relire plu-
270 sieurs fois pour se faire une idée de la scène qu'il
représente. Le tableau de M. C. Delavigne est au
contraire tracé d'une manière ferme, vive et pré-
cise.
ELFRIDE [142]
Du lieu saint, à pas lents, je montais les degrés,
275 Encor jonchés de fleurs et de rameaux sacrés,
4* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 189
Le peuple, prosterné sous ces voûtes antiques,
Avait du roi-prophète entonné les cantiques.
D'un formidable bruit le temple est ébranlé.
Tout à coup sur l'airain ses portes ont roulé.
280 II s'ouvre : des vieillards, des femmes éperdues,
Des prêtres, des soldats, assiégeant les issues.
Poursuivis, menaçants, l'un par l'autre heurtés.
S'élancent loin du seuil à flots précipités.
Ces vers sont pleins d'action et de mouvement;
poursuivons :
285 Ces mots : Guerre aux tyrans, volent de bouche en bouche t
Le prêtre les répète avec un œil farouche ;
L'enfant même y répond. Je veux fuir, et soudain
Ce torrent qui grossit me ferme le chemin.
Nos vainqueurs, qu'un amour profane et téméraire
290 Rassemblait pour leur perte au pied du sanctuaire.
Calmes, quoique surpris, entendent sans terreur
Les cris tumultueux d'une foule en fureur.
Le fer brille, le nombre accablait leur courage...
Un chevalier s'élance, il se fraie un passage;
295 II marche, il court : tout cède à l'effort de son bras
Et les rangs dispersés s'ouvrent devant ses pas.
Il affrontait leurs coups, sans casque, sans armure...
Cette scène, animée et intéressante, plonge le
spectateur dans l'anxiété. Ce vers :
3oo Et les rangs dispersés s'ouvrent devant ses pas.
est beaucoup plus pittoresque que celui de M. An-
celot :
Des gardes tout à coup les rangs se sont ouverts.
et celui qui suit, il affrontait leurs coups, sans cas-
190 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
3o5 que, I sans armure, nomme d'avance le chevalier [143]
qui vient défendre les Français.
C'est MontfortI A ce cri succède un long murmure.
« Oui, traîtres, ce nom seul est un arrêt pour vous;
Fuyez », dit-il, superbe et pâle de courroux.
3 10 II balance dans l'air sa redoutable épée.
Fumante encor du sang dont il l'avait trempée, etc.
C'est vraiment ainsi que doit être écrite la nar-
ration tragique; la courte harangue de Montfort
vaut mieux que le discours trop long d'Almodan;
3i5 et Montfort^ superbe et pâle de courroux, offre une
image admirable de grandeur et de vérité. Nous
laisserons au lecteur le soin d'achever ce paral-
lèle;] en lisant attentivement les deux tragédies,
on reconnaîtra sans peine que les qualités du style
3ao de M. Casimir Delavigne sont beaucoup plus émi-
nemment poétiques que celles de la versification
de M. Ancelot. [La justice nous force pourtant à
dire que des deux narrations que nous venons de
rapprocher, celle de Philippe finit mieux que celle
325 d'Elfride. Ces vers sur Raymond :
Il meurt, et devant Dieu, qu'implore son effroi.
Il paraîtra, couvert du pardon de son roi.
sont bien meilleurs que cette imprécation hyper-
bolique et, qui pis est, usée :
33o Puisse le soleil fuir, et cette nuit sanglante
Cacher au monde entier les forfaits qu'elle enfante I
32a-35o Supprimé.
4' LIVRAISON. — LITTÉRATURK FRANÇAISE. I9I
Nous ne pouvons achever cet article sans dire
un mot de la tragédie de M. D*** {Louis IX dans
les Jers), que l'on a accusé M. Ancelot d'avoir
33b copiée. En ce cas, tout au contraire du vieux
conte arabe, ce serait la pièce de cuivre qui se se-
rait changée en pièce d'or dans la poche du vo-
leur. I Nous ne croyons pas que M. Ancelot ait [144]
rien pris à M. D*** pour la raison qu'il n'y avait
340 rien à prendre'.
Si les sujets des Vêpj-es siciliennes et de Louis IX
étaient encore vierges pour la scène française, la
muse épique avait déjà consacré des chants au hé-
ros de M. Ancelot. Le P. Lemoyne avait même,
345 dans son épopée de Saint-Louis, rappelé en des
vers pleins d'une énergie singulière, les déplora-
bles vêpres de Sicile.
Lors sur le mont Gibel , les noires Euménides
Sonnèrent de leurs cors ces vespres homicides
35o Où tout le sang français fut versé dans un jour.]
Nous ne relèverons pas la manière peu civile
dont nos deux jeunes auteurs ont traité l'histoire
des temps féodaux; pourrions-nous blâmer quel-
qu'inexactitude dans des poètes tragiques, lors-
355 qu'il s'agit de siècles déjà si reculés, nous qui
voyons chaque jour applaudir et payer le men-
1. [Excepté, peut-être, le personnage du renégat, M. Ance-
lot prétend l'avoir trouvé dans les mémoires du temps : nous
croyons connaître les vieilles Chroniques, et nous n'y avons
rien vu de pareil. M. Ancelot nous ferait plaisir en nous in-
diquant l'endroit où il a puisé l'idée de ce rôle. (C. L.)]
355 de siècles déjà reculés
192 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
songe dans des historiens qui racontent les événe- ,
ments de nos jours et les faits passés sous nos
yeux? Nous demanderons toutefois à M. Ancelot ]
36o pourquoi il a emprunté à M. D*** le nom tronqué ]
d'Almodan. Almoâdan, véritable nom du Soudan ]
d'Égyte, joignait à cet avantage celui d'être plus ^
harmonieux. Ces hiatus dans les noms propres se
rencontrent fréquemment chez ces Grecs dont
365 Horace a dit :
Gratis dédit ore rotundo
Musa loqui.
Résumons-nous. L'ouvrage de M. C. Delavigne [1*5] J
est supérieur à celui de M. Ancelot, sous presque
370 tous les rapports; aussi a-t-il obtenu un succès de
vogue, qui dure encore, tandis que Louis IX n'a
eu qu'un succès de mode, qui est déjà oublié. Tou-
tefois, soyons justes, l'auteur du dernier acte
d'Abufar promettait moins; l'auteur de la ^re-
375 mière 'Messénienne promettait davantage.
V. [Victor Hugo.]
36o pourquoi il a tronqué le nom d'Almodan — 362 joignait
l'avantage d'être plus vrai celui
RÉFLEXIONS MORALES ET POLITIQUES
SUR LES AVANTAGES
DE LA MONARCHIE
Par M • C. de M***
(Premier article)
Le Baile Molino demandant un jour au fameux
Ahmed-Pacha pourquoi Mahomet défendait le vin
à ses disciples : pourquoi il nous le défend, s'écria
le vainqueur de Candie? c'est pour que nous trou-
5 vions plus de plaisir à le boire. Et en effet, la dé-
fense assaisonne : c'est ce qui donne la pointe à la
sauce, dit Montaigne; et depuis Martial, qui
chantait à sa maîtresse : Galla, nega, satiatur
amor, jusqu'à ce grand Caton, qui regretta sa
lo femme quand elle ne fut plus à lui, il n'est aucun
point sur lequel les hommes de tous les temps et
de tous les lieux se soient montrés aussi souvent
les vrais et dignes enfants de la bonne Eve.
Je ne voudrais donc pas qu'on défendît au beau
5 sexe d'écrire; ce serait en effet le vrai moyen de
faire prendre la plume à toutes les femmes; bien
Deux fragments reproduits dans Littérature et Philosophie
tnétées, t. I, pp. 44-47 et 107-108. En tête du premier (1-84) le
titre : « A propos d'un livre politique écrit par une femme.
Décembre 1819. »
14 défendît aux femmes — i5-i6 de leur faire prendre la
plume à toutes
i3
194 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
au contraire, je voudrais qu'on le leur ordonnât
expressément, comme à ces savants des univer-
sités d'Allemagne qui remplissaient l'Europe de
20 leurs doctes commentaires, et dont on n'entend
plus parler, depuis qu'il leur est ordonné de faire
un livre au moins une fois par an.
Et en effet, c'est une chose bien remarquable et
bien peu remarquée, que la progression effrayante
25 suivant | laquelle l'esprit féminin s'est depuis quel- [146]
que temps développé. Sous Louis XIV, on avait
des amants et on traduisait Homère; sous Louis
XV, on n'avait plus que des amis, et l'on commen-
tait Newton; sous Louis XVI, une femme s'est
3o rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge
où l'on ne sait encore que faire des robes à une
poupée. Je le demande, où en sommes-nous?» où
allons-nous.^ que nous annoncent ces prodiges?
quelles sont ces nouvelles révolutions qui se pré-
35 parent? [Pour moi, à de pareils événements il
m'est impossible de me taire; et quelles que puis-
sent être les conséquences de mes paroles, il faut
que je parle, et je vais parler.
Je vais donc exposer ici] une idée qui me tour-
40 mente, une idée qui nous a souvent occupés, mes
vieux amis et moi, idée si simple, si naturelle, que
si une chose m'étonne, c'est qu'on ne s'en soit pas
encore avisé dans un siècle où il semble que l'on
s'avise de tout, où les récureurs de peuples en sont
45 aux expédients, [où l'on conspire jusque sur les
bancs, où l'on pétitionne jusque sur les toits.]
21 il leur est enjoint — 22 au moins par an — 27 et l'on
39 II y a une idée — 44 et où les récureurs
4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. IQS
Je songeais, dis-je, en voyant cette émancipa-
tion graduelle du sexe féminin, à ce qu'il pourrait
arriver s'il prenait tout à coup fantaisie à quelque
5o forte tête de jeter dans la balance politique cette
moitié du genre humain, qui jusqu'ici s'est con-
tentée de régner au coin du feu; d'ailleurs les fem-
mes ne peuvent-elles pas se lasser de suivre sans
cesse la destinée des hommes? Gouvernons-nous
55 assez bien pour leur ôter l'espérance de gouverner
mieux ? aiment-elles assez peu la domination pour
que nous puissions raisonnablement espérer qu'el-
les n'en aient jamais l'envie? En vérité, plus je mé-
dite et plus je vois que nous sommes sur un abîme.
60 II est vrai que nous avons pour nous les canons et
les baïonnettes, et que les femmes nous semblent
sans grands moyens de révolte. Cela vous rassure,
et moi I c'est ce qui m'épouvante. [Je ne saurais [147]
dire tous les mauvais rêves que j'ai faits cette nuit,
65 après avoir assisté hier à la représentation des
Petites Danaïdes, pièce qui, en vérité, peut être
d'un fort mauvais exemple.]
On connaît cette inscription terrible placée par
Fonseca sur la route de Torre del Greco : Posteri,
70 posteri vestra res agitur. Torre del Greco n'est plus ;
la pierre prophétique est encore debout.
C'est ainsi que je trace ces lignes, dans l'espoir
qu'elles seront lues, sinon de mon siècle, du moins
de la postérité : il est bon que lorsque les malheurs
75 que je prévois seront arrivés, nos neveux sachent
du moins que, dans cette Troie nouvelle, il exis-
tait une Gassandre, cachée dans un grenier.
52 au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes
196 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
rue Quincampoix, n"4. Et s'il fallait après tout que
je dusse voir de mes yeux les hommes devenus
80 esclaves et l'univers tombé en quenouille, je pour-
rai du moins me faire honneur de ma sagacité; et
qui sait? je ne serai peut-être pas le premier hon-
nête homme qui se sera consolé d'un malheur
public, en songeant qu'il l'avait prédit.
85 [Toutefois, que M """de M... se rassure; elle serait
la dernière à qui je voulusse interdire le droit
d'écrire. La force de la vérité m'a entraîné, j'ai dû
parler pour l'honneur de mon sexe, afin qu'il ne
fût pas réduit à subir publiquement un joug dont il
90 s'accommode si bien en particulier. Mais en vérité,
dans cette cause, comme dans la plupart de celles
où les hommes plaident contre les femmes, c'était
encore notre intérêt qui plaidait contre notre
plaisir.
95 On ne lisait déjà plus du temps de Voltaire, et
l'on dirait que du nôtre on ne sait plus lire. Cette
réflexion, qui m'est suggérée par l'ouvrage de
M°" de M... n'y est nullement applicable. M"' de
M... ne marque dans l'ignorance du temps que par
100 une honorable exception; son érudition ferait
honneur, je ne dirai pas à un homme du siècle
des I lumières, mais à un homme du siècle des [148j
ténèbres; et en effet, aujourd'hui nous ne sommes
plus, comme jadis, plus ou moins savants; nous ne
io5 sommes que plus ou moins ignorants. Le profes-
seur prend Caton l'Ancien pour Caton d'Utique,
le bachelier prend Titus pour Néron; et comme
l'on voit, il y a toujours proportion de talent.
78 rue Mézières, n* 10.
4* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I97
Mais si l'érudition de M"' de M... paraît destinée
iio à faire le charme de ses lecteurs, je ne crois pas
qu'elle cause moins de tourment à ses critiques.
Et en effet, n'est-ce pas un véritable guet-apens
que cette malice de ne pas citer les auteurs dont
on met en œuvreles idées?M""de M... pense-t-elle
u5 donc que les journalistes aient dans leur tête tous
les auteurs dont ils parlent, eux qui ne lisent même
pas les ouvrages dont ils rendent compte? Et est-il
bien charitable d'exposer ainsi un pauvre homme
qui croit pouvoir critiquer en toute conscience, à
120 donner, sur la joue d'un auteur qui se présente
comme inconnu, un soufflet à Horace ou à Virgile,
comme dit Montaigne; ce qui est très désagréable.
Toutefois, de même que les arguments les plus
vrais ont toujours leur côté faux, et les places les
125 mieux défendues leur côté faible, il est arrivé que
cette petite ruse que M"' de M... croyait sans doute
devoir lui être si utile, et qui devait peut-être réus-
sir auprès des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de
nos journalistes, par un juste châtiment du ciel, est
i3o en quelque sorte avec nous retombée sur elle-même.
Et en effet, son ouvrage n"eut pas été plutôt déposé
sur le fatal tapis-vert, que le piège fut reconnu
tout d'abord, et que c'était à qui, dans le docte
aréopage, refuserait de s'en charger; tellement que,
i35 nos plus fortes têtes abandonnant la partie, l'ou-
vrage m'a été adjugé tout d'une voix, à moi pau-
vre hère, qui ayant passé toute ma vie dans les
livres, suis en quelque sorte devenu comme un
livre ambulant, et qui n'étais dans le principe
140 chargé que | de la partie mémoire du Conserva- [149]
teur. Or, si les années viennent souvent sans la
igS LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
science et la sagesse, la science et la sagesse vien-
nent rarement sans les années : cela veut dire que
je suis vieux; et comme M"" de M... le sait, plus
145 on est vieux, moins on est galant; moins on est
galant, plus on est sincère. 11 est vrai que M"" de
M... n'a pas beaucoup à craindre de ma sincérité,
et que, s'il faut en croire à ma vieille voisine, la
politesse des vieillards de notre temps valait
i5o encore mieux que la galanterie des jeunes gens
d'aujourd'hui.
Et ici, comme je m'aperçois que mes pages se
sont insensiblement remplies, et que j'ai consacré
à exposer des vérités indispensables un espace que
i55 je devais exclusivement à M"" de M..., je dépose
la plume, et je déclare que, dans un article long et
prochain, je m'occuperai de l'examen approfondi
des principes de cette dame. Et, en attendant,
comme le mauvais exemple ne m'a pas gâté, je ne
160 ferai pas au lecteur, après l'avoir entraîné jusqu'ici,
la méchante plaisanterie de refuser de lui dire ce
qu'il attend sans doute avec impatience, ce qui
doit servir à fixer son jugement sur le talent de
M°"de iM..., avant même la lecture de son ouvrage;
i65 en un mot, la première chose que l'on demande
d'un homme, et la seconde que l'on demande d'une
femme, savoir quelles sont ses opinions politiques,
et dans quel parti on doit la ranger, puisque nous
en sommes venus au point de n'avoir plus que des
170 partis en France.]
Je vous dirai donc, mon cher lecteur, que
171 et suiv. Conservé avec certaines suppressions dans la
section « Fantaisies » p. 107. Daté de février 1819.
4" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 199
ce que veut M"' de M..., c'est ce que tout le monde
veut, ce que tout le monde demande, c'est-à-dire
du pouvoir pour le Roi et des garanties pour le
75 peuple; [et en cela je ne vous aurais rien dit, si je
ne vous affirmais en même temps que ce que veut
M""' de M..., elle le veut non seulement de bouche,
mais encore de cœur, c'est-à-dire qu'elle est ultra.]
Et en cela M "' de M... est bien différente (je ne [150J
80 fais cette remarque que pour la postérité) de cer-
tains honnêtes gens de ma connaissance qui pro-
fessent hautement la même maxime, et qui, lors-
qu'on en vient aux applications, se trouvent n'en
vouloir réellement, les uns qu'une moitié, les au-
85 très qu'une autre, c'est-à-dire les uns qu'un peu
de despotisme, et les autres que beaucoup de
licence, à peu près comme feu mon père, qui avait
sans cesse dans la bouche le fameux précepte de
l'école de Salerne : Manger peu, mais souvent; mais
90 qui n'en admettait que la première partie pour
l'usage de sa maison.
B. [Victor Hugo.]
172-173 ce que je veux, c'est ce que tout le monde veut
— 179-180 Et en cela, je suis bien différent de certains —
187 comme feu mon grand-oncle — 188 sans cesse à la bou-
che — 191 de la maison.
SPECTACLES
PREMIÈRE REPRÉSENTATION
DES COMÉDIENS
Comédie en cinq actes et en vers, de M. Casimir DELAVIGNE
Les grands talents du premier théâtre, si peu
soigneux des plaisirs du parterre, semblaient vou-
loir faire passer en proverbe que le zèle ne con-
vient qu'à la médiocrité. Le second théâtre tra-
5 vaille avec succès à démentir cette insolente idée;
il a prouvé du talent, ce qui est beaucoup; il mon-
tre du zèle, ce qui est encore plus. Aux pièces
nouvelles qu'il a déjà représentées avec succès,
il vient d'ajouter encore les Comédiens ; et si cet
lo exemple pouvait engager M. le semainier de la
Comédie française à voir s'il y a moins d'un pouce
de poussière sur tant de pauvres manuscrits inhu-
més dans les vieux cartons, ce serait peut-être la
seule fois où une jalousie d'acteurs aurait été bonne
i5 à quelque chose, et ce cas unique offrirait un trait
de plus à M. Casimir Delavigne.
Ce n'est pas que ce jeune auteur ait épuisé tous [151J
les traits que les comédiens peuvent fournir au
ridicule. Son ouvrage, nous l'avouons avec un
20 véritable regret, a été loin de remplir sous ce
rapport l'attente des spectateurs. Nous ne deman-
202 LE CONSr:RVATEUR LITTERAIRE.
dions pas, à la vérité (comme l'auteur a paru le
soupçonner dans un prologue plein d'esprit), une
satire avouée et directe du Voisin. Le but de la
25 comédie est trop noble pour que nous avions pu
supposer un instant que M. Delavigne descendrait
jusque-là. Une grande idée, une idée essentielle-
ment morale devait donner la vie à l'ouvrage de
ce jeune homme; l'insolente ingratitude des comé-
3o diens envers les auteurs qui les font vivre est une
monstruosité assez remarquable pour mériter les
honneurs de la scène, et le tableau qui mettrait
sous nos yeux l'arrogance de l'histrion devant le
poète serait digne de figurer près de ï Avare et du
35 ^Misanthrope , s'il était vrai, c'est-à-dire s'il était
révoltant de ridicule. Qu'une muse mordante et
sévère eût joint comme accessoires quelques traits
sur l'ignorance des jurys comiques, la bassesse
des intrigues de coulisses, l'égoisme des comé-
40 diens voyageurs et la vanité des actrices ambu-
lantes, le despotisme des sociétaires sur les pen-
sionnaires, la tyrannie des acteurs envers les au-
teurs, et même la haute police exercée par certains
grands seigneurs sur les uns et les autres; rien de
45 mieux, et tant pis pour les originaux des portraits
si le public en avait signalé quelques-uns, car aussi
bien de pareils abus mériteraient d'autres châti-
ments que des allusions de théâtre. En un mot,
il fallait nous montrer les rois de la scène absolu-
5o ment tels qu'ils sont dans leur intérieur, domestica
Jacta. Il ne s'agissait pas de lever un coin du
rideau, il fallait déchirer la toile, et c'est ce que
M. Delavigne n'a point fait, seu debilior, seu timi-
dior.
4' LIVRAISON. — SPECTACLES. 203
55 Rien n'est comparable à l'ennui de faire une
analyse, si ce n'est peut-être l'ennui de la lire.
Cependant on ne sau|rait toujours capituler avec [152]
les principes; et puisqu'il est de règle de donner
un précis des pièces que l'on critique, pour prou-
6o ver que du moins on les a vues, nous allons pré-
senter le plus succinctement possible l'esquisse
des Comédiens, engageant d'avance le lecteur à ne
pas lire ce paragraphe, que nous n'aurons peut-
être pas nous-mêmes la patience d'achever.
65 Victor, jeune poète de haute espérance, aime
Lucile, jeune actrice d'un rare talent et d'une vertu
plus rare encore.
De la beauté, vingt ans, et pas de cachemire !
Granville, brave marin, légataire universel d'un
70 oncle opulent qui l'a chargé de doter une petite
cousine, qui n'est autre que l'actrice Lucile, arrive
à Bordeaux pour s'éprendre aussi de cette dernière,
Que pourtant il n'a vue
Qu'en payant au bureau sa première entrevue.
Lord Pembrock, voyageur anglais, possesseur
d'une immense fortune, est, de son côté, devenu
en route amoureux de l'intrigante Estelle, cama-
rade de Lucile, soubrette de théâtre et baronne de
grands chemins, qui, à l'aide de son faux titre, a
8o fait promettre à son mylord de l'épouser,
Car Lisette a la rage
De couvrir d'un contrat les péchés du bel âge.
Telle est l'avant-scène; voici l'action. On doit
204 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
jouer le soir même une comédie de Victor, sur le
85 succès de laquelle est fondé tout son espoir d'épou-
ser Lucile, dont il est aimé. Cependant, par caprice,
les comédiens refusent de représenter sa pièce.
Voilà l'auteur furieux et désespéré. Or, il advient
que Lord Pembrock, grâces aux menées d'une
90 M"* Blinval, rivale d'Estelle, rencontre au foyer la
prétendue | baronne, qui, pour se tirer d'embarras [153]
et dissiper la juste surprise de son noble amant,
lui persuade qu'elle est l'auteur de la pièce nou-
velle qui devait être donnée le soir même, mais
95 qu'elle a retirée par modestie. Là-dessus, M"' Blin-
val imagine de faire jouer la pièce; l'auteur est
circonvenu; encore indigné, il refuse de rendre
les rôles. Toutefois le dépit cède à l'amour, et Vic-
tor non seulement se laisse fléchir, mais encore il
100 consent à faire, pour l'engager à jouer, quelques
démarches auprès du prince de la troupe, le grand
Floridore, jeune premier de cinquante ans,
Que son asthme trahit du bas de l'escalier.
Mais Floridore rebute l'auteur; le mot cheveux
io5 gris se trouve dans son rôle :
Cheveux gris déplairait à tous les bons esprits,
Et je ne prétends pas dire : mes cheveux gris.
Victor, outré, profite du refus de Floridore pour
lui dire en beaux vers des vérités qui le perdraient,
iio si un tiers témoin muet de l'altercation, n'avait
assez de courage et d'autorité pour crier à l'his-
trion, d'une voix impérieuse : Monsieur jouera. Ce
tiers, c'est le marin Granville, qui, ayant pénétré
4' LIVRAISON. — SPECTACLES. 205
dans le théâtre afin d'obtenir quelques renseigne-
5 ments sur sa cousine et l'épouser, si elle en est
digne, a appris son amour pour Victor, éprouve
et admire le beau caractère de ce jeune poète, lui
sacrifie ses prétentions sur Lucile et profite, pour
le servir, du titre qu'il avait déjà imaginé de pren-
o dre pour s'introduire parmi les acteurs, celui
d'inspecteur des troupes comiques, charge créée
nouvellement, et qui impose à l'homme qui en est
revêtu, l'obligation de rester inconnu des acteurs
qu'il observe. Floridore, près duquel Granville
135 passe en conséquence pour le riche auteur d'une
pièce manuscrite reçue par lui le matin même
(manuscrit qui, par parenthèse, | n'est qu'un [154J
cahier de papier blanc)'; Floridore, anéanti, de-
vient aussi plat qu'il était arrogant, et promet de
i3o jouer. La représentation commence. Mais lord
Pembrock, qu'Estelle croyait à la campagne pour
huit jours, a appris que l'on donnait décidément
l'ouvrage de sa Sapho bordelaise; il est revenu sur
ses pas, il a rassemblé ses amis, ameuté les cla-
) queurs, il veut que la pièce aille aux nues. Tout à
coup Estelle paraît sur la scène; il la voit, la recon-
naît, découvre toute sa perfidie. Furieux, il vole au
foyer. Le poète qu'il y trouve, déjà inquiet sur le
sort de sa pièce, tremble qu'il n'en détermine la
. chute en troublant le jeu de la soubrette. Ici, il y
a une scène vraiment comique. Pembrock veut du
I. On a observé que .M. Delavigne avait emprunté cette
idée à l'auteur de la Matinée d'un Comédien, mais l'anec-
dote étant réellement arrivée à Grandval (et non à Mole),
M. Delavigne a pu la mettre en œuvre aussi bien que qui
que ce fût. (C. L.)
206 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
moins faire siffler la traîtresse Estelle; il s'élance
pour sortir; Victor, encore plus alarmé, l'arrête;
le lord insiste, le poète persiste; l'Anglais vindi-
145 catif veut s'échapper; le Français, pour le retenir,
lui saute à la gorge. En ce moment critique, les
comédiens viennent en foule complimenter Vic-
tor; sa pièce a réussi et son bonheur est comblé
par son mariage avec Lucile.
i5o Ce plan bizarre et embrouillé exige autant de
critiques que le style mérite d'éloges. Un dialogue,
animé et piquant, semé de traits heureux et de
pensées épigrammatiques. un rôle entier, rempli de
beaux vers (celui de Victor, que David récite avec
i55 chaleur, mais trop vite); une correction conti-
nuelle, une élégance soutenue placent les Comé-
diens au premier rang sous le rapport du style,
parmi les comédies représentées depuis les Deux
Gendres. Nous allons citer pour preuve de ce que
160 nous avançons, un fragment de l'une des plus jo-
lies scènes. On y trouvera ce | style soigné et ce [155]
dialogue naturel dont nous venons de parler, et de
plus, un mérite d'observation rare surtout chez
M. Delavigne. Granville a rencontré au foyer,
i65 dans l'acteur Belrose, son ancien ami Lebrun, qui
l'a d'abord reçu assez lestement. Cependant, sur
un mot du rusé marin, Vartiste devient rêveur.
Belrose. Paris vers nous détache un inspecteur
Qui doit porter dans l'ombre un œil observateur;
170 Et pour venger les droits de l'art en décadence,
Foudroyer nos talents dans sa correspondance.
Serais-tu, par hasard?...
— Granville. Oui, chut! — B. Je le revois,
Cet excellent amil Va, je pensais à toi.
4 LIVRAISON. — SPECTACLES. 207
En lisant ton billet, j'ai pleuré de tendresse.
175 — G. Je te crois : sois prudent.
— B. J'approuve ton adresse,
(Bas) Je puis te découvrir d'effroyables abus.
Si tu veux à Paris protéger mes débuts.
— G. Soit : mais tu vas tout dire.
— B. Ah I qu'à cela ne tienne 1
— G. Voyons s'il pousse loin la charité chrétienne.
i8o — B. Tous les emplois sont nuls, hors celui des valets.
— G. Que tu tiens?
— B. J'ose dire avec quelque succès, etc.
Belrose continue, et trace le portrait de tous ses
camarades; le plus plaisant de tous est celui du
bon Bernard, oncle de Lucile :
i85 C'est un homme fort doux,
De tous les chefs d'emplois il est l'auxiliaire;
Dans Racine Eurybate, Ergraste dans Molière;
De la location il porte le fardeau.
Et frappe les trois coups au lever du rideau.
igo Plus loin, lorsque Belrose a trouvé un billet
perdu par lord Pembrock, et adressé à sa baronne, il
le montre à l'intrigante Blinval, et il s'établit en-
tre eux le dialogue suivant :
Belrose. Découvrez-vous celle de nos sultanes
195 Où peuvent s'adresser ces douceurs anglicanes?
M"" Blinval. C'est elle 1 — Vraiment? — Du moins, j'en ai [156]
[l'espoir.
— Mais... — Il faut les brouiller â ne plus se revoir.
— Voilà bien le souhait d'une honnête personne!
— Détrompons son mylord ! — Oh 1 que vous êtes bonne !
200 ... Que la vengeance est douce aux grandes âmes !
C'est le plaisir des dieux et le bonheur des femmes.
20S LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ces vers sont jolis : nous n'osons affirmer qu'ils
soient vrais. En voici d'autres qui ne le sont que
trop. Belrose veut inviter tous ses camarades à
2o5 dîner chez Granville, qu'il leur doit présenter
comme auteur.
... Nous serons les deux amphytrions,
Tu feras les frais; moi, les invitations.
Sois dans une heure ici : comme un auteur que j'aime,
aie Je veux au comité te présenter moi-même.
L'auteur chez qui l'on dîne est sûr d'un beau succès;
Qui dîne avec son juge a gagné son procès.
Tout s'arrange en dînant dans le siècle où nous sommes
Et c'est par des dîners qu'on gouverne les hommes.
2i5 A ces vers, qui feront rire tout le monde, ex-
cepté peut-être le voisin de M. Colnet, nous ferons
succéder ceux-ci qui, récités sur un théâtre où les
abus n'ont pas encore eu le temps de s'introduire,
ne plairont pas à son voisin delà rue de Richelieu.
220 Oui, par votre indolence,
Le théâtre avili marche à sa décadence.
Que de vieux manuscrits, qui sont encor nouveaux.
Dans vos cartons poudreux ont trouvé leurs tombeaux!
Que d'enfants, inconnus du vivant de leurs pères,
225 En paraissant au jour sont nés sexagénaires.
Et mutilés par vous, quand vous nous les offrez,
Réduits à votre taille, énervés, torturés.
Ne rendent à l'oubli, qui soudain les réclame,
Que des corps en lambeaux, sans vigueur et sans âme 1
23o Contre tant de dégoûts que peuvent les auteurs?
Désespérés enfin d'un siècle de lenteurs,
Ils ravalent leur muse aux jeux du vaudeville, [157]
Aux tréteaux de la farce, où votre orgueil l'exile.
Ainsi périt en eux, dès leurs premiers essais,
235 Le germe des beaux vers et des nobles succès.
4' LIVRAISOX. — SPECTACLES. 2O9
Ces vers sont pleins de fermeté et de chaleur.
Les suivants, adressés au poète après son succès,
ne sont pas moins remarquables, quoiqu'ils aient
moins d'éclat.
[o Toi, retiens bien ceci : Le talent d'un poète
Avorte dans le monde et croît dans la retraite.
Que d'oisifs du bon ton, ardents à t'inviter.
De frivoles devoirs viendront t'inquiéter!
Ne va pas, amoureux d'un brillant esclavage,
Jouer d'homme amusant le triste personnage,
Te travailler sans cesse à saisir l'à-propos.
Et consumer ta verve en stériles bons mots,
Crains les salons bruyants, c'est l'écueil de ton âge;
Nous avons trop d'auteurs qui n'ont fait qu'un ouvrage!
On a beaucoup loué l'introduction parmi les
Comédiens, d'un certain acteur, nommé Blinval.
Mannequin politique,
Prôneur très roturier de la noblesse antique;
Les nobles, sous Pépin, lui sont tous très connus;
Mais depuis le roi Jean, rien que des parvenus.
Quand on reprit Mérope, il sentit quelque honte
A prêter son visage au soldat Polyphonte,
Et tremblait d'avoir dit d'un ton séditieux :
Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux.
Ces vers, assez bien tournés, ne méritaient
cependant pas les honneurs du bis qu'un troupeau
de jeunes sots voulait leur faire obtenir. Nous nous
félicitons d'avoir contribué, avec une portion du
parterre, bien faible à la vérité, à ce que l'acteur
continuât son rôle. Pour ce qui est du personnage
en lui-même nous conseillons franchement à M. C.
i4
210 L1-: CONSERVATEUR LITTERAIRE. :
Delavigne de sacrifier cette pauvre conception.
Blinval, froide caricature d'un modèle qui n'existe [158
pas ou ne vaut pas la peine d'être copié, n'est que
270 plat et n'atteint pas au mérite du ridicule. Si ce
personnage est destiné à représenter les royalistes,
il ne saurait être plus pitoyablement choisi, et la
suppression d'un aussi triste rôle ne sera pas une
grande perte.
275 La versification des Comédiens^ parmi ses bril-
lantes qualités, présente toutefois quelques taches
que M. Delavigne effacera sans doute. Voici, par
exemple, un vers de mauvais goût qui ne peut lui
échapper ; il est placé dans la bouche de lord
280 Pembrock :
A table je m'assieds auprès de ma baronne,
Et la Tamise enfin soupe avec la Garonne.
En somme, si le plan des Comédiens est com-
pliqué, l'action est nulle, parce que ce qui se fait
285 sur le théâtre, n'est en quelque sorte qu'un épisode
de ce qui se passe derrière la scène. M. Delavigne
nous promettait un tableau de caractères, il ne nous
a offert qu'une galerie de portraits; il avait à nous
montrer les mœurs des comédiens, il ne nous a
290 fait voir que quelques-uns de leurs usages; il de-
vait dévoiler leurs intrigues, il n'a mis à découvert
que leurs tracasseries; enfin son pinceau n'esquisse
que faiblement les ridicules qu'il eût fallu peindre
à grands traits; peut-être n'est-ce pas sa faute. Du
295 reste, nous terminerons par une observation que
ses deux ouvrages nous ont mis à même de faire;
nous craignons que M. Delavigne ne soit dépourvu
des deux qualités les plus essentielles au théâtre.
4' LIVRAISON. — SPECTACLES. 211
Comme auteur tragique, il a du mouvement et
X) manque de sensibilité; comme auteur comique, il
a de l'esprit et point de gaieté. // semble^ ainsi que
le disait ce joyeux et infortuné Scarron, il semble
que cet homme-là nait ni entrailles ni rate.
H. [Victor Hugo.]
REVUE LITTÉRAIRE
1*591
TROIS MESSÉNIENNES ROYALISTES
Par M.. Jules VALENCE.
La guerre de la Vendée, l'usurpation des cent
jours et la persécution des royalistes depuis cette
époque, tels sont les sujets des T7'ois Messéniennes
de M. Jules Valence. Cet ouvrage se recommande
par une diction pure et facile; mais on y cherche-
rait vainement cette élévation de pensées et de sen-
timents, cette énergie d'expression que semblent
exiger des événements de cette nature.
L'auteur, après avoir rappelé le serment que fit
l'usurpateur de vaincre ou de mourir, ajoute :
Tu fus témoin de ce parjure,
Plaine de Mont-Saint-Jean, dans ce combat fameux;
Et tu diras un jour à la race future
Qu'il ne sut triompher ni mourir avec eux.
Et plus bas :
Le barbare fuyait I bientôt il s'hurnilie
Devant le peuple altier, dominateur des mers,
Et sans verser des pleurs il accepte la vie,
Le mépris, la honte et des fers.
214 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
20 Nous ne nous arrêterons point à rendre un
compte plus détaillé de l'ouvrage; nous laisserons
à l'auteur le soin de donner lui-même une juste
idée de son talent : une simple citation vaut sou-
vent mieux qu'une longue analyse.
25 L'auteur s'adresse aux royalistes persécutés.
Peut-être confondant le prince et la patrie
Par un funeste aveuglement
Des lâches qui l'avaient trahie
Vous avez poursuivi le juste châtiment :
3o Imprudents! Contre qui demandiez-vous vengeance?
Contre des citoyens qui trahissaient leur foi :
Eh! ne saviez-vous pas qu'on peut servir la France
En combattant contre son roi?
F.
i\l. Marchena, réfugié espagnol, littérateur et
35 poète très distingué, fait imprimer en ce moment,
à Montpellier, des traductions et des ouvrages
originaux en langue espagnole. Déjà il a publié la
traduction des Lettres persanes, et il se propose de
la faire suivre de celle des Œuvres historiques de
40 Voltaire, et des meilleurs ouvrages classiques de
toutes les langues modernes. Il annonce en outre
qu'il va publier le recueil de ses poésies. Cette
entreprise mérite d'être encouragée. M. Marchena
est le premier poète espagnol qui ait réussi â
45 transporter dans son idiome natal le style franc et
animé de notre grand comique. 11 a fait jouer, il y
4' LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 2l5
a une dizaine d'années, sur le grand théâtre de
Madrid, et avec succès, la traduction en vers du
Tartuffe.
5o L'abondance des matières nous empêche de
parler, dans cette Livraison, de la Famille Lillers,
roman que publie, par souscription, l'auteur de
l'Observateur au dix-neuvième siècle. Nous enga-
geons, en attendant, nos lecteurs à prendre con-
55 naissance de cet ouvrage, où l'on retrouve tout
l'esprit de M. Saint-Prosper.
CINQUIEME LIVRAISON
(Février 1820.)
POÉSIE '*"'
LES DESTINS DE LA VENDEE
Ode dédiée à M. le Vicomte de Chateaubriand.
« Qui de nous, en posant une urne cinéraire.
N'a trouvé son ami pleurant sur un cercueil?
Autour du froid tombeau d'une épouse ou d'un frère.
Qui de nous n'a mené le deuil*? »
5 — Ainsi sur les malheurs de la France éplorée,
Gémissait la Muse sacrée
Qui nous montra le ciel ouvert.
Dans ces jours où, planant sur Rome et sur Palmyre,
Sublime, elle annonçait les douceurs du martyre
lo Et l'humble bonheur du désert.
a I. Quel Français ignore aujourd'hui les Cantiques funè-
bres? Qui de nous n'a mené le deuil autour d'un tombeau,
n'a fait retentir le cri des funérailles? (Martyrs, liv. XXIV.)
d C. L.
Publ. en une plaquette de ii p. sous le même titre. Paris,
Boucher, 1819 — Edit. des Odes de 1822 : Ode II, sous le titre
A M. le Vicomte de Chateaubriand, la Veridée; épigr. : « Ave,
Cssar, morituri te salutant f Tacite) » — Je cite les variantes de
l'édition originale de 1822 (A) et de l'édition définitive, Paris,
Gosselin, 1829 (D)
2 D n'a trouvé quelque ami — 8 D Dans ces chants, où
planant
220 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Depuis, à nos tyrans rappelant tous leurs crimes,
Et vouant aux remords ces coeurs sans repentirs.
Elle a dit : « Dans ces temps, la France eut ses victimes.
Mais la Vendée eut ses martyrs. »
i5 — Déplorable Vendée, a-t-on séché tes larmes?
Marches-tu, ceinte de tes armes,
Au premier rang de nos guerriers?
Si l'honneur, si la foi n'est pas un vain fantôme,
Montre-moi quels palais ont remplacé le chaume
20 De tes rustiques chevaliers.
Hélas! tu te souviens des jours de ta misère;
Des flots de sang baignaient les sillons dévastés.
Et le pied des coursiers n'y foulait de poussière
Que la cendre de tes cités.
25 Ceux-là, qui n'avaient pu te vaincre avec l'épée,
Semblaient, dans leur rage trompée,
Implorer l'Enfer pour appui; [162]
Et, roulant sur la plaine en torrents de fumée,
Le vaste embrasement poursuivait ton armée,
3o Qui ne fuyait que devant lui.
La Loire vit alors, sur ses plages désertes.
S'assembler les tribus des vengeurs de nos rois.
Peuple qui ne pleurait, fier de ses nobles pertes.
Que sur le trône et sur la croix.
35 C'étaient quelques vieillards fuyant leurs toits en flammes.
C'étaient des enfants et des femmes,
i3 D eut des victimes — 14 Z) eut des martyrs — 14 Z) ajoute
une note : Allusion à la belle notice sur la Vendée publiée
dans le Conservateur en 1819 par M. de Chateaubriand. C'est
dans l'émotion de cette lecture que TOde fut composée et
publiée d'abord sous ce titre emphatique et vag-ue : les
Destins de la Vendée. — 3i A sépare par un trait; en D le
chiffre II
5' LIVRAISON. — POÉSIE. 221
Suivis d'un reste de héros;
Au milieu d'eux marchait leur patrie exilée;
Car ils ne laissaient plus qu'une terre peuplée
40 De cadavres et de bourreaux.
On dit qu'en ce moment, dans un divin délire,
Un vieux prêtre parut parmi ces fiers soldats,
Comme un saint, chargé d'ans, qui parle du martyre
Aux nobles anges des combats;
45 Tranquille, en proclamant de sinistres présages,
Les souvenirs des anciens âges
S'éveillaient dans son cœur glacé;
Et racontant le sort qu'ils devaient tous attendre,
La voix de l'avenir semblait se faire entendre
5o Dans ses discours pleins du passé.
« Au delà du Jourdain, après quarante années,
Dieu promit une terre aux enfants d'Israël;
Au delà de ces flots, après quelques journées,
Le Seigneur vous promet le Ciel.
55 Ces bords ne verront plus vos phalanges errantes 1
Dieu, sur des plaines dévorantes.
Vous prépare un tombeau lointain :
Votre astre doit s'éteindre, à peine à son aurore;
Mais Samson expirant peut ébranler encore
60 Les colonnes du Philistin.
Vos guerriers périront; mais, toujours invincibles,
S'ils ne peuvent punir, ils sauront se venger;
Car ils verront encor fuir ces soldats terribles
Devant qui fuyait l'étranger.
65 Vous ne mourrez pas tous sous des bras intrépides; [163J
Les uns, sur des nefs homicides,
Seront livrés aux flots mouvants;
Ceux-là promèneront des os sans sépulture.
Si En D : IIL
222 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Et cacheront leurs morts sous une terre obscure,
70 Pour les dérober aux vivants*.
Et vous, ô jeune chef, ravi par la victoire
Aux hasards de Mortagne, aux périls de Saumur,
L'honneur de vous frapper dans un combat sans gloire
Rendra célèbre un bras obscur.
75 II ne sera donné qu'à bien peu de nos frères
De revoir, après tant de guerres,
La place où furent leurs foyers;
Alors, ornant son toit de ses armes oisives.
Chacun d'eux attendra que Dieu rende à nos rives
80 Les lis qu'il préfère aux lauriers.
Vendée, ô noble terre I ô ma triste patrie!
Tu dois payer bien cher le retour de tes rois;
Avant que sur nos bords croisse la fleur chérie,
Ton sang l'arrosera deux fois.
83 Mais aussi lorsqu'un jour l'Europe réunie.
De l'arbre de la tyrannie
Aura brisé les rejetons,
Tous les rois vanteront leurs camps, leur flotte immense.
Et, seul, le roi chrétien mettra dans la balance
90 L'humble glaive des vieux Bretons.
Grand Dieu I si toutefois, après ces jours d'ivresse,
a I. La noble veuve de Lescure emporta le corps de son
mari dans sa voitur,e, et on l'enterra dans un coin obscur,
c pour le soustraire aux outrages et à l'exhumation. (C. L.).
91 En D, une note : Cette strophe et la suivante renferment
sur les actes du ministère d'alors envers les Vendéens, des
allusions devenues obscures aujourd'hui, et qui, en 1819,
n'étaient peut-être que trop claires pour le repos de l'auteur.
Au reste, s'il ne les explique pas ici, c'est qu'il n'y a plus de
danger à le faire, et que d'ailleurs ces passages sont trop
empreints de colère de parti.
c A, D aux outrages de l'exhumation.
5' LIVRAISON. — POÉSIE. 223
Blessant le cœur aigri du héros oublié,
Une voix insultante offrait à sa détresse
Les dons ingrats de la pitié ;
g5 Si sa mère, et sa veuve, et sa fille éplorées.
S'arrêtaient, de faim dévorées.
Au seuil d'un favori puissant, [164J
Rappelant à celui qu'implore leur misère
Qu'elles n'ont plus ce fils, cet époux et ce père
100 Qui croyait leur léguer son sang;
Si, pauvre et délaissé, le citoyen fidèle,
Lorsqu'un traître enrichi se rirait de sa foi,
Entendait au sénat calomnier son zèle
Par celui qui jugea son roi;
io5 Si, pour comble d'affront, un magistrat injuste,
Déguisant sous un nom auguste
L'abus d'un insolent pouvoir,
Venait, de vils soupçons chargeant sa noble tête,
Lui demander ce fer, sa première conquête,
iio Peut-être son dernier espoir;
Qu'il se résigne alors. Par ses crimes prospères
L'impie heureux insulte au fidèle souffrant;
Mais que le juste pense aux forfaits de nos pères
Et qu'il songe à son Dieu mourant.
n5 Le Seigneur veut parfois le triomphe du vice.
Il veut aussi, dans sa justice.
Que l'innocent verse des pleurs;
Souvent, dans ses desseins, Dieu suit d'étranges voies.
Lui, qui livre Satan aux infernales joies,
120 Et Marie aux saintes douleurs. »
Le vieillard s'arrêta. Sans croire à son langage.
Ils quittèrent ces bords pour n'y plus revenir;
Et tous croyaient couvert des ténèbres de l'âge
L'esprit qui voyait l'avenir.
125 Ainsi, faible en soldats mais fort en renommée,
224 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
Ce débris d'une illustre armée
Suivait sa bannière en lambeaux ;
Et ces derniers Français que rien ne put défendre,
Loin de leurs champs détruits et de leur chaume en cendre,
i3o Allaient conquérir des tombeaux.
V.-M. Hugo.
ÉPIGRAMME SUR le défunt mercure [165]
Ce livre avec raison arborait les couleurs
Du pourvoyeur des rives sombres ;
Ne guidait-il pas ses auteurs
Où son patron guidait les ombres?
D. MoNiÈRES. [Abel Hugo.
129 A, D Loin de leur temple en deuil — D donne la date
1819.
PROSE
LE DUEL DU PRECIPICE
POÉSIE ERSE*
Je t'atteindrai, je te frapperai de mon épée, et
ton crâne me servira dans les festins, dit le Danois.
iMes chiens ont faim, répondit le Saxon; ils de-
mandent du sang, et ce ne sera pas la première fois
5 que mes chiens auront été servis avant le fils de tes
aïeux.
Il dit, et il ricane comme un corbeau qui croasse
à l'aspect d'un cadavre. Attends-moi seulement, dit
le Danois; et il parcourt le bord de l'abîme, cher-
lo chant un passage. La place où je t'attends, tu y
attendras les vautours, répond le Saxon, toujours
immobile et debout dans ses armes.
Mais l'abîme qui les sépare est large et profond;
il est semé de rochers, et un torrent roule au fond
i5 comme un | tonnerre. C'est en vain que le Danois [166]
cherche un passage : il rugit de fureur. Cependant,
I. Ce morceau est traduit d'un ouvrage peu connu en
France, publié à Stockholm en i8o5 par le savant professeur
P. Merner, et intitulé : Exquisitiones p/iilosophicœ. (C. L.)
Reproduit dans les Annales romantiques de i823.
i5
226 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
à l'aspect du combat des deux barbares, les armées
s'arrêtent, les trompettes font silence; les cour-
siers frappaient du pied la terre, et le sang ruisse-
20 lait le long des piques.
Un sapin était là, un vieux sapin qui avait été
abattu par les tempêtes. Les esprits de la nuit
l'avaient roulé du haut de la montagne, afin qu'il
descendît vers les mers, et qu'il conduisît dans les
25 contrées lointaines les héros, leurs enfants; mais
le sapin s'était arrêté sur le bord de l'abîme, sa-
chant qu'il ne verrait jamais de combat plus terri-
ble que celui dont il allait être témoin.
Le Danois s'avance rapidement, plié sous l'hor-
3o rible fardeau; le Saxon, son glaive nu à la main,
se tient prêt à s'élancer sur le pont que son en-
nemi lui prépare. Tout à coup le Danois s'arrête,
et le sapin tombe en retentissant sur les deux
bords.
35 Ils se sont rencontrés au milieu du pont fragile;
ils se sont saisis; ils se tiennent, ils se pressent,
pied contre pied, poitrine contre poitrine; tous les
deux ils veulent s'enlever et se précipiter dans le
gouffre ; tous les deux ils sont immobiles : on dirait
40 qu'ils ne combattent que des yeux.
Tout à coup un cri se fait entendre, un cri terri-
ble. Le Saxon a enlevé son ennemi ; il le tient
entre ses bras au-dessus de sa tête; il le balance
en rugissant de triomphe; il va le lancer dans le
45 précipice.
Alors on vit les bergers qui s'étaient enfuis par
crainte de la bataille, s'avancer sur le haut des ro-
chers; on entendit les loups hurler dans la solitude
des forêts, et l'on aperçut distinctement dans les
5' LIVRAISON. — PROSE. 227
5o airs les fantômes emportés par les vents qui se pen-
chaient sur le bord des nuages.
Mais le Danois d'une main a saisi son vainqueur [167]
par sa rouge chevelure; de l'autre il le frappe au
visage de son poignard. Les cris de joie se chan-
55 gant en cris de détresse. La tète du Saxon se rejette
en arrière ; il chancelle, le pied lui manque, ils vont
tomber.
Épargne-moi, crie-t-il au vaincu. Regagne la
terre, répond le Danois. Et le Saxon s'avance,
60 aveuglé par le sang ; il marche à pas lents suspendu
sur l'abîme, tenant toujours entre ses bras son en-
nemi qui le guide.
Enfin il a franchi l'abîme; il a mis le pied sur la
terre, ils sont sauvés. Tout à coup, emporté par la
65 douleur, il se retourne et veut lancer son ennemi
dans le gouffre. Meurs, s'écrie le Danois. Il le
frappe; le Saxon frappé chancelle ; il tombe et il
entraîne le Danois avec lui.
Ils roulent, ils roulent de roc en roc. Bardes,
70 chefs, soldats, tout est accouru sur le bord du pré-
cipice. On les voit se saisir, se frapper, se com-
battre encore. Tout à coup ils arrivent à un endroit
où le roc est à pic, ils disparaissent, et on entend
leurs corps se briser sur un rocher qui s'avance en
75 esplanade au-dessus du torrent.
Ils restent quelque temps sans mouvement : peu
à peu on voit les cadavres se ranimer et se cher-
cher encore à coups de poignard. Arrêtez! criaient
les Senécions, les Senécionsdont l'aspect doit être
80 assez puissant pour faire rentrer au fourreau les
glaives déjà tirés; vaines clameurs : ils se relèvent,
ils se frappent, ils se roulent. Tout à coup, chose
228 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
horrible! un ours énorme sort de dessous les gla-
ces, il se jette sur les deux guerriers, et, aux cris
85 de toute l'armée, il les entraîne en rugissant dans
sa caverne.
E. [Eugène Hugo.]
LITTÉRATURE FRANÇAISE f*^*^
LA PANHYPOGHRISIADE
OU LE SPECTACLE INFERNAL
DU SEIZIÈME SIÈCLE
Comédie épique, par M. Népomucène L. LEMERCIER,
de l'Académie française.
(Deuxième et dernier article.)
Nous avons annoncé que M. Lemercier avait su
mêler des traits d'une grande élévation aux idées
les plus singulières. Le dialogue suivant en offre
un exemple remarquable.
5 La bataille de Pavie est commencée ; la Mort
vient auprès de La Trimouille, et s'adressant à lui :
Vieux La Trimouille, toi, parmi les escadrons,
Au péril qui t'attend tu vas à pas moins prompts.
LA TRIMOUILLE
C'est que tu m'apparais; et mon heure arrivée
10 M'avertit que ta faux sur ma tête est levée.
LA MORT
Si tu pressens mes coups, que ne sors-tu des rang-s ?
LA TRIMOUILLE
Me fais-tu peur?
LA MORT
Malgré les dehors que tu prends,
Vieillard, de m'éviter n'aurais-tu pas l'envie?
230 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
LA TRIMOUILLE
Non ; je sais préférer mon honneur à ma vie.
LA iMORT
i5 Tu te roidis, brave homme; hélas! qu'en ce moment
Ton courage affecté me sourit tristement 1
LA TRIMOUILLE
J'ai toujours sans effroi contemplé ton image.
LA MORT
Oui, telle qu'un fantôme au travers d'un nuage ;
Mais lorsque les regards m'envisagent de près,
20 Mon aspect fait frémir; conviens-en?
LA TRIMOUILLE
Moi ! jamais.
LA MORT
Je sais qu'à tes pareils ma tête décharnée
De lauriers éclatants se montre couronnée;
La gloire, de son voile, aux regards des héros
Cache les vers hideux qui me rongent les os :
25 On vante mes cyprès; cependant ma présence
Hier à la retraite exhortait ta prudence :
Je t'ai glacé, la nuit, d'un présage odieux;
Ton chien hurlant sembla t'adresser des adieux;
Et ton coursier, l'oeil morne, et la tête en arrière,
3o Sent qu'il conduit son maître au bout de sa carrière.
C'en est fait! tes brassards, ta cuirasse d'airain.
Ne pourront de ma faux parer le coup certain :
Va te faire immoler... Un jour ta vieille armure
Sera de ton château l'honorable parure :
35 Mais quand de tes périls je t'accours avertir,
Aux crédules soldats oseras-tu mentir,
Et mener sans pitié sous la mitraille affreuse
Ces jeunes campagnards, milice valeureuse?
5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 23l
Le poète a longtemps parlé, mais on sent que
40 le philosophe a dicté les quatre derniers vers. Ce
dialogue est d'ailleurs plein de vérité, et si la Mort
n'a pu faire toutes ces réflexions au vieux La Tri-
mouille, il a pu se les faire à lui-même.
L'épisode d'Ugolin, celui de Françoise de Rimini,
45 sont justement admirés. Peut-être le Dante leur
doit-il une grande partie de sa gloire; .\L Lemer-
cier aura sans doute | un jour la même obligation [170]
à l'épisode de Candor et de Pulcrine. (9' chant.)
L'armée de Charles-Quint met Rome au pillage;
5o deux jeunes époux, un vieillard leur père, un enfant
leur fils, attendent avec anxiété quel malheur va
les frapper dans les calamités générales.
Les portes de leur palais sont brisées par une
soldatesque effrénée, les domestiques égorgés.
55 Candor meurt en défendant sa femme et son vieux
père; le vieillard expire, et Pulcrine, la plus mal-
heureuse de sa famille^ reste en proie à la bruta-
lité des vainqueurs.
Un voile alors cacha le courroux allumé
60 De la pudeur luttant contre un Mars enfumé :
Scène dont les humains raillent l'horreur extrême.
Et dont l'aspect hideux révolta l'enfer même.
La scène change. Rome est en flammes,
Et l'incendie au loin ondoie avec les flots :
65 Une femme accourait poussant mille sanglota;
Sa main guide un enfant : elle a fui sa demeure,
Et sur l'arc d'un vieux pont marche, s'arrête et pleure.
C'est Pulcrine et son fils d'un pas épouvanté
Traversant les débris de la vaste cité.
232 LK CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
70 Pulcrine qui, fuyant et bourreaux et victimes.
Lève ses yeux frappés de l'image des crimes,
Et sous l'affreux éclat répandu dans les airs.
Paraît une ombre pâle, échappée aux enfers.
Elle cherche à rassurer son tils, que ses regards
75 épouvantent; sa tête se perd, elle oublie son mal-
heur récent, et alors se passe une des scènes les
plus terribles qu'on puisse imaginer.
PULCRINE
Ne pleure pas... Tes pleurs importunent ta mère...
Va, va te consoler dans les bras de ton père :
80 II t'aime, il nous sourit; son aimable bonté [171]
Jamais pour tes,erreurs n'eut de sévérité :
C'est pour nous rendre heureux qu'il agit, qu'il respire;
Et quand nous soupirons, sa tendresse en soupire...
N'est-il pas vrai, Candor, modèle de vertu?
85 Cher époux, réponds-moi...
l'enfakt
Ma mère, où le vois-tu?
PULCRINE
Oui, Candor, hàtons-nous de sortir de la ville.
Ta fidèle équité^ cherche un séjour tranquille...
La guerre menaçante approche de ces murs.
Nous trouverons aux champs des asiles plus sûrs;
90 Des mœurs de l'âge d'or nous reverrons la trace.
Tu te plais à Tibur, où se plaisait Horace :
L'amour, la poésie, et le doux soin des fleurs.
Sous d'agrestes abris enchanteront nos cœurs.
Viens... faisons à mon père approuver ce voyage :
95 Les vieillards à leur toit sont attachés par l'âge.
1. Hémistiche inintelligible. (C. L.)
5* livraison. — littérature française. 233
l'enfant
A qui parles-tu donc?
PULCRINE
A ton père
Il est mort.
PULCRINE
Mort! qui? perds-tu l'esprit?... Non, mon enfant, il dort.
Regarde... Pour jamais il dort sur la poussière...
Son corps est tout sanglant, et ses yeux sans lumière;
loo Ses yeux, hélas! témoins de mon horrible affront I...
L'idée de la mort de son époux lui rend le senti-
ment de toute son infortune; elle ajoute :
Misérable I où cacher l'opprobre de mon front?...
Candor, en expirant tu reçus ma promesse... [172]
io5 Je ne trahirai point ma gloire et ta tendresse.
L'outrage qui me souille est ignoré de tous,
Et victime après toi de ton amour jaloux,
Dans l'éternel oubli dérobant notre injure...
Vois ces ondes... entends le Tibre qui murmure...
iio La mort qui sous ce pont roule au milieu des flots.
M'ouvre leur vaste lit... C'est là qu'est le repos.
Ah ! pourquoi coupes-tu ta belle chevelure.
Ma mère?
PULCRINE
O longs cheveux! inutile parure!
La main de mon époux se plut à vous tresser;
ii5 C'est autour de mon fils qu'il faut vous enlacer.
Liez d'un nœud fatal et l'enfant et la mère...
234 Ï-E CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Son fils, épouvanté de ces sinistres apprêts, veut
s'arracher de ses bras. Elle le retient; et parvenue
au dernier degré d'égarement, croyant entendre la
120 voix de son époux, elle se lève.
l'enfant
Arrête... Oh! par pitié!...
PULCRINE
Ton père nous appelle.
Elle dit, prend sa course, et, mère trop cruelle.
Dans le fleuve avec lui tout à coup s'élançant.
Pousse un cri vers les cieux et tombe en l'embrassant.
125 On vit longtemps sa robe, en flottant sur les ondes.
Les soutenir luttant sur les vagues profondes.
Leurs mains battre les flots rougis de feux lointains,
Disparaître ; et le Tibre engloutit leurs destins.
Ces vers terminent dignement ce bel épisode,
i3o qui peut se passer de nos louanges et de nos com-
mentaires.
François I*"'' meurt victime de la vengeance de
l'époux I de la belle Ferronière, vengeance que [173|
M. Lemercier n'a pas craint de personnifier. Ghar-
i35 les-Quint, retiré au couvent de Saint-Just, y fait
célébrer son enterrement, et expire ensuite accablé
par la tristesse. La toile tombe; la pièce est finie,
et les diables se révoltent; les uns sifflent, les au-
tres applaudissent. Le théâtre, détruit par l'anar-
140 chie, s'écroule dans l'abîme et les met tous d'ac-
cord.
On sent tout ce qu'un pareil plan offre de bizarre.
La sévérité des critiques dont l'ouvrage de M. Le-
mercier a été l'objet, ne nous laissait plus rien à
5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 235
145 dire sur le ridicule de quelques endroits du poème,
nous avons pensé qu'il n'y avait plus qu'à rendre
justice à ce qu'il renferme de beautés.
Nous n'avions pas à hésiter, il fallait décider que
l'un de nos poètes les plus distingués était fou, ou
i5o bien qu'il avait cherché à le paraître; nous avons
pris ce dernier parti, et une seconde lecture de son
poème nous a confirmé dans l'opinion que nous
avançons.
Lesage raconte, dans sa préface de Gil Blas, un
i55 trait dont il est bon de se souvenir avant de com-
mencer la lecture de la Panhypochrisiade, car celui
qui, rebuté par la trivialité de certaines expressions,
ou par la bizarrerie de plusieurs scènes, rejetterait
l'ouvrage sans le lire, ressemblerait à cet étudiant
i6o qui laissa son camarade chercher seul le trésor
caché sous l'épitaphe du licencié.
A. [Abel Hugo.]
HISTOIRE GÉNÉRALE DE FRANCE [174]
Par MM. VÉLY, VILLARET, GARNIER et DUFAU, ornée
de plus de trois cents gravures. Règne de Charles lX{suite
et fin), t. XXX*.
(Premie?- article.)
Chez les anciens, l'occupation d'écrire l'histoire
était le délassement des grands hommes; c'était
Xénophon, chef des dix mille ; c'était Tacite, prince
du sénat. Chez les modernes, comme les grands
5 hommes ne savaient pas lire, il fallut avoir recours
à des savants, c'est-à-dire à des gens qui n'étaient
savants que parce qu'ils étaient restés toute leur vie
étrangers aux intérêts de ce bas monde.
Il est à remarquer que les premiers historiens
lo anciens écrivirent d'après des traditions, et les
premiers historiens modernes, d'après des chroni-
ques.
Les anciens, écrivant d'après des traditions, sui-
I. A Paris, chez Desray, libraire, rue Hautefeuille, n* 4.
(C. L.)
Dans Littérature et Philosophie mêlées, 2 fragments (1-78 et
208-267) et une phrase détachée (273-276).
1-78 En tête de Littérature et Philosophie mêlées, t. I, p. 5-io.
— 2 des grands hommes historiques — 5 les grands hommes
historiques — 5-7 fallut que l'histoire se laissât écrire par des
lettrés et des savants, gens qui n'étaient savants et lettrés
que — 8 monde, c'est-à-dire à l'histoire. | De là, dans l'his-
toire, telle que les modernes l'ont écrite, quelque chose de
petit et de peu intelligent. ] Il est à remarquer
5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l2>J
virent cette grande idée morale, qu'il ne suffisait
i5 pas qu'un homme eût vécu, ou même qu'un siècle
eût existé, pour qu'il fût de l'histoire, mais qu'il
fallait encore qu'il eût légué de grands exemples à
la mémoire des hommes. Voilà pourquoi l'histoire
ancienne ne languit jamais; elle est ce qu'elle doit
20 être, le tableau raisonné des grands hommes et des
grandes choses, et non pas, comme on l'a voulu
faire de nos temps, le registre de vie de quelques
hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles.
Les historiens modernes écrivant d'après des
25 chroniques, ne virent dans leurs livres que ce qui
y était déjà : des faits contradictoires à rétablir et
des dates à concilier; ils écrivirent en savants,
s'occupant beaucoup des faits et rarement des
conséquences, ne s'étendant pas sur les événe-
3o ments d'après l'intérêt moral qu'ils étaient suscep-
tibles de préjsenter, mais d'après l'intérêt de [175]
curiosité qui leur restait encore, eu égard aux
événements de leur siècle. Voilà pourquoi la plu-
part de nos histoires commencent par des abrégés
35 chronologiques et se terminent par des gazettes.
On a calculé qu^il faudrait huit cents ans à un
homme qui lirait quatorze heures par jour, pour
lire seulement les ouvrages écrits sur l'histoire qui
se trouvent à la Bibliothèque royale; et parmi ces
40 ouvrages, il faut en compter plus de vingt mille, la
plupart en plusieurs volumes, sur la seule Histoire
de France, depuis MM. Royou, Fantin-Désodoards
et Anquetil, qui nous ont donné des histoires com-
22 de notre temps — 25 dans les livres que ce qui y était
des faits — 48 qui ont donné
238 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
plètes, jusqu'à ces braves chroniqueurs Froissard,
45 Comines et Jean de Troie, par lesquels nous sa-
vons que ung tel jour le roi estait malade et qu ung
tel autre jour ung homme se noya dans la Seine.
Or, parmi ces ouvrages, on sait ou on ne sait
pas qu'il en est quatre généralement connus sous
5o le nom des quatre grandes histoires de France,
celle de Dupleix qu'on ne lit plus; celle de Méze-
ray qu'on lira toujours, non pas parce qu'il est
aussi exact et aussi vrai que Boileau l'a dit pour la
rime, mais parce qu'il est original et satirique, ce
55 qui vaut encore mieux pour des lecteurs français;
celle du père Daniel, jésuite, fameux par ses descrip-
tions de batailles, qui a fait en vingt ans une his-
toire qui n'a d'autre mérite que l'érudition, et dans
laquelle le comte de Boulainvilliers ne trouvait
60 guère que dix mille erreurs; et enfin celle de Vély
et continuateurs, dont nous allons nous occuper.
« Il y a des morceaux bien faits dans Vély, a dit
Voltaire dont les jugements sont précieux; on lui
doit des éloges et de la reconnaissance; mais il
G5 faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire
une bonne Histoire de France, il ne suffit pas
d'avoir du discernement et du goût. »
Villaret, qui avait été comédien, écrit d'un style
pré [tentieux et ampoulé; il fatigue par une affec- [176]
70 tation continuelle de sensibilité et d'énergie; il est
souvent inexact, et rarement impartial. Garnier,
45 Jean de Troyes — 46 et que ung — 48 Parmi ces ouvra-
ges, il en est — 52 non parce qu'il — 58 histoire où il n'y a
— 60-61 celle de Vély continuée par Villaret et par Garnier
62 dit Voltaire
5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 289
plus raisonnable, plus instruit, n'est guère meil-
leur écrivain; sa manière est terne, son style lâche
et prolixe ; il n'y a entre lui et Villaret que la diffé-
75 rence du médiocre au pire; et si la première con-
dition de vie pour un ouvrage doit être de se faire
lire, le travail de ces deux auteurs peut être à juste
titre regardé comme non avenu.
[M. Dufau ne s'est pas laissé épouvanter, nous
80 ne dirons pas par la force, mais par la faiblesse
des talents auxquels on lui proposait d'associer le
sien; il est bien supérieur à ses devanciers, même
à Vély; son style est clair, rapide, concis et pres-
que toujours élégant; sa narration est animée; ses
85 descriptions ne manquent ni de chaleur ni de co-
loris; ses recherches sont solides, sa critique judi-
cieuse et impartiale; en un mot, son ouvrage an-
nonce un vrai talent. Nous croirons devoir lui
donner plusieurs conseils; mais le premier, c'est
90 de refaire le travail de Villaret et de Garnier, qui
réellement fait disparate avec le sien.
73-74 style est lâche et prolixe. Il n'y a entre Garnier et Vil-
laret — 78 L. et Ph. ajoute deux paragraphes nouveaux : « Au
reste, écrire l'histoire d'une seule nation, c'est œuvre incom-
plète, sans tenants et sans aboutissants, et par conséquent
manquée et difforme. 11 ne peut y avoir de bonnes histoires
locales que dans les compartiments bien proportionnés d'une
histoire généiale. Il n'y a que deux tâches dignes d'un his-
torien dans ce monde : la chronique, le journal ou l'histoire
universelle. Tacite ou Bossuet. | Sous un point de vue res-
treint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France
en six lignes : « Dieu n'a créé aucune chose en ce monde
ny hommes, ny bestes, à qui il n'ait fait quelque chose son
contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C'est pour-
quoi il a fait France et Angleterre voisines- »
240 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Dans ce premier article, nous examinerons
M. Dufau sous le rapport du style; dans le second,
nous l'examinerons comme historien.
95 Après avoir rapidement retracé les premières
années de la régence, la mauvaise administration
de Catherine, son isolement au milieu des partis,
la renaissance des troubles, l'auteur arrive à cette
fameuse fuite de Meaux, qui eut une si grande in-
100 fluence sur le reste de la vie de Charles IX^ alors
que la cour est sur le point d'être enlevée par le
prince de Condé, et qu'elle n'est sauvée que par
l'intrépidité des Suisses. Anquetil n'a vu là qu'une
circonstance en faveur des catholiques sur laquelle
io5 il fallait rapidement passer; Mézerai n"y a vu que
le désarroi des femmes de la cour, forcées de fuir
au milieu des soldats, et le père | Daniel, qu'une [i77]
marche par bataillon carré; M.. Dufau nous trace
un véritable tableau de caractère; on reconnaît
iio déjà la manière des anciens.
« A minuit donc ces étrangers, commandés par
le colonel Pliffer, homme intrépide et bon officier,
qui avait promis sur sa tête qu'il ramènerait le roi
sain et sauf dans sa capitale, vinrent se ranger au-
ii5 tour de la demeure royale. Malgré la fermeté et le
dévouement qu'ils témoignaient , on était loin
d'être tranquille. Le roi laissait voir une sombre
indignation d'être obligé de fuir devant ses sujets;
la reine-mère paraissait inquiète : un secret effroi
120 avait gagné tous les cœurs. Le vieux connétable
seul ne démentait pas cette fermeté qu'il avait tou-
jours montrée dans le péril.
« Cependant, à la lueur des torches, on se dis-
pose à partir. Les Suisses reçoivent au milieu
5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 24I
125 d'eux le roi, la reine-mère, les princes et le nom-
breux cortège des filles de la reine, lis marchent
avec gaieté, enseignes déployées, etc. »
L'auteur peint avec les mêmes couleurs la ba-
taille de Saint-Denis et celle de Jarnac, où périt le
i3o prince de Condé; il évite de tracer le portrait de
ce grand homme; il se contente de le peindre par
le témoignage des historiens; et en effet il était
difficile de faire autrement, après le portrait si ori-
ginal et si vrai que nous en a laissé Mézerai : Ainsi
i35 mourut Louis de Bourbon, prince de Condé, ce grand
ennemi de la messe, etc. Il est à remarquer que Mé-
zerai, qui, comme on sait, était buveur et cynique,
conserve son caractère dans toute son histoire; il
est piquant, mais il n'intéresse jamais; il n'a ni
140 chaleur, ni énergie; il est toujours en dehors des
événements; quelque sujet qu'il traite, fêtes, guer-
res ou massacres, il rappelle toujours ce vers de
Segrais :
Un vieux faune en riait dans sa grotte sauvage.
145 Mais le morceau où M. Dufau nous semble avoir [178]
développé le plus de chaleur, le plus d'énergie, en
un mot le plus de talent de style, c'est la descrip-
tion de la Saint-Barthélémy. Dans un sujet aussi
usé, il était difficile de trouver des couleurs nou-
i5o velles. Cependant nous ne croyons pas que, dans
aucun des historiens qui ont décrit cette nuit ter-
rible, il se rencontre un début aussi vif et aussi
animé que celui-ci : « Aussitôt on vole à Saint-Ger-
main-l'Auxerrois, situé plus près du Louvre que le
[55 Palais, où l'on ne devait sonner que vers la pointe
du jour. Bientôt le sinistre tocsin donne le signal
242 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
des fureurs. A ce bruit, les soldats embusqués se
rassemblent, des lumières paraissent tout à coup
aux fenêtres; on tend des chaînes dans les rues,
i6o les armes brillent, un long cri de mort se fait en-
tendre. »
L'auteur continue la description de cette nuit
fatale. 11 peint la mort de Coligny; il ne paraît pas
adopter l'opinion que le vieillard ait été aban-
i65 donné de ses serviteurs après qu'il leur eut dit ces
paroles : « Mes amis, sauvez-vous, que ma mort
ne fasse qu'une veuve. » 11 rapporte ces derniers
mots au Bohémien Dianowitz : « Jeune homme, tu
devrais respecter mes cheveux blancs. » Cepen-
170 dant le corps de l'amiral est jeté par les fenêtres;
le duc de Guise vient le contempler; il foule aux
pieds le cadavre. L'auteur continue :
« Peut-on retracer sans frémir le tableau qu'ofïre
alors cette malheureuse ville? Des troupes force-
175 nées parcourent les rues. Le son des cloches, les
coups de feu, les vociférations fanatiques, les gé-
missements des victimes se mêlent et retentissent
dans l'air. On enfonce les portes, on poursuit les
malheureux protestants désarmés et à demi-nus
180 jusque sur les toits. Les femmes, après avoir as-
souvi la féroce brutalité du soldat, sont massa-
crées. On égorge les enfants dans leur berceau. I Le [179
sang ruisselle dans les rues. La ville entière n'offre
plus qu'une vaste scène de carnage. »
i85 Et toute la description est écrite avec une pareille
vigueur. L'auteur la termine par le beau trait de
Vesins, qui, sous prétexte d'égorger lui-même son
ennemi, le tire des mains des soldats, le fait mon-
ter à cheval, le mène en lieu de sûreté, et le quitte
5" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 248
190 en lui adressant ces héroïques paroles : Je n ai pas
vouki me venger en assassin, mais en brave; quand
vous voudrez^ nous viderons notre querelle en gentils-
hommes.
On remarqua comme une des singularités de
195 cette nuit terrible, à ce que rapporte d'Aubigné,
que dans une si grande multitude de vaillante no-
blesse, aucun ne mourut l'épée à la main, si ce
n'est Guerchi, et qu'aucune maison ne se fit forcer
si ce n'est celle d'un avocat nommé Taverni, qui
200 fit faire des balles avec sa vaisselle, et qui, lorsque
les munitions lui manquèrent, fit ouvrir les portes,
et se précipita de lui-même au milieu des massa-
creurs.
On raconte, dit Mézerai, qu'on vit poignarder
2o5 un enfant qui se jouait à la barbe de celui qui le
tua, et qu'une bande de petits garçons en traîna
un autre à la rivière.]
Les descriptions de batailles de M. Dufau sont
bien supérieures aux tableaux confus et sans
210 couleur que nous a laissés Mézerai, et aux in-
terminables bulletins du père Daniel; toutefois,
il nous permettra de lui faire une légère observa-
tion, dont nous croyons qu'il pourra profiter dans
la suite de son ouvrage. Si M. Dufau s'est rappro-
2i5 ché de la manière des anciens, il ne s'est pas en-
core assez dégagé de la routine des historiens mo-
208-267 Littéral, et Philos, mêlées, sous le titre : A un histo-
rien, t. I, p. 27.
208 Vos descriptions de batailles sont bien — 212 Toutefois,
vous nous permettrez une observation — 21 3 que vous pour-
rez profiter — 214 votre ouvrage. Si vous vous êtes rapproché
— 2i5 vous ne vous êtes pas
244 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
dernes ; il s'arrête trop aux détails, et ne s'attache
pas assez à peindre les masses. Que nous importe,
en effet, que Brissac ait exécuté une charge contre
220 d'Andelot, que Lanoue ait été renversé de cheval,
et que Montpensier ait passé le ruisseau ? La | plu-
part de ces noms qui apparaissent là pour la pre-
mière fois dans le cours de l'ouvrage, jettent de la
confusion dans un endroit où l'auteur ne saurait
225 être trop clair, et lorsqu'il devrait entraîner par une
'succession rapide de tableaux. L'esprit s'arrête à
chercher à quel parti tels ou tels noms appartien-
nent, pour pouvoir suivre le fil de l'action. Ce
n'est point ainsi qu'en usait Polybe, et après lui
23o Tacite, les deux premiers peintres de batailles de
l'antiquité. Ces grands historiens commencent
par nous donner une idée exacte de la position des
deux armées, par quelque image sensible tirée de
l'ordre physique : l'armée était rangée en demi-
235 cercle, elle avait la forme d'un aigle aux ailes
étendues; ensuite viennent les détails. Les Espa-
gnols formaient la première ligne, les Africains la
seconde, les Numides étaient jetés aux deux ailes,
les éléphants marchaient en tête, etc.. Mais,
240 nous le demandons à M. Dufau lui-même, si nous
lisions dans Tacite : Vibulenus exécute une
charge contre Rusticus, Lentulus est renversé de
cheval, Civilis passe le ruisseau, il serait très pos-
sible que ce petit bulletin eût paru très clair et
245 très intéressant à ses contemporains, mais nous
doutons fort qu'il eût trouvé le même degré de
217 vous vous arrêtez trop... et vous ne vous attachez pas ^
225 entraîner l'esprit par — 226 Le lecteur s'arrête — 240 nous
vous le demandons à vous-même — 246 aux contemporains
5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 245
faveur auprès de la postérité, et c'est une erreur
dans laquelle sont tombés la plupart des histo-
riens modernes; l'habitude de lire les chroniques
25o leur rend familiers les personnages inférieurs de
l'histoire qui ne doivent point y paraître; le désir
de tout dire, lorsqu'ils ne devraient dire que ce
qui est intéressant, les leur fait employer comme
acteurs dans les occasions les plus importantes :
255 de là vient qu'ils nous donnent des descriptions
qu'ils comprennent fort bien, eux et les érudits,
parce qu'ils connaissent les masques, mais dans
lesquelles la plupart des lecteurs, qui ne sont point
obligés d'avoir lu les chroniques pour pouvoir
2ÔC) lire l'histoire, ne voient guère autre chose que des
noms et de l'ennui. En général, il ne | faut dire à [181]
la postérité que ce qui peut l'intéresser; et pour
intéresser la postérité, il ne suffit pas d'avoir bien
exécuté une charge, ou d'avoir été renversé de
265 cheval, il faut avoir combatt-u de la main et des
dents comme Cynégire, être mort comme d'Assas,
ou avoir embrassé les piques, comme Vinkelried.
[Nous le répétons, nous ne faisons pas cette
observation à M. Dufau comme un reproche,
270 mais comme un encouragement; non, pour qu'il
change sa manière d'écrire, mais pour qu'il s'aban-
donne avec plus d'assurance à ses propres idées.
M. Dufau a du talent,] il ne doit donc reculer de-
vant aucune difficulté ; il fallait de petites armes aux
275 hommes ordinaires; aux grands athlètes, il leur
fallait les cestes d'Hercule. E. [Victor Hugo]
273-276 Phrase consen-ée dans Littéral, et Philos, mêlées,
t. I, p. 192 — 2.73 L'homme de génie ne doit reculer
TROIS MESSÉNIENNES SUR LES MAL-
HEURS DE LA FRANCE, AUGMENTÉES
DE DEUX ÉLÉGIES SUR LA VIE ET LA
MORT DE JEANNE D'ARC.
Par M. Casimir DELA VIGNE.
Depuis que la littérature est devenue le domaine
de la politique, on ne peut mettre au jour un ou-
vrage qu'il ne soit aussitôt adopté par un parti et
repoussé par l'autre. L'auteur, tour à tour porté
5 au ciel ou abaissé jusqu'à terre, proteste vaine-
ment contre les arrêts passionnés et contradictoi-
res de ses juges. Il est condamné à supporter à la
fois l'humiliation des éloges les plus exagérés et le
dégoût des critiques les plus injustes.
10 Tel a été le sort du "jeune auteur dont nous nous
occupons. En publiant ses poésies, il a ouvert
l'arène aux passions et aux clameurs des partis.
C'est à nous de venger M. C. Delavigne des juge-
ments exagérés dont il a été l'objet, et de faire en-
i5 tendre, au milieu de tant d'excès, le langage de la
vérité. Notre jugement ne peut être suspect; | tout, [182]
à l'égard de M. C. Delavigne, nous fait une loi de
l'impartialité. Ce jeune poète est dans les rangs
des libéraux, et nous sommes royalistes; il a du
2o talent, et nous avons fait serment d'être justes.
Ainsi placés entre nos opinions et notre cons-
cience, notre choix n'a pu être un instant dou-
teux.
Les Trois îMesséniennes de M. C. Delavigne et
5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 247
25 ses Élégies sur Jeanne d'Arc, jouissent d'une répu-
tation méritée. Ce qui constitue le principal mérite
de ces pièces, c'est une expression poétique, des
tours vifs et énergiques, et une élégance soute-
nue. La première Messénienne sur la bataille de
3o Waterloo nous a semblé supérieure à toutes les
autres, même à la seconde sur la dévastation du
Musée, bien que dans celle-ci l'auteur, en alliant à
une foule d'images gracieuses des tableaux tracés
avec force, ait fait preuve d'une rare flexibilité de
35 talent. Les trois autres pièces, quoique inférieu-
res aux deux premières, ne sont pas indignes de
leur auteur; on y reconnaît toujours M. C. Dela-
vigne. On pourrait les comparer à cinq sœurs
charmantes, qui, sans se ressembler parfaitement,
40 ont toutes cependant, dans l'ensemble de la phy-
sionomie, cet air de famille qui convient à des
sceurs.
Fades non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.
45 Le début est plein de noblesse :
Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre;
Par d'injustes clameurs ces braves outragés
A se justifier n'ont pas voulu descendre ;
Mais un seul jour les a vengés :
5o Ils sont tous morts pour nous défendre.
Il peint ainsi leur mort héroïque :
Parmi des tourbillons de flamme et de fumée,
O douleur! quel spectacle à mes yeux vient s'offrir?
Le bataillon sacré, seul devant une aVmée, [183]
55 S'arrête pour mourir.
248 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Dans la strophe suivante, la noblesse de la pen-
sée est encore relevée par la noblesse de l'expres-
sion :
Le destin des combats
60 Leur devait, après tant de gloire.
Ce qu'aux Français naguère il ne refusait pas,
Le bonheur de mourir dans un jour de victoire.
Nous sommes sûrs que les suivants seront en-
tendus; ils sont l'expression d'une âme toute fran-
65 çaise :
Étouffons le llambeau des guerres intesdnes.
Soldats, le Ciel prononce, il relève les lis :
Adoptez les couleurs du héros de Bovines,
En donnant une larme aux drapeaux d'Austerlitz.
70 Voulons-nous maintenant des peintures gra-
cieuses; ouvrons la seconde Messéniennc :
Le deuil est aux bosquets du Guide,
Muet, pâle, et le front baissé,
L'Amour que la guerre intimide,
75 Éteint son flambeau renversé.
Des Grâces la troupe légère
L'interroge sur ses douleurs;
Il leur dit, en versant des pleurs :
« J'ai vu Mars outrager ma mère. »
80 Et plus bas :
Versant sur un beau corps sa clarté caressante,
A travers le feuillage, un faible et doux rayon
Porte les baisers d'une amante
Sur les lèvres d'Endymion.
5'^ LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 249
85 Nous avons déjà fait pressentir notre opinion
sur les deux élégies de Jeanne d'Arc. Le jugement
que nous en porterons | sera tel qu'on doit l'atten- [184]
dre de lecteurs que les Messéniennes ont rendus
sévères. Nous pensons que la peinture des mal-
90 heurs de la vierge héroïne demandait une teinte
de tristesse et de mélancolie, une sensibilité vraie,
qualité précieuse que M. C. Delavigne ne possède
pas à un haut degré. Ce jeune poète, doué d'une
imagination vive et brillante, surprend le lecteur,
g5 mais l'attendrit rarement.
Il représente Jeanne d'Arc montant sur le bû-
cher :
Tranquille elle y monta; quand, debout sur le faîte.
Elle vit ce bûcher qui l'allait dévorer,
100 Les bourreaux en suspens, la flamme déjà prête,
Sentant son cœur faillir, elle baissa la tête,
Et se prit à pleurer.
Bien, fort bien jusqu'ici ; mais pourquoi l'auteur,
au lieu de se livrer ensuite à des exclamations qui
io5 glacent tout, n'a-t-il pas suivi cette première idée,
pourtant si juste, si naturelle, de mettre Jeanne
d'Arc en scène, et de laisser à cette infortunée le
soin de nous attendrir elle-même sur ses malheurs.
11 nous semble que Jeanne d'Arc eût touché tous
uo les cœurs, si le poète l'eût représentée pleurant
sur un père, une mère délaissée, pleurant sur une
vie que tant de souvenirs et tant d'espérances lui
rendaient chère, et pourtant sitôt et si cruellement
moissonnée.
ii5 Après avoir rendu un juste hommage au talent
de M. C. Delavigne, qu'il nous soit permis de lui
250 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
adresser quelques reproches sur le choix de ses
sujets. Les victimes du désastre de Waterloo mé-
ritent sans doute notre pitié et nos regrets; mal-
120 heur à quiconque refuserait ce dernier tribut à des
frères qui, pour être rebelles, ne tombèrent pas
sans honneur. Mais si l'égarement de ces braves,
que leur mort même n'absoudra point devant l'in-
flexible histoire, est digne de nos larmes, il ne
125 l'est point de nos éloges. M. C. Delavigne en con-
viendra sans peine; il paraît même | l'avoir senti. [185]
Nous pensons que c'est en effet par un secret sen-
timent des convenances que ce jeune poète, après
avoir célébré la gloire contemporaine, si toutefois
i3o la gloire est là où n'est point la tidélité, l'a asso-
ciée dans ses chants à celle des anciens jours, que
la trahison ne ternit jamais.
LA FAMILLE LILLERS
OU SCÈNES DE LA VIE
Par A.-J.-C. SAINT-PROSPER, auteur de VObseivateur
au dix-neuvième siècle, tome premier*.
Celui qui, tourmenté du généreux démon de la
satire, prétend dire des vérités dures à son siècle,
doit, pour mieux terrasser le vice, attaquer en face
l'homme vicieux; pour le flétrir, il doit le nommer;
5 mais il ne peut acquérir ce droit qu'en se nom-
mant lui-même : de cette manière, il s'assure en
quelque sorte la victoire, car plus son ennemi est
puissant, plus il se montre courageux, et la puis-
sance recule toujours devant le courage; d'ailleurs
lo la vérité veut être dite à haute voix, et une médi-
sance anonyme est peut-être plus honteuse qu'une
calomnie signée. Il n'en est pas de même du mora-
liste paisible qui ne se mêle dans la société que
pour en observer en silence les ridicules et les
i5 travers, le tout à l'avantage de l'humanité. S'il
examine les individus en particulier, il ne critique
I. On souscrit pour cet ouvrage, à raison de 2 fr. 5o par
volume, chez M. Pichard, quai de Conti, n° 5, et Everat, rue
du Cadran, n° 16. (C. L.)
Dans Littérature et Philosophie mêlées, deux fragments
(1-47 et 82-96).
1-47 Littéral, et Philos, mêlées, t. I, p. 124, sous le litre :
Satiriques et moralistes.
8 courageux, lui, et la puissance...
252 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
que l'espèce en général ; l'étude à laquelle il se
livre est donc absolument innocente, puisqu'il
cherche à guérir tout le monde sans blesser per-
20 sonne. Cependant, pour remplir avec fruit son
utile fonction^ sa première précaution doit être de
garder l'incognito. Quelque bonne opinion que
nous ayons de \ nous-mêmes, il y a toujours en [186]
nous une certaine conscience qui nous fait consi-
25 dérer comme hostile la démarche de tout homme
qui vient scruter notre caractère. Cette conscience
est celle de
L'endroit que l'on sent faible, et qu'on veut se cacher.
Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui
3o que nous regarderons comme un importun sur-
veillant, nous envelopperons nos actions d'un voile
de dissimulation, et il perdra toutes ses peines. Si
au contraire nous pouvons l'éviter, nous le ferons
fuir de tout le monde, en le dénonçant comme un
35 fâcheux. Le philosophe observateur, à la manière
des acteurs anciens, ne peut remplir son rôle s'il
ne porte un masque. Nous recevrons fort mal le
maladroit qui nous dira : Je viens compter vos
défauts et étudier vos vices; il faut, comme dit
40 Horace, qu'il metle du foin à ses cornes, autrement
nous crierons tous haro! et celui qui se charge
d'exploiter le domaine du ridicule, toujours si vaste
en France, doit se glisser plutôt que se présenter
dans la société, remarquer tout sans se faire remar-
45 quer lui-même, et ne jamais oublier ce vers de
Mahomet :
Mon empire est détruit, si l'homme est reconnu.
5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 253
[C'est peut-être pour avoir négligé ces précau-
tions, que l'ingénieux auteur de Y Observateur au
dix-neuvièffie siècle nous présente aujourd'hui un
5o ouvrage inférieure son premier écrit, pour la partie
de l'observation, quoiqu'il lui soit supérieur sous
quelques autres rapports. M. Saint-Prosper devait
éviter de se nommer, et surtout de prendre, comme
il le fait dans sa spirituelle préface, le titre dange-
55 reux d'Eternel observateur du dlx-neuvièrne siècle.
M. Saint-Prosper est perdu. Désormais, grâces à
son imprudence manifeste, le voilà sûr de ne plus
rencontrer que des ignorants pétris de modestie,
des professeurs qui s'exprimeront en français, des
6o garçons de bureau pleins d'affabi | lité, des ban- [187]
quiers aussi ennemis des richesses que Sénèque,
et des jeunes filles qui parleront vertu comme de
petits Sallustes, ou comme l'Emilie de son roman
nouveau. (Chap. v, p. 78.)
65 Toutefois, qu'il ne se laisse pas décourager par
des obstacles qu'il s'est créés lui-même; qu'il con-
tinue à nous représenter les Scènes de la vie
dans un style original et piquant; qu'il assaisonne
ses récits, comme il l'a fait jusqu'ici, de réflexions
70 amusantes et de digressions spirituelles; qu'il
ajoute, dans les livraisons suivantes, à ses qualités
ordinaires le mérite d'une action vive et d'un inté-
rêt soutenu; et puisse la foule des souscripteurs
qui viendront s'inscrire chez Everat et Pichard,
75 pour LA Famille Lillers, faire croire au passant
qu'il s'agit de relever une baraque démolie, ou de
soulager un pauvre millionnaire frappé de 200 fr,
d'amende !
Tels sont nos vœux : que M. Saint-Prosper
2^4 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
80 écoute aussi un moment nos critiques. Nous l'en-
gageons à écrire d'une manière plus correcte;]
il n'y a plus rien d'original aujourd'hui à pécher
contre la grammaire. M. de Pradt nous a lassés
de cette originalité-là. Nous croyons encore que
85 M. Saint-Prosper possède assez de ressources en
lui-même pour éviter de tirer parti des petits dé-
tails, genre qui montre de la recherche et de l'affec-
tation. Il faut laisser ces puériles moyens d'amuser
à ces gens qui mettent des intentions dans une
90 virgule, et des réflexions dans un trait suspensif,
font de l'esprit sur tout et de l'érudition sur rien,
et dernièrement encore, à propos de ces piqueurs
qui ont alarmé tout Paris, remirent sur la scène
les hommes de tous les siècles et de tous les pays,
95 depuis Galigula qui piquait les mouches, jusqu'à
Don Quichotte, qui piquait les moines.
[C'est un point qui n'est pas encore éclairci, de
savoir si, lorsqu'un journaliste ne peut faire qu'une
citation, il doit la choisir de manière à motiver
100 ses critiques, ou de façon à | justifier ses éloges.
Nous ne prétendons pas décider la question ; pour
le cas actuel, les lecteurs feront ce qu'ils voudront
de nos critiques, ils nous croiront sur parole s'ils
veulent, ou ne nous croiront pas du tout, ce qui
iob ne nous fera pas moins de plaisir qu'à M. Saint-
Prosper lui-même; mais nous ne serons pas aussi
indifférents sur la foi qu'ils doivent ajouter à nos
82-96 Littéral, et Philos, mêlées, t. I, p. 149.
83 Beaucoup d'écrivains nous ont lassés — 84-86 cette ori-
ginalité-là. Il faut aussi éviter de tirer — 92 et qui dernière-
ment encore
5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 255
éloges. Le prologue du chap. vu du roman que
nous annonçons, convaincra nos lecteurs que nos
iio louanges n'ont pas été plus grandes que le mérite
du livre.
« Je ne puis m'empêcher de gémir sur la déplo-
rable condition des sages ici-bas. 11 semble que le
destin jaloux de la perfection à laquelle ils veu-
ii5 lent atteindre, ne soit occupé qu'à les placer dans
des circonstances propres à démentir la sublimité
de leurs doctrines. Ainsi un philosophe de l'anti-
quité' ose-t-il nier la douleur, à l'instant il est
saisi de la goutte. L'austère Caton veut-il prouver
120 à sa république l'excellence du désintéressement;
celle-ci, qu'il étourdissait depuis longtemps,
l'envoie gouverner Chypre, et voilà que, malgré
lui, il devient presque aussi riche qu'un ministre
des finances, chargé de négocier des emprunts.
125 Un seul souverain' a la bonne pensée de faire un
livre contre les conquêtes injustes : au moment
même où toutes les fortes têtes de l'Europe sont
dans l'extase, il est condamné, par l'intérêt de son
peuple, à voler une province, que depuis il n'a
i3o jamais trouvé l'occasion de rendre. D'après des
autorités aussi imposantes, mes lecteurs voudront
bien pardonner à M. de Lillers, si quelquefois il
paraît en contradiction avec ses théories ; ils exa-
mineront surtout, avant de décider, si ce n'est pas
i35 par un attachement trop scrupuleux à ces mêmes
théories, que l'honorable gentilhomme | semble [189]
s'en écarter. Au reste, pour éviter tout jugement
1. Possidonius. (C. L.)
2. Frédéric IL (G. L.)
256 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
hasardeux dans ces grandes occasions, je fourni-
rai force éclaircissements ; car, pour la paix de ma
140 conscience, il m'importe que la vérité soit connue,
le soin de ma gloire même l'exige, puisque la vé-
rité est devenue le caractère distinctif de tous les
grands écrits du siècle, ainsi que le prouvent sans
réplique les bulletins de la grande armée et
145 les éloges de nos ministres, tant qu'ils sont en
place. »]
M. [Victor Hugo)
PHOCION
Tragédie en cinq actes et en vers, par J.-C. ROYOU, repré-
sentée pour la première fois, sur le Théâtre Français, par
les comédiens ordinaires du Roi, le 16 juillet 1817.
Deux des successeurs d'Alexandre, Cassandre
et Alexandre, fils de Polyperchon, se disputent
l'empire de la Grèce. Le premier est retranché
dans la citadelle d'Athènes, le second campe sous
5 ses murailles. Athènes, au milieu de ces deux
puissants ennemis, menacée à tout moment de sa
ruine, est encore tourmentée par des dissensions
intérieures. Le peuple penche pour le parti
d'Alexandre, qui promet de rétablir le gouverne-
10 ment populaire; le sénat tient pour Cassandre.
qui a rétabli le gouvernement aristocratique : de
là la haine violente du peuple contre Phocion,
chef du sénat, et le plus grand ennemi des capri-
ces de la multitude. Phocion, dans cette crise terri-
i5 ble, insensible à tout autre intérêt qu'à celui de
ses concitoyens, ne songe qu'au salut de la Répu-
blique; il y travaille avec toute l'imprudence d'une
belle âme. Les moyens qu'il emploie pour sauver
la patrie sont ceux qu'on emploie pour le perdre
20 lui-même. 11 parvient à déterminer les deux chefs
Littérature: et Philosophie mêlées sous le titre : Pla7t de tra-
gédie/ait au collège, t. I, p. igS, Quelques lignes sur Cam-
pistron ont été publiées à part, p. i5o.
4-5 sous les murailles- Athènes entre les deux — î4-i5 dans
cette crise où il s'agit de lui autant que de Fétat, insensible
ï7
358 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
rivaux à s'éloigner de l'Attique et à respecter
Athènes; et dans le même moment il est accusé
de trahison, traduit devant le peuple] et condamné. [190]
Voilà en peu de mots toute l'action de cette tragé-
25 die, et, comme l'on voit, elle est noble et simple;
c'est le tableau des agitations populaires et de la
vertu malheureuse, c'est-à-dire le plus grand
exemple qu'on puisse mettre sous les yeux des
hommes, et le spectacle digne des dieux.
3o D'un côté, nous voyons la haine du peuple, les
ennemis de Phocion, sa vertu imprudente qui
leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre
et son armée; de l'autre, les troupes de Gassan-
dre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité
35 du sénat; enfin l'ascendant éternel de la vertu qui
fait triompher Phocion toutes les fois qu'il se
trouve en présence de la multitude. Ainsi la ba-
lance théâtrale est fortement établie; [les moyens
sont puissants et d'un noble développement;]
40 l'action se déroule par une suite de révolutions
inattendues, [et en effet cette tragédie présente des
beautés.]
Ainsi lorsqu'au troisième acte, Phocion n'a pas
craint de se rendre au camp d'Alexandre, son
45 ennemi, et qu'il l'a déterminé à accepter une en-
trevue avec Cassandre, il semble que cette démar-
che courageuse va désarmer l'ingratitude du peu-
ple et fermer la bouche à ses accusateurs ; mais
24-25 l'action de la tragédie; elle est simple et peut être no-
ble pourtant. C'est — 3o D'un côté, la haine — 38 est établie
— 41-42 inattendues; les moyens d'attaque et de résistance,
ont entre eux des proportions qui rendent l'anxiété possible.
5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 269
Phocion s'est exposé à la mort sans mandat; il a
5o méprisé, pour sauver le peuple, un décret popu-
laire qui le destituait de sa charge, décret que le
sénat n'avait pas sanctionné. Ainsi, au moment
où le spectateur croit que l'action marche vers un
heureux dénoûment, il se trouve que le péril est
55 au comble. Le peuple en pleine révolte, assiège la
demeure de Phocion; il ne se présente aucun
moyen de salut ; le sénat est sans force, et Cas-
sandre est trop éloigné. Il n'y a plus qu'à mourir.
On propose à Phocion d'armer ses esclaves, et de
60 vendre chèrement sa vie; mais le grand homme,
[à qui M. Royou met dans la bouche les belles
paroles de Mathieu Mole, Ouvre^, | dit-il, [191]
Ouvrez; un magistrat ne se cache jamais.
On ouvre les portes et ici commence une des
65 scènes les plus terribles que nous ayions au théâ-
tre.]
Le peuple se précipite sur la scène, criant la
mort! la mort! Phocion n'en est point ému.
[Aveugles instruments de la plus lâche envie,
70 Vous parlez de ma mort, vous me devez la vie.
Le fer était levé, j'en détournai les coups.
Vous demandez mon sang, il a coulé pour vous.
Et s'il vous faut encor de plus grands sacrifices.
Vos poignards ne pourront qu'ouvrir des cicatrices.
75 Cependant] les orateurs agitent la multitude par
leurs cris; Phocion la harangue; mais voyant que
52 Ainsi lorsque le spectateur — 6( mais le grand homme
refuse — 67 en criant
200 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
le tumulte redouble et qu'il ne peut parvenir à la
ramener à des sentiments humains, [tout à coup]
il monte sur son tribunal :
80 [Vous osez m'accuser, c'est moi qui vous accuse.]
Et à ce beau mouvement la révolution théâtrale
est opérée. Ce n'est plus le vieillard disputant sa
vie contre une multitude effrénée, c'est un juge su-
prême qui foudroie des révoltés. Les assassins
85 tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, pro-
fondément ému de l'ingratitude de ses concitoyens,
ne leur demande pas vengeance, il ne leur de-
mande pas même la vie, il ne leur demande que
de le laisser vivre encore un jour pour les sauver.
90 [Nous citerons ici les vers de M. Royou, qui sont
empreints de la plus mâle éloquence :
Citoyens, j'entendrai mon arrêt sans effroi,
Car je le crains pour vous beaucoup plus que pour moi.
Et n'appréhendez pas qu'à votre impatience
gb J'oppose une trop longue et vaine résistance.
Demain, sans plus tarder, je suis prêt; aujourd'hui
Laissez-moi vous offrir un salutaire appui ;
Laissez-moi vous sauver des flammes, du pillage,
Écarter de vos murs l'opprobre, l'esclavage,
100 Et de ma vie ensuite éteignez le flambeau :
Je ne demande plus qu'un jour, et qu'un tombeau.]
Ainsi la face de la scène est changée. Le peuple
est apaisé; les deux rois vont se rendre dans la
ville pour conclure une trêve; il semble que Pho-
io5 cion n'ait plus rien à craindre; [le spectateur res-
81 et à ce mouvement — 83 une populace effrénée
5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 261
pire :] tout à coup Agnonide se lève, il propose de
se saisir des deux rois, et de mettre ainsi fin aux
malheurs de la Grèce. A cette proposition perfide,
dont il ne développe que trop bien les avantages,
110 la terreur rentre dans l'âme des spectateurs; on
sent de suite quel effet la réponse de Phocion va
produire sur un peuple chez qui Aristide n'osa pas
une seconde fois préférer le juste à l'utile. Phocion
voit le piège, et il n'en est point étonné.
ii5 [Eh quoi ! nous disputons au sein d'un Prytanée
Pour savoir si l'on doit garder la foi donnée !
Quand il s'agit d'enfreindre un pacte solennel.
Celui qui délibère est déjà criminel.
Que la Grèce à jamais, que l'univers ignore
120 Un dessein qui nous perd, et qui nous déshonore.
Si d'un profond secret il ne reste voilé.
Magistrats, oublions qu'Agnonide a parlé.)
Cependant l'entrevue des deux rois est rompue,
et Phocion est cité devant l'assemblée du peuple
125 comme coupable d'avoir laissé échapper l'occasion
de sauver la république. [Nous le répétons, tous
ces moyens sont pleins de grandeur et de vérité.]
Ici l'action redouble de vivacité et d'intérêt.
Phocion est sur le point d'être traîné devant cette
i3o assemblée composée d'un ramassis d'esclaves et
d'étrangers ameutés par ses ennemis, lorsqu'on
apprend que Cassandre descend de l'Acropolis et
marche à son secours. Le vieillard, quoi [que l'on [193]
106-107 se lève et conseille de se saisir — 109-uo les avan-
tages, l'incertitude renaît; on sent tout de suite — 123 11 fait
ce qu'Aristide n'aurait point osé faire, il reste du parti de la
chose juste contre la chose utile. L'entrevue des deux rois —
128 Ici l'action .se presse. Phocion
202 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas
i35 être sauvé malgré les lois. Il marche lui-même au-
devant de ses libérateurs, et les force à rentrer
dans la citadelle; il revient ensuite se présenter
devant le peuple. Il est au moment d'être absous,
lorsque tout à coup l'armée d'Alexandre paraît
140 sur les remparts. Le peuple se révolte, l'autorité du
sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il
prend la coupe.
[Voilà le prix de mes service^..
O mes amis ! mon fils ! et vous, femme éplorée,
145 Dont j'emporte au tombeau la mémoire adorée,
Loin des bords de l'Attique, en proie à nos tyrans,
Que l'on cherche un refuge à mes mânes errants ;
Que si la probité quelque part est soufferte.
D'un peu de terre au moins ma tombe soit couverte.
ï5o De ce peuple égaré soyez toujours l'appui.
C'est mon vœu le plus cher. Quoiqu'immolé par lui,
L'état où je le laisse, à ma fin douloureuse
Vient ajouter encore une amertume affreuse.
Il sera trop puni. Je vois couler vos pleurs;
i55 11 faut les réserver pour de plus grands malheurs.
Toujours fidèle aux lois que les méchants profanent,
Je suis moins malheureux que ceux qui me condamnent.
(Prenant les mains de sa femme et de son fils.)
Vous, que j'ai tant aimés, recevez mes adieux.
Les voiles du trépas s'étendent sur mes yeux.
160 Le poison vers mon coeur rapidement s'avance.
Je meurs.
(A son fils.)
Mon dernier mot vous défend la vengeance.]
140 sous les remparts — 142 II prend la coupe et boit gra-
vement le poison
5° LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 203
Nous le répétons, cette tragédie est belle. [C'est
une des pièces les mieux ordonnées qui aient été
présentées depuis longtemps au théâtre, et elle
i65 renferme un grand nombre de vers bien faits :]
cependant elle n'a obtenu qu'un succès d'estime.
Cela tient à ce qu'elle est froide; [non pas parce
qu'elle manque d'action, mais parce qu'elle man-
que de verve. Il semble qu'après avoir dessiné un
170 si I beau plan, l'auteur n'a plus trouvé assez de [194]
forces pour l'exécuter. Une grande partie des scè-
nes ne sont qu'ébauchées; les intentions sont
plutôt indiquées que rendues : souvent les idées
sont belles et les expressions impropres. Il est
175 malheureux que M. Royou n'ait pas entrepris cette
pièce lorsqu'il jouissait encore de toute la vigueur
de la jeunesse; cela est malheureux pour nous,
voulons-nous dire, car, pour lui, nos regrets ne
doivent rien ôter à sa gloire.]
180 Campistron avait déjà mis le sujet de Phocion
sur la scène [française]. Sa pièce, comme toutes
celles de cet auteur, est assez bien conçue et n'est
pas mal conduite. [Son style est plus soutenu que
celui de M. Royou : seulement, après avoir lu
i85 iM. Royou, il vous sera resté de beaux vers dans la
mémoire; et si vous lisez Campistron, il ne vous
en restera que quelques-uns de ridicules.]
Campistron, comme Lagrange-Chancel, avait
162-166 Cette tragédie pourrait être belle, cependant elle
n'obtiendrait qu'un succès — 167 à ce qu'elle serait froide;
au théâtre un conte d'amour vaut mieux que toute l'histoire
— 180 Campistron a déjà mis — 181 toutes celles qu'il a
faites — 188-207 Ce paragraphe, détaché de l'ensemble, est donné
à part, sans titre, p. i5o.
204 I-E CONSERVATEL'R LITTÉRAIRE.
montré de bonne heure des dispositions pour la
190 poésie, et cependant ils ne se sont jamais élevés
tous les deux au-dessus du médiocre. Il est rare,
en effet, que des talents si précoces parviennent
jamais à la maturité du génie. C'est une vérité
dont nous pouvons tous les jours nous convaincre
195 davantage. Nous voyons des jeunes gens faire à
dix-neut ans ce que Racine n'aurait pas fait à
vingt-cinq; mais, à vingt-cinq, ils sont arrivés
à l'apogée de leur talent, et à vingt-huit ans ils
ont déjà défait la moitié de leur gloire. On nous
200 objectera que Voltaire aussi avait fait des vers dès
son enfance; mais il est à remarquer que dès
quinze ans Gampistron et Lagrange-Ghancel étaient
connus dans les salons et considérés comme des
petits grands hommes, tandis qu'au même âge
2o5 Voltaire était déjà en fuite de chez son père; et en
général, ce n'est pas dans des cages, fussent-elles
dorées, qu'il faut élever les aigles.
[Mais, pour en revenir à Gampistron, s']il y a
quelque \ invention dans ses caractères, on peut ob-
210 server qu'il n'a point su les soutenir. G'est ce qui
arrive souvent aux gens qui, comme lui, n'ont ni vu
ni observé, etqui s'imaginent qu'on fait de l'amour
avec des épithètes et de la vertu avec des maximes.
Ainsi dans une scène, d'ailleurs assez bien écrite,
2i5 entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir dit
en style de capitan :
2o3 comme de petits — 208 et suiv. Rattaché sans transition
à i83 — 209 dans les caractères, mais il n'a — 212 amour avec
des exclamations — 214 écrite, si l'on admet que le style des
tragédies de Voltaire est un bon style, entre — 216 dit en
vrai capitan
3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 205
Un homme tel que moi loin de s'humilier.
Conte ce qu'il a fait pour se justifier;
Ose toi-même ici rappeler mon histoire;
220 Elle ne t'offrira que des jours pleins de gloire :
Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux.
tout à coup il se reprend, et il ajoute avec une em-
phase de modestie aussi ridicule que sa jactance :
Mais que dis-je? où m'emporte un mouvement honteux?
225 Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie?
D'en retracer le cours quand Athènes l'oublie?
J'en rougis; je suis prêt à me désavouer.
Prononce : j'aime mieux mourir que me louer.
Et plus loin, Campistron ne sachant comment
23o faire revenir Phocion mourant sur la scène, s'avise
de lui faire demander une entrevue au tyran. Le
tyran, très surpris, accorde par pur motif de curio-
sité; mais comme ce ne serait pas le compte de
l'auteur de mettre en tête à tête deux personnages
235 qui n'ont réellement rien à se dire, au moment
d'entretenir Phocion, on vient chercher le tyran
pour une révolte. Celui-ci, comme de raison, ou-
blie de donner contre-ordre pour l'entrevue. Pho-
cion arrive; et ne trouvant pas le tyran, il cherche
240 dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter
la scène, et il n'en trouve pas de meilleure, sinon
que c'est qu'il lui fait peur, et il ajoute avec une
bonhomie tout à fait comique :
Sans armes et mourant, je le force à me craindre! [196]
245 Que le sort d'un tyran, justes dieux, est à plaindre I
232 se reprend tout à coup
266 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se
promène durant tout le cinquième acte, au milieu
de la sédition, se rencontre avec sa fille Chrisis, et
il s'occupe en bon père à lui chercher un mari. Le
25o passage est réellement curieux. Savez-vous sur qui
son choix s'arrête? Sur le fils du tyran. 11 semble,
comme dit le proverbe, qu'il n'y a qu'à ^e baisser
et en prendre.
Et voulant en mourant vous choisir un époux,
255 Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.
La réponse de la fille est peut-être encore plus
singulière :
Qu'entends-je? ô ciel I seigneur, m'en croyez-vous capable >
Je ne vous cèle point qu'il me paraît aimable.
2G0 C'est cette même Chrisis qui, voyant mourir son
père et son amant, trop bien élevée pour les sui-
vre, s'écrie avec une naïveté si touchante :
O fortune contraire.
J'ose après de tels coups défier ta colère I
265 et elle s'en va, et la toile tombe. [Du moins l'Amé-
lie de M, Delavigne a le bon esprit de s'esquiver
sans rien dire.]
H. [Victor Hugo.]
265 tombe. En pareil cas. Corneille est sublime; il fait dire
à Eurydice :
Non, je ne pleure pas, Madame, mais je meurs.
REVUE LITTERAIRE
LE SONGE
Cantate dithyrambique sur l'heureux accouchement de
S. A. R. M°' la Duchesse de BERRY ; par M. DEBASSIEUX.
Rien de plus bizarre que le plan de cet ouvrage.
Le lecteur jugera, par l'analyse que nous en don-
nons, si l'on a jamais conçu une idée plus extrava-
gante.
5 L'auteur est endormi ; un songe heureux le trans- ^197]
porte au plus haut des cieux, sous les portiques
d'un temple magnifique, où se pressent en foule
tous les héros français, dans l'attente du jeune
prince promis à la France. Bientôt l'enfant royal
10 paraît. Henri IV lui adresse aussitôt un fort beau
discours. Après avoir donné à son petit-fils les
plus sages instructions sur l'art de gouverner, le
bon roi commence le récit de tous les événements
qui se sont succédé en France depuis sa mort. Les
i5 princes de sa maison, et surtout Louis XIV, qu'il
paraît ne pas aimer, sont loin d'obtenir ses éloges.
Mais, partisan zélé de la révolution, Henri en re-
trace les incalculables bienfaits avec toute la cha-
leur du sentiment. Continuant à entremêler son
20 récit de sages conseils, il présente à son petit-fils
268 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
les héros de gS comme des modèles dignes de son
imitation, et les Vendéens comme des lils ingrats
qui ne méritent que son mépris. Arrivé au fa-
meux règne, Henri ne dissimule point son estime
25 pour le grand homme, auteur de tant de mer-
veilles. Toujours passionné, mais jamais exclusif,
le sage monarque aime aussi beaucoup la Charte,
la liberté de la presse, la loi des élections, ainsi
que l'enseignement mutuel, dont il se déclare le
3o défenseur officieux. Les chefs-d'œuvre des arts et
les produits de l'industrie excitent son admiration.
Tout à coup, à l'aspect de tant de sublimes pro-
ductions, un sentiment douloureux oppresse son
cœur; il songe à tant d'illustres bannis qui n'ont
35 pu jouir d'un si beau spectacle. Alors, par un mou-
vement de sensibilité bien naturel, serrant dans
ses bras son petit-fils : « Va, dit-il, plaider la cause
du malheur devant le trône où tu dois régner un
jour. » A ces mots, le jeune prince quitte le ciel;
40 son premier cri sur la terre est un cri de grâce; il
est entendu...
En cet heureux moment, le canon des Invalides
résonne dans les airs; M. Debassieux, arraché à
un songe bien doux, | s'écrie en s'éveillant : [198]
45 J'écoute. . . Douze fois les échos avertis
M'annoncent qu'au lieu d'un lis
Une rose vient d'éclore.
Elle éclot, c'est assez; mes vœux seront remplis.
Pour assurer un terme à de longues souffrances,
5o Je demandais un prince intercesseur;
Le ciel sur la beauté place mes espérances,
Il nous refuse un frère, et nous donne une sœur.
5* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 269
Qu'une pareille conception soit sortie du cer-
veau d'un poète bien portant, voilà ce qui peut
55 étonner; mais ce qui paraîtra plus surprenant en-
core, c'est que l'auteur n'est pas tout à fait sans
talent, et que la versification de sa pièce, sans
pouvoir être citée comme un modèle, ne manque
cependant quelquefois ni de grâce ni de fraîcheur.
L'INSTITUTION DU JURY
Poème, par M. E. ALLETZ.
60 La pièce de M. E. Alletz a concouru cette année
à l'Académie française, du moins nous le présu-
mons malgré le silence de l'auteur. Ne serait-ce
pas le dépit d'un mauvais succès (sort d'ailleurs
commun à tous les autres concurrents) qui aurait
65 déterminé M. E. Alletz à se venger par l'impres-
sion de la persécution académique. En ce cas la
mystification n'a pas eu précisément l'effet qu'il
en espérait : son poème n'a mystifié que le libraire
et les acheteurs.
70 Cette pièce, d'un style ampoulé et prétentieux,
est surchargée de figures incohérentes, de compa-
raisons et d'expressions métaphoriques dénuées
de justesse et de goût.
* Signé à la table seulement.
270 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
L'autear, en parlant du Jury, fait la comparai-
75 son suivante :
Ce n'est plus une fleur de parfums dépouillée
Qui ploie, au gré des vents, sa couronne effeuillée;
Non, c'est un arbre-roi qui, dans les airs surpris, [199]
Fier, balance son front ceint de fîeurs et de fruits,
80 Trompe l'effort des vents, rit des traits de l'orage,
Et nous voit tous, en paix, dormir sous son ombrage.
Les vers suivants feront encore connaître la
manière de l'auteur :
Bercé (le juge) dans les rigueurs d'une charge terrible,
85 Sa toge sous ses plis voile une âme inflexible...
La raison dresse en elle un tribunal secret,
Y monte, juge et rend son infaillible arrêt..,
Affamé de spectacle et d'émotions fortes...
Vers dans lesquels il semble que le bon sens et
go la langue soient sacrifiés à plaisir.
Malheureusement la bizarrerie du plan de cet
ouvrage ne le cède pas à la bizarrerie du style.
Quoi de plus malheureusement imaginé que ce
dialogue d'introduction entre Thémis et la Liberté,
95 si ce n'est peut-être l'épisode de Céphis et Blindor,
qui termine le poème?
F*.
* Signé à la table seulement.
5* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 27I
LE CHAMP-D'ASILE
Dithyrambe, par M. P. J.
Le Texas, Proscripolis, Aigleville! que ces noms
sont heureux! ils semblent faits tout exprès pour
les vers. Ce ne sont pas de ces mots durs et bar-
100 bares qui faisaient reculer d'épouvante la muse
de Boileau, forcée de célébrer les tristes exploits
de ce Louis. Quel eût été le bonheur de ce poète
trop timide si, de son temps comme dans le nôtre,
il eût été permis de créer, uniquement pour le
io5 charme de l'oreille, une géographie tout idéale et
toute poétique. Bientôt nous eussions vu quelque
terre lointaine se peupler, sous sa plume, de noms
aussi harmonieux que ces douces et nobles appel-
lations des campagnes de la Grèce et des rives du
no Simoïs.
Plus heureux que Boileau, xM. P. J. a pu profiter [200]
d'un avantage qu'il doit au siècle où il vit. Bien
que ces mots sonores de Champ-d'Asile, de Texas,
prêtent un charme tout particulier aux vers où ils
ii5 entrent, l'auteur, il faut l'avouer, ne doit pas uni-
quement tous les endroits passables de sa pièce
à la magie du sol poétique de ce pays si cher à
Minerve, almaparens.
Les vers suivants ne sont pas mal tournés :
120 C'est ainsi qu'emporté sur la plaine liquide.
Un vieux guerrier déplorait ses malheurs.
Ce cœur si longtemps intrépide.
Pour la première fois cédait à ses malheurs.
272 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ce front qui, menacé des plus cruels orages,
125 Avait vu sans effroi la mon et ses horreurs,
Se chargeait de sombres nuages,
Et ses yeux s'étonnaient de se mouiller de pleurs.
Bientôt sur l'Océan immense
Il cherche sa patrie et ne voit que des mers;
i3o II la cherche, il s'écrie : O France 1
France I répète-t-il ; et sa voix dans les airs
Se perd et se mêle au silence.
11 est juste de dire que le dithyrambe de iM. P. J.
n'est pas sans mérite. Plusieurs passages de ce
i35 petit poème ne manquent pas de facilité ; quelques-
uns sont même élégants; mais tous nous ont paru
dépourvus de cette chaleur entraînante, de ces
mouvements lyriques et passionnés que demande
particulièrement ce genre de poésie.
SIXIEME LIVRAISON
(Février 1820.)
18
POÉSIE l'"i
ACHÉMÉNIDE
(Extrait d'une traduction inédite de VEnéide.)
Inlerea fessos ventus ctim sole reliquit, etc.
fUv. III.)
Le jour meurt : l'aquilon s'endort au sein des nues.
Nous abordons d'Enna les rives inconnues;
Un grand port loin des vents nous offrait ses abris.
Mais l'Etna sur ces bords vomit d'affreux débris.
5 Tantôt s'ouvre en tonnant son immense cratère,
De longs torrents de cendre il inonde la terre;
Tantôt ses rocs aux cieux roulent en tourbillons,
Tombent, et sur ses flancs tracent d'ardents sillons;
Le gouffre en feu mugit : sous sa voûte qui fume
lo La lave enfle en grondant ses flots noirs de bitume.
Encelade, dit-on, sous ces rocs obscurcis,
Cache ses vastes flancs, que la foudre a noircis;
Le poids du mont l'écrase, et sa brûlante haleine
Chasse au loin les rochers qu'il soulève avec peine ;
i5 Si, las de ses douleurs, il retourne son corps,
Le ciel fume, et l'Etna tremble de ses efforts.
Réimpr. dans V. Hugo racojité (R) — L'édition G. Simon
suit le plus souvent le texte du Conservateur, parfois celui du
V. Hugo raconté; une seule variante nouvelle, d'après le ma-
nuscrit (M).
276 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Effrayés de ce bruit, sans le comprendre encore,
Tremblants, dans les forêts nous attendons l'aurore.
La nuit qui règne aux cieux, ce fracas plein d'horreur,
20 Ce prodige, en nos sens tout verse la terreur.
Des nuages obscurs nous cachent les étoiles,
Et la lune pâlit en roulant sous leurs voiles.
L'Olympe enfin se dore : effacée à son tour.
L'ombre humide s'enfuit devant l'astre du jour.
25 Soudain, hors des forêts, une ombre à face humaine.
Pâle, les bras tendus, vers la plage se traîne :
Ses cheveux hérissés, son front sombre et maigri,
Tout annonce un mortel par le malheur flétri.
Son corps faible est couvert de joncs tressés d'épine;
3o Mais c'est un Grec, de Troie il hâta la ruine.
Lui-même, il voit de loin nos armes, nos soldats, [202]
Il recule ; et la peur semble arrêter ses pas.
Bientôt, vers le rivage accourant tout en larmes :
« Par ces astres brillants, témoins de mes alarmes,
35 Par les dieux, par ce jour qui luit encor pour moi.
Arrachez-moi, Troyens, de ces lieux pleins d'effroi !
Que je fuie 1 il suffit. Jadis sous vos murailles.
Sur les vaisseaux des Grecs j'apportai les batailles;
Je le sais trop : eh bien! fils de Laomédon,
40 Si mon crime ne peut espérer de pardon,
Frappez, ou plongez-moi dans ces mers où nous sommes;
Si je meurs, je mourrai du moins des mains des hommes. »
18 R Dans la sombre forêt nous attendons — 21 R Des
nuages épais — 22 i? Et la lune en fuyant se couvre de leurs
voiles; M Et la lune s'éclipse en roulant — 27 R, M hérissés,
son visage maigri — 28 R, M nous montrent un mortel que
ses maux ont flétri — 29 i? de jonc tressé — 2i R, Af Lui-même
il reconnaît — 33 R mais bientôt jusqu'à nous accourent —
34 R, M Par cet astre brillant, témoin de tant d'alarmes —
35 R, M Par ce ciel, par ces dieux dont tout subit la loi
6* LIVRAISON. — POÉSIE. 277
Il dit, tombe à nos pieds sans force et sans chaleur,
Les embrasse, et d'un Grec nous pleurons le malheur.
45 Quel est, lui disons-nous, le sujet de vos plaintes?
Votre nom? vos aïeux? Qui peut causer vos craintes?
Anchise, le premier, pour gage de sa foi,
Lui tend sa main sacrée et calme son effroi.
« Ithaque est ma patrie : Adamaste mon père
5o Vécut pauvre (que n'ai-je estimé sa misère I);
Mais son Achéménide, au pied de vos remparts.
Voulut auprès d'Ulysse affronter les hasards.
Ici nos Grecs, fuyant un Cyclope terrible.
M'oublièrent, errant sous sa caverne horrible;
55 C'est là que Polyphème étend son corps pesant.
S'enivre de carnage et regorge de sang.
S'il sort (Dieux, sauvez-nous de ce monstre difforme !),
Ce géant jusqu'aux cieux lève sa tête énorme;
Tout fuit, tout s'épouvante à son aspect affreux,
60 Et sa gorge engloutit les chairs des malheureux.
Je l'ai vu dans son antre, apprêtant leur supplice,
Prendre en sa vaste main deux des soldats d'Ulysse,
J'ai vu leurs corps brisés sur un roc tressaillir.
Leurs crânes sur le seuil en mille éclats jaillir,
65 Et le monstre, broyant leurs entrailles fumantes.
Faire crier leurs os sous ses dents dévorantes.
Témoin de leur trépas, brûlant de les venger,
Ulysse se souvint d'Ulysse en ce danger.
Dès qu'enivré de sang, sur son bras redoutable, [203]
70 Le géant courbe enfin sa tête épouvantable ;
Dès que, parmi les chairs et les vins qu'il vomit.
Immense, il couvre au loin son antre qui gémit;
56 R Après qu'il s'est repu de carnage et de sang —
57 R de ce géant difforme — 58 i? Le monstre jusqu'aux
cieux — 65 /? Et sa faim saisissant leurs entrailles mou-
rantes
278 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
En cercle rassemblés autour de ses victimes.
Le sort marque tous ceux qui vont punir ses crimes;
75 Nous l'entourons : des Dieux nous implorons l'appui;
Nous approchons du monstre, et nous fondons sur lui.
Un tronc d'arbre noueux, qu'un fer aigu prolonge.
Dans son œil effroyable au même instant se plonge.
Cet œil étincelait sur son front menaçant :
80 D'un bouclier d'Argos tel brille le croissant;
Telle Phébé rayonne en l'horreur des nuits sombres.
Du moins de nos amis nous vengeâmes les ombres.
Fuyez ces bords; fuyez, trop malheureux nochers!
Cent Cyclopes hideux errent sur ces rochers.
85 Tous, tels que Polyphème, habitant ces rivages.
Renferment leurs troupeaux dans leurs antres sauvages.
Phébé m'a vu trois fois, en finissant son cours.
Traîner dans ces forêts mes misérables jours;
Là, j'entends des géants tonner la voix bruyante;
90 Là, je tremble au fracas de leur marche etïrayante.
Nourri d'herbes, de glands, de quelques fruits amers.
Le jour fuit, et ma vue erre encor sur les mers...
J'aperçois vos vaisseaux; sans les connaître encore,
Je vole, heureux de fuir ces rives que j'abhorre I
9b Frappez; je meurs content, quel que soit mon trépas;
Mais sur ces bords cruels ne m'abandonnez pas. »
A peine il a parlé, nous voyons vers la plage.
Appuyant son grand corps sur un pin sans feuillage.
74 R Le sort désigne ceux — 83 R trop impnjdents nochers
— 85 R Tous tels que Polyphème en des antres sauvages —
8f)R Parquent les noirs troupeaux qui paissent ces rivages —
87 R, M en commençant son cours — 88 iî Traîner de bois en
bois mes — 8g R J'entendais des géants — 90 /? Je frissonnais
au pas de leur masse effrayante — 92 R Mes yeux, même
la nuit, interrogeaient les mers — q7 ^ sur la plage
6' LIVRAISON. — POÉSIE. 279
S'avancer hors d'un roc, son ténébreux séjour,
100 Un monstre informe, affreux, vaste et privé du jour,
Son troupeau qui le suit charme seul sa souffrance:
Son chalumeau pesant pend à son col immense;
Il touche enfin les flots : il s'y plonge en hurlant.
Se courbe, et dans leur sein lave son œil sanglant.
io5 Au milieu de leur gouffre il fend les mers profondes,
Marche, et ses flancs encor s'élèvent sur les ondes.
Nous nous hâtons de fuir : tout se tait; nos vaisseaux 204]
S'ouvrent au suppliant et volent sur les eaux.
La rame entre nos mains monte et tombe en cadence;
no Polyphème l'entend, se retourne, s'élance.
Étend ses vastes bras, rechasse au loin les îlots,
Et poursuit, mais en vain, nos pâles matelots.
Il élève un grand cri L'Italie agitée
Voit trembler à ce bruit sa rive épouvantée ;
iib La mer au loin bondit : de longs ébranlements
Font mugir de l'Etna les abimes fumants.
Soudain sortent des bois les Cyclopes sauvages,
Ils descendent des monts et couvrent les rivages;
Mais ces enfants d'Etna, portant leurs fronts aux cieux,
lao Nous menacent en vain de regards furieux.
Race horrible ! on croit voir dans un bois solitaire
Le cyprès de Diane ou l'arbre du tonnerre.
La voile est déployée au souffle heureux des vents.
On fatigue à l'envi les cordages mouvants;
ia5 Mais les rocs de Scylla montrent de loin leurs cimes.
Et Charybde près d'eux fait gronder ses abîmes :
io3 R, A/ les flots et s'y plonge — 104 ^ et dans leur eau lave
— 106 R Marche et son buste entier s'élève — io8 R, M Reçoi-
vent notre Grec et volent — 112 R, M les pâles — ii3 R II
pousse un cri ; soudain l'Italie — 114 R Voit frissonner long-
temps sa rive — i\b R ha. mer est en fureur; de sourds —
117 R Les cyclopes, aux cris, sortent, prêts aux ravages —
119 R d'Etna, dont le front touche aux cieux— i25 R de Scylla
montrent déjà leurs cimes
28o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
La mort est là : fuyons, ou redoublant d'efforts.
Suivons l'étroit canal sans toucher les deux bords.
Du détroit de Pélore accourt soudain Borée.
i.3o Du Pantagre écumant nous franchissons l'entrée;
Achéménide alors, vers Mégare et Tapsos,
Sur ces mers qu'il connaît dirige nos vaisseaux.
Ainsi de tant d'écueils, dont elle était la proie.
Un compagnon d'Ulysse, un Grec a sauvé Troie.
V. d'Auvernev. [Victor Hugo.]
127 R fuyons et redoublant — Af donne la date : du 17 au
ao octobre 1817.
LE DESESPOIR D'AMOUR
Sur son chemin le temps en fait de belles;
Tout meurt ou change au toucher de ses ailes;
Sparte n'est plus, Athènes a péri,
Et d'Agflaé l'incarnat est flétri.
Voilà ses jeux ! qu'a-t-il fait d'un usage, [205]
Fameux jadis, lorsqu'on était plus sage ?
(Vous dire quand, ma foi je n'en sais rien I)
On ne voit plus, c'est ce que je sais bien,
De ces amants qui, dignes de la Grèce,
Savent mourir de rage ou de tendresse ;
On n'en voit plus : l'usage est pourtant beau.
Est-il au monde une seule Sapho?
Vous trouverez, dans nos modernes flammes,
Peu de Thisbés, moins encor de Pyrames,
Pas un Orphée, allant aux sombres bords
Ravir sa femme à l'empire des morts !
Il fut un temps, l'heureux temps pour les belles!
Où l'on mourait victime des cruelles ;
Mais aujourd'hui que fait-on dans ce cas?
On pleure, on crie, on jure!... on ne meurt pas.
J'en vais citer un exemple pour preuve.
Le jeune Albin adorait une veuve,
Coquette en diable, et qui, pour cet amant,
Était sévère avec ménagement.
A deux genoux, depuis plus d'une année,
Il courtisait cette belle obstinée.
Qui, parfois tendre et prête à chanceler,
Se redressait et le faisait trembler.
a82 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Il l'aimait donc en toute conscience
3o Sans désespoir comme sans espérance.
Certaine nuit, Dor\'al, son compagnon,
Qui partageait sa table et sa maison.
Le rencontra, dans le coin d'une rue,
Les yeux en pleurs, et la mine éperdue,
35 Parlant tout seul, marchant sans le savoir.
A cet aspect, l'ami de s'émouvoir :
« D'où venez-vous, lui dit-il ? — De chez elle I
— Hein? de chez qui? — De chez cette infidèle 1
Je l'ai trouvée, ah 1 quel monstre, Dorval I
4<) Je l'ai trouvée embrassant mon rival 11...
Allons, allons, la vie est trop amère 1
Adieu, Dorval I... Toi, console ma mère! »
Il dit et part, laissant son compagnon [206!
Tout stupéfait. Près de ces lieux, un pont
45 Coupait la Seine, et se courbait en voûte.
Dorval frémit du malheur qu'il redoute :
« Arrête. Albin, au nom de l'amitié 1
Conserve-moi ma plus chère moitié 1 »
Gris superflus ! Douleur, hélas, trop vaine !
5o Tout est muet sur les bords de la Seine.
il se désole; il remplit l'air de cris :
Les lieux voisins se réveillent surpris.
On vient; on court. Bientôt, à sa prière,
Vingt matelots plongent dans la rivière.
55 Mais point dAlbin ! les soins sont superflus.
Dorval cnait : « C'en est fait I il n'est plus 1
Mon cher ami, mon ami n'est qu'une ombre! »
11 s'en revint mélancolique et sombre :
De longs soupirs s'échappaient de son coeur:
6o Ses deux genoux fléchissaient sans vigueur.
« Ciel, disait-il, fais qu'au plus tôt je meure ! "
Tant bien que mal il gagna sa demeure :
11 prit sa lampe et s'approcha du lit.
6" LIVRAISON. — POÉSIE. 283
Mais quel objet... (de joie il en pâlit),
65 Quel cher objet à ses yeux se présente !
C'est son ami qui, la tête penchante,
Nonchalamment posé sur le côté,
Dormait, ronflait, avec tranquillité :
« Eh I dit Dorval, en réveillant notre homme,
70 Mon cher ami, vous dormez d'un bon somme :
Vous n'êtes pas encor noyé, je crois !
Mais se peut-il? Est-ce vous que je vois?
Vous deviez être au fond de la rivière 1
— Ah I lui dit l'autre, en frottant sa paupière,
75 Mon cher Dorval, j'ai remis mon dessein...
Mais j'ai sommeil; bonne nuit... à demain.
J.-J. Reda. [j.-J. Ader.
LITTÉRATURE ESPAGNOLE
[207j
JUAN MELENDEZ VALDES
Poesias escogidas*. — Valencia 1811.
Poésies choisies. — Valence 181 1.
Plus on connaît la littérature espagnole et plus
on trouve étrange cette opinion de Montesquieu,
qu'elle ne possède qu'wn seul bon livre. Don Qui-
chotte; et qu'une étude approfondie de cette litté-
5 rature ne dédommagerait pas d'un travail pénible
et fastidieux.
Nous pourrions rappeler, pour démentir cette
assertion, les noms de tous les grands écrivains
français imitateurs des Calderon, des Cervantes,
10 des Lopez de Vega, et ce temps où la littérature
espagnole était plus familière à nos aïeux que ne
le sont à leurs enfants les romans anglais, italiens
ou allemands. Mais nous sommes loin du siècle
de Louis XIV; qu'il nous soit donc permis, avant
i5 d'entretenir nos lecteurs d'un des poètes espagnols
modernes les plus distingués, de jeter un coup
d'œil rapide sur les richesses littéraires de la
vieille langue castillane.
I. Deux volumes in-i8, chez Rodiiguez, libraire espagnol,
à Paris, Palais-Royal, Cour des Fontaines, n° 4. [C. L.J
286 LE CONSKRVATEUR LITTÉRAIRK.
L'Espagne doit à ses mœurs, plus encore qu'à
20 sa position, une littérature particulière que huit
siècles de guerre pour la défense de la patrie et de
l'autel ont rendue nationale et religieuse.
L'invasion des Arabes avait développé de bonne [208]
heure, chez les Espagnols, ce goût inné de tous
25 les peuples du Midi pour la poésie et les beaux-
arts. x'Vussi, Ronsard torturait-il encore la langue
qu'ont depuis maniée si habilement les Racine et
les Corneille, que déjà le langage majestueux des
enfants de Pelage était préféré dans toute l'Europe
3o civilisée à l'idiome informe des vainqueurs d'Ab-
dérame.
Le règne de Charles-Quint fut l'époque brillante
de la littérature espagnole.
Au commencement du seizième siècle^ Boscan,
35 dans des sonnets, se montre digne rival de Pétrar-
que, qu'il surpasse quelquefois : dans ses Pasto-
rales, Garcilasso réunit aux charmes de la poésie
antique tous les sentiments délicats des modernes.
Mendoza, presque l'égal d'Horace, dans ses Èpî-
40 très, donne le premier modèle d'un roman comi-
que dans Lazarille de Tormès\ et sous la censure
de l'Inquisition, il raconte les guerres de Grenade
avec le style de Salluste et la liberté d'esprit de
Robertson.
45 Deux siècles avant J.-B. Rousseau, Herrera fait
résonner la lyre pindarique; Luis de Léon prend
la harpe de David et chante le Dieu des Chré-
tiens, nos vertus, nos vices, nos douleurs, nos es-
pérances. Seul de tous les modernes, jusqu'à
5o Melendez, Villegas sait toucher le luth voluptueux
d'Anacréon. Cervantes, sans modèle, reste encore
6' LIVRAISON. — LITTÉRATURE ESPAGNOLE. 287
sans égal. Lopez de Vega, antérieur a Shakes-
peare, crée le théâtre espagnol; Calderon, son dis-
ciple, l'imite et l'égale quelquefois. Mariana, Solis,
55 Zarate, racontent à la manière des anciens, et
avec un style aussi classique, les révolutions de
l'Espagne, la destruction de l'empire de Monte-
zume et la conquête du Pérou.
Une foule de poètes distingués, Jauragui, les j209|
60 frères Argensola, Lopez de Vega, Luis de Léon,
enrichissent la littérature espagnole de nombreu-
ses traductions des classiques anciens, et ce n'est
que cent ans après que Corneille, inspiré par la
muse espagnole, réveille la France endormie et
65 commence le grand siècle.
La littérature espagnole présente un phénomène
qui ne s'est encore offert dans aucune littérature,
mais que la France est peut-être appelée à repro-
duire de nos jours; c'est une époque brillante pour
70 les lettres, suivie d'un siècle de langueur, après
lequel elles brillent de nouveau d'un vif éclat.
Depuis le milieu du dix-huitième siècle, cette
littérature a pris un nouvel essor. Émules des
grands écrivains du temps de Charles-Quint, une
75 foule de poètes et de prosateurs distingués ont
paru tout à coup et ont ranimé, chez les Espa-
gnols, le goût des beaux-arts. Parmi les poètes,
nous placerons au premier rang Juan Melendez
"Valdes, dont nous allons examiner les poésies
80 choisies.
Elles se composent des Poésies anacréontiques
qui ont fondé sa haute réputation, d'Odes morales
et philosophiques, dans lesquelles, aux plus nobles
sentiments, se trouvent réunies une grâce et une
288 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
85 délicatesse qui les placent bien au-dessus de tout
ce que nous possédons dans ce genre; enfin de
Discours, Epîtres, Élégies, Sonnets, etc., où l'on
retrouve toujours le véritable poète.
« Le critique le plus impartial, s'il est sensible
9f) aux charmes de la poésie », a dit de Melendez le
savant professeur Bouterweck, « ne peut parler
que sur le ton du panégyrique de cette imagina-
tion aussi délicate que vive et toujours fidèle à la
nature; de cette vérité de | sentiments, de cette [210]
95 finesse de tournure et d'un style si classique par
sa précision et son élégance, joint à la plus harmo-
nieuse versification. »
Et effectivement, aidé d'une des langues les plus
harmonieuses de l'Europe, Melendez a répandu
100 dans ses Odes anacréontiques ce charme si doux,
cette mollesse, ce luxe aimable de poésie qui ont
rendu célèbres les chants du vieillard de Téos, et
qui s'opposent peut-être à ce que nous en ayons
jamais une bonne traduction dans notre pauvre
io5 langue française. Peut-être même le poète cas-
tillan a-t-il surpassé son modèle. C'est l'opinion
de tous les littérateurs espagnols; et nous avouons
qu'ils peuvent bien avoir raison.
Avec la même délicatesse dans les idées, la
no même grâce dans la manière de les exprimer, on
trouve, dans ses charmantes compositions, plus
de vérité dans les descriptions et plus de variété
dans les tableaux. Ses Odes sur la colombe de
Philis suffiraient à la réputation d'un poète. Il
ii5 fallait une imagination bien riante et un goût bien
sévère pour ne pas être fade en traitant un sujet si
léger.
6' LIVRAISON. — LITTÉRATURE ESPAGNOLE. 289
Melendez y a déployé un talent admirable. Dix-
huit Odes se succèdent à la gloire de l'oiseau
120 chéri. Chacune offre un tableau parfait de poésie.
Tous les détails y sont rendus avec une vérité
charmante ; et lorsque l'œil ébloui par la vivacité
des couleurs se détourne un instant de l'oiseau
trop souvent décrit, une pensée touchante, qui
125 s'adresse au cœur, vient encore y intéresser.
Ainsi, quand le poète cherchant la colombe fugi-
tive, croit avoir rencontré celui qui l'a trouvée,
après avoir décrit son col arrondi, ses ailes frémis-
santes, ses yeux vifs et amoureux, son bec et ses
i3o pieds de pourpre, son blanc plu|mage, son vol lé- [211]
ger, son doux roucoulement; lorsqu'il a tout dé-
peint et qu'il paraît n'avoir plus rien à dire, il
ajoute ces vers charmants :
Que mas> Pero! ayl al punto
i3b Sueltamela. y festiva
Veras quai en mi mano
El dulce grano pica.
« Que te faut-il de plus? Mais... lâche-la, et
pleine de joie, tu verras à l'instant comme elle ac-
140 court becqueter dans ma main les graines légè-
res. »
Les Poésies anacréontiques de Melendez ont cela
de différent des poésies françaises qui portent ce
nom, qu'elles se font lire avec un véritable inté-
145 rêt. Souvent plein de verve et de grâce, Melendez
est toujours passionné, toujours vrai. Qui ne sen-
tira le charme des vers suivants?
Il demande à sa maîtresse la cause de ses dis-
tractions. Elle se tait :
19
290 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
i5o Me digas su mal, o acabes,
Cruel, de una vez con migo,
Vivir no puedo en mas dudas :
Quantos tristes desvarios
Terne mi desdicha, todos
1:5 Présentes ahora los mira.
Todos los miro présentes,
Y desolado el juicio.
Sin osar fixarse, vaga
De una a otro mal perdido.
160 Mi estado mira y piadosa
Duelete del : no mi esquivo
Tormento inhumana dobles
Con tu sileneio, bien mio.
<i Que te aqueja? que padeces?
i65 Fiel yo en tu seno no flo
i Mis crudas penas? i Pues como [212]
No le merezco lo mismo?
Mi amor, mis furores sabes :
A todo estoy prevenido ;
170 Menos a olvidarte... oiego
Sera a todo mi albedrio.
Ne voilà-t-il pas le langage le plus passionné.^
Que de vérité dans cette peinture des tourments et
de l'inquiétude jalouse d'un amant. Notre prose
175 ne donnera qu'une idée bien imparfaite de ces jolis
vers; nous y perdrons ces tournures rapides, ces
interrogations pressantes, enfin le charme de ces
fréquentes répétitions.
« Achève-moi d'un mot, cruelle, ou dis-moi ton
180 mal. Je ne puis vivre plus longtemps avec mes
doutes.
« Tous les malheurs que craint mon désespoir,
6* LIVRAISON. — LITTÉRATURIi ESPAGNOLE. 29I
tous, s'offrent ensemble à ma pensée; ils s'offrent
à ma pensée, et sans oser s'arrêter à aucun, mon
i85 esprit désolé les redoute tous, tour à tour.
« Vois ma douleur, plains mon inquiétude, com-
patis à mes tourments; ne les double pas, inhu-
maine, par ton silence : ô bonheur de ma vie!...
« Qui te tourmente ? que souffres-tu ? n'ai-je pas
190 toujours déposé dans ton sein mes confiantes dou-
leurs? et comment ne suis-je pas digne aussi de
partager tes peines? Tu sais mon amour, tu con-
nais mes fureurs. Parle, oh! parle, j'obéirai en
aveugle. Je suis prêt à tout... hormis à t'oublier. »
193 Nous le répétons, que ceux qui n'entendent point
l'espagnol ne jugent pas Melendez d'après cette
version décolorée. Notre prose est aussi pâle que
ses vers sont gracieux. Nous ne nous croyons pas
toutefois quittes envers le | lecteur; les livraisons i213|
200 suivantes, en mettant sous ses yeux des imitations
en vers des meilleurs morceaux de Melendez, lui
donneront peut-être une idée plus juste du talent
de ce poète enlevé trop tôt au culte des Muses. Si
ces nouveaux essais ne satisfont pas le lecteur, du
2o5 moins aurons-nous fait plus d'efforts pour y par-
venir, et sous ce rapport nous serons contents.
D'ailleurs, la poésie ne saurait avoir d'autre inter-
prète que la poésie; la lyre peut seule répéter les
sons de la lyre. Et si Buffon a dit que le style est
»io tout l'homme, se tromperait-on beaucoup en di-
sant que les vers sont tout le poète?
A. [Abel Hugo.]
LITTERATURE FRANÇAISE
ODES CHOISIES
Précédées d'un Discours sur la poésie et les poètes lyriques
anciens et modernes, par M. le Comte de VALORI
M. de Valori a vu comme nous l'indifférence de
son siècle pour la poésie, et cet obstacle ne l'a
point rebuté. 11 a eu le courage, nous dirions pres-
que le dévouement, d'offrir au dégoût superbe de
5 ses lecteurs un recueil d'odes au grand complet.
Que tout honneur lui soit donc rendu, et qu'il re-
çoive ici nos compliments bien sincères de ce qu'il
n'a désespéré ni de la poésie ni de son siècle.
On l'a remarqué avant nous, il suffit d'un ou-
10 vrage en vers, quel qu'il soit, s'il est parfait, pour
assurer à son auteur un nom qui ne doit point
périr. C'est sans doute sur la foi d'une vérité si
consolante que M. de Valori s'est décidé à braver
l'injuste prévention de ses contemporains. | Une [214J
i5 belle ode vaut bien un sonnet sans défaut, et nous
semble, comme à Boileau, un passeport très va-
lable à la postérité : Pompignan n'a fait qu'une
ode; un simple madrigal a sauvé de l'oubli Saint-
Aulaire.
20 Nous laisserons à d'autres le soin de décider si
294 Ï'E CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
M. de Valori peut ou non prétendre à la gloire du
poète de Montauban ; quant à nous, sans aborder
une question si délicate, nous avouerons toutefois
que quelques odes de cet auteur se distinguent par
25 une marche rapide et animée, et que sa manière
ne décèle point un imitateur servile. Si son style,
trop souvent antithétique et maniéré, laisse beau-
coup à désirer sous le rapport de la franchise et de
la pureté de l'expression, de la facilité et de l'élé-
3o gance des tours, ses pensées ne manquent pas ce-
pendant d'un certain éclat, ses images ne sont dé-
pourvues ni de grâce ni de noblesse. M. de Valori
s'est nourri de la lecture des vieux modèles; tout
en lui, ses qualités comme ses défauts, annonce
35 l'étude de l'antiquité. On retrouve dans quelques-
unes de ses strophes cette couleur noble et simple
de la poésie antique heureusement alliée au ton
plus brillant de la poésie moderne, comme dans la
suivante extraite de l'Ode au Café.
40 Riant Flaccus, ô mon maître 1
Quand ta nymphe dans Tibur
Chantait les monts où doit naître
Le cep du Falerne pur;
Plus souvent d'un pas rapide,
45 Chez toi, buveur intrépide.
Ou Mécènes, ou Lépide,
Fût venu rire aux éclats.
Si le moka délectable
Eût remplacé, sur la table,
5o L'amphore aux trois consulats.
Ces vers sont à la fois l'éloge du poète de Tibur
et l'imitation parfaite de son simple abandon et de
sa noble facilité.
6' LIVRAISON. — LITTKIÎATURE FRANÇAISE. 296
L'ode à une petite-maîtresse nous a semblé sur- [215]
55 tout digne d'être remarquée. Un coloris plein de
fraîcheur, une expression souvent heureuse, des
images élégantes, telles sont les qualités de cette
pièce, qui respire en outre la philosophie la plus
douce et la plus aimable.
6(1 II est une beauté que blesse l'œil du jour.
Dans l'alcove soyeuse où l'aile de l'amour
Chasse le souffle impur d'Éole.
Pour faire un lit plus souple à son corps languissant,
Une main dépouilla, de son duvet naissant,
65 L'oiseau sacré du Capitole.
Une mouche bourdonne ou l'offusque à dessein :
D'un hardi papillon fixé sur son beau sein,
L'incommode poids l'indispose.
Sous le lin délicat, empreint d'un suc de fleur,
70 Elle gémit : son bras s'agite avec douleur.
Froissé par le pli d'une rose.
Malheur au pied bruyant dont Vessor indiscret
En un si doux néant la trouble et la distrait !
Inquiets aux sons d'une lyre,
75 Ses nerfs souffrent, martyrs des folâtres ébats;
Ses lèvres de corail ne résisteraient pas
A la fatigue d'un sourire.
Oh I qu'elle me plaît mieux cette vierge des champs,
Qui, sous son toit auguste, aux soins les plus touchants,
8o Consacrant l'été de son âge,
Des travaux d'un époux partage la moitié,
Et n'est pas moins, aux jours de fête ou d'amitié,
La Bigottini du village.
Ces vers, à quelques taches près, sont fort jolis.
85 Malheureusement M. de Valori n'écrit pas tou-
jours sur ce ton, il faut bien l'avouer, et le plaisir
que nous éprouvons à exposer aux yeux les parties
296 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
brillantes du tableau ne doit point nous en faire
cacher les ombres. M. de Valori a des défauts es-
90 sentiels : nous lui reprocherons trop d'affectation
dans le choix des sujets comme dans le style de
ses odes , | et cette recherche dans l'expression [216]
n'est pas la moindre cause de l'obscurité qui en
rend la lecture fatigante.
95 M. de Valori veut être original, et ne cache pas
assez les efforts qu'il fait pour le paraître. Il en est
de cette qualité dans l'écrivain comme de la grâce
dans les femmes; elle est toujours un don de la
nature et jamais l'ouvrage de l'art; les grâces étu-
100 diées touchent à la prétention, et l'originalité af-
fectée n'est pas loin de la bizarrerie.
C'est ainsi qu'à l'occasion de la mort du prince
de Condé, M. de Valori a imaginé de composer
une ode intitulée le Canon des Invalides, unique-
io5 ment parce que ce prince illustre conservait à
Chantilly des canons, prix de sa valeur, qui ont
été dépuis transférés aux Invalides. Nous ne vou-
lons pas qualifier une idée si étrange; nous nous
contenterons de faire observer à l'auteur qu'il a
no poussé peut-être un peu trop loin l'application de
ce précepte d'Horace :
Pictoribus atque poetis
Quidlibet audendi semper fuit aequa potestas.
Voici par exemple les deux dernières strophes
ii5 de cette ode ;
Ainsi parut me dire, aux murs des Invalides,
Un bronze vénérable, écho de son grand cœur;
Cet airain, dont le feu creusa les vieilles rides.
Va se transfigurer sous les traits du vainqueur.
6" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 297
120 Oui, peuple, saluez d'un accent unanime
Ce vœu que nos Coustous forment en votre nomi
Et Condé, si j'en crois l'ardeur qui les anime.
Va renaître à nos yeux des débris d'un canon.
Qui reconnaîtrait dans ces vers l'auteur des
125 strophes que nous avons citées plus haut? On
chercherait vainement ici le 'Molle atque Jacetum
de ces anciens que M. de Valori connaît pourtant
si bien.
Nous ne pouvons terminer sans parler du dis-
i3o cours sur la poésie lyrique qui précède ce recueil [217]
d'odes. Nous le recommandons à l'attention du
lecteur comme un des traités les plus savants
qu'on ait publiés en ce genre. L'auteur y fait en
quelque sorte l'histoire de l'art : il le prend à sa
i35 naissance chez les anciens, le suit pas à pas jus-
qu'à nos jours, et examine enfin l'état où il se
trouve parmi nous et chez toutes les nations de
l'Europe. Plusieurs imitations heureuses des pre-
mières odes grecques enrichissent encore cette
140 dissertation critique, déjà si recommandable par
le double mérite du style et de l'érudition.
S.
CLOVIS
Tragédie en cinq actes, précédée de considérations histori-
ques, par M. Nkpomucène L. LEMERCIER, de l'Académie
française.
[Il semble que Messieurs de la rue de Richelieu
aient pris à tâche de ne nous laisser aucun doute
sur la nécessité de l'établissement d'un second
théâtre. C'était peu que leur jugement sur les
5 Vêpres siciliennes nous eût donné un exemple de
leur équité, il fallait encore que leur conduite en-
vers M. Lemercier vînt nous offrir la mesure de
leurs caprices; et nous le demandons à tous les
hommes de bonne foi, comment un jeune poète
lo pouvait-il espérer de paraître autrefois sur la
scène, lorsque l'auteur d'Agatnemnon lui-même
est obligé de recourir à l'impression, pour faire
connaître au public une tragédie faite depuis vingt
ans.^
i5 Ce n'est pasque nous eussionsvu avec plaisir la
représentation de Clovis; bien au contraire, cette
pièce, dans les circonstances présentes, nous eût
paru au moins intempestive; non pas tant par les
principes qu'elle renferme que par les opinions
20 auxquelles elle pourrait donner | l'éveil. S'il n'est [218]
point rare d'y trouver des vers tels que ceux-ci :
L'homme parjure aux dieux, est parjure aux humains.
Qui brisa les autels sait renverser les trônes.
Un fragment (368-388) conservé dans Littérature et Philoso-
phie mêlées.
6* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 299
II en est d'autres qui, pour être placés dans la
25 bouche des païens et n'avoir qu'une vérité locale,
pourraient fort bien être considérés comme des
vérités absolues, et être applaudis comme tels par
une certaine classe de chrétiens de nos jours.
Est-il d'ailleurs si moral de présenter sans cesse
3o les abus que les hommes ont faits de la religion à
un peuple qui n'est déjà que trop disposé à n'y
voir que des abus?
Ces réflexions ne s'adressent pas à M. Lemer-
cier, sa pièce n'est pas plus impie que bien des
35 pièces de Saint-Genest qui ne causaient pas le
moindre scandale chez nos aïeux. Ce n'est pas la
faute de Tauteur, mais celle du temps; et l'époque
à laquelle M. Lemercier a commencé Clovis le
met à l'abri de tout reproche. Nous ne le chicane-
40 rons même pas sur cette attention toute nationale,
d'avoir été chercher dans nos archives le tyran
qu'il voulait peindre, et surtout d'avoir adopté de
préférence entre les divers témoignages des histo-
riens, la version la moins favorable à l'honneur
45 de la monarchie française. Nous aimons mieux re-
marquer que pour entreprendre un pareil ouvrage
sous Buonaparte, il fallait avoir un courage peu
commun; c'était vouloir peindre la tête de Méduse
en face. M. Lemercier y est parvenu; il nous a
5o tracé un tableau hideux de bassesse et de vérité. Il
lui a plu de le nommer Clovis, mais on pourra
toujours dire de lui ce qu'il avait dit du Tibère de
Chénier : il l'avait vu.
Nous passons de suite à l'examen de la pièce.
55 Sans nous arrêter à discuter la préface, c'est une
petite philippique contre les Leudes et les Aristo-
300 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
crates, qui nous a rappelé le | poète qui est parvenu [219]
à mettre une apostrophe à la liberté jusque dans
la bouche de Moïse*.
60 La scène est à Cologne. Glovis a fait demander
le passage dans ses états au vieux roi Sigebert, et
cependant il approche suivi de toute son armée :
Sigebert qui connaît le tyran, voudrait refuser et
se défendre; il en est empêché par les représenta-
65 tions de son fils. Voilà l'exposition.
Le jeune prince qui a servi dans les armées de
Clovis ne peut le croire capable d'une trahison;
d'ailleurs le tyran lui a fait dire qu'il lui amène en
mariage sa captive Édelinde, et Clodoric, ivre de
70 joie, se refuse à toutes les craintes de son père.
C'est en vain que le vieillard lui objecte le carac-
tère dissimulé de Clovis, le prince n'y répond que
par un fait; mais ce fait frappe vivement, parce
qu'il contraste avec le portrait que Sigebert a
75 tracé du tyran.
Lorsqu'il nous accusa, de son sort détachés,
D'unir aux Bourguignons nos intérêts cachés.
Sans feinte, et hautement, ne nous fit-il pas dire
D'éluder les traités que Gondebaud désire,
^o Et de ne pas quitter ou servir à demi
Un parent longtemps cher, pour un nouvel ami?
Ainsi l'on sait que Sigebert a voulu un moment
quitter le parti de Clovis. Il est vrai que tous deux
semblent l'avoir oublié , mais l'on a appris
85 d'ailleurs que Clovis est implacable. Cependant
on annonce l'arrivée de Clovis : nous sommes au
I. Liberté ! gloire à Dieu ! gloire à la liberté ! (C. L),
6* LIVRAISON. — littératlrp: française. 3oi
second acte; le tyran paraît, c'est Tartufe en habit
de guerrier. Laurent, serrez ma haire avec ma dis-
cipline :
«H) Soldats! que nos drapeaux flottent dans la cité :
Révélez par vos dons ma générosité.
Que, respecté de vous, nul habitant ne craigne. [220}
Dans les temples chrétiens que la sainteté règne.
Et dites aux guerriers qui marchent sur mes pas,
9^ D'aller de cette ville honorer les prélats.
Resté seul avec son confident, le tyran dévoile
ses projets :
Tu sais quel est Clovis... Ma garde est dans ces murs.
Mon nom d'avance y règne...
loo Quel prétexte appuierait votre injuste rigueur,
Si, se montrant fidèle au nœud qui vous engage,
Gondebaud de ce roi publiait le message?
L'homme qu'il en chargea n'a pu le lui porter.
Mes ordres dans le Rhin l'ont fait précipiter.
io5 Cependant, Gondebaud, à sa première lettre,
Répond par un traité que l'on doit me remettre;
Et ce gage vendu prouvant ses trahisons,
De mon ressentiment fondera les raisons.
Ainsi, au milieu de la scène suivante, lorsque
no Clovis accable le vieux Roi de protestations insi-
dieuses, tout à coup on lui remet les lettres de
Gondebaud. En ce moment il jette le masque; il
fait charger de chaînes Sigebert, et il ordonne à
ses troupes de s'emparer de la ville.
302 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
ii5 Jusqu'ici il n'y a que des éloges adonner au
plan : l'action marche, elle est grande et simple;
le style prête davantage à la critique, cependant il
y a de beaux vers. On aura remarqué le morceau
où M. Lemercier a voulu lutter avec le fameux
!2o passage de Mahomet. Mais il y a une bien grande
différence entre Clovis faisant des confidences à
son esclave, ce qui est contre son caractère, et le
faux prophète osant dire à son ennemi :
Nous sommes seuls, écoute,
125 Je me sens assez grand pour ne pas t'abuser.
Cependant au troisième acte, l'action se noue; [221]
Sigebert est en fuite; Clodoric a corrompu ses
gardes; le peuple murmure et menace. Que va
faire Clovis? Il conçoit un dessein digne de lui;
i3o il va forcer Clodoric à tuer son père dont il doit
connaître la retraite, en le menaçant, s'il refuse,
de faire périr Édelinde; et ensuite, justevengeur
du parricide, il montera au trône sur le corps de
ses ennemis massacrés l'un par l'autre. C'est,
i35 comme l'on voit, toute l'intrigue de Mahomet; ce
sont les mêmes moyens, il n'y a que les motifs de
changés. Il ne faut pas en faire un crime à
M. Lemercier; sa tâche n'en devenait que plus
difficile.
140 Nous lui ferons ici une critique plus sérieuse.
Clodoric, à qui Aurelle a déclaré les volontés du
tyran, se félicite de ne point connaître la retraite
de son père, par crainte de le trahir pour sauver la
vie â Édelinde. Ce sentiment nous semble faux;
145 Clodoric ne doit point hésiter; il le pourrait tout
6* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 3o3
au plus, si on le menaçait de livrer son amante â
un rival.
Et plus loin Adelmar paraît, et lui annonce que
son père viendra la nuit lui parler dans le palais.
i5o II semblerait plus naturel que le vieillard ne vînt
pas au milieu de ses ennemis et que son fils l'allàt
trouver dans sa retraite. Nous sommes fiers de
nos règles, et nous sommes sans cesse à les
éluder.
i55 Mais le quatrième acte s'ouvre; il est nuit. Glo-
doric est seul.
Je n'entends plus les voix qui frappaient ces enceintes,
Mais des vents de la nuit les solitaires plaintes.
Qui, pleines de courroux, de moments en moments
i6(' Conforment leurs soupirs à mes gémissements.
Ciel! fais crouler ces tours sur de coupables têtes...
Palais de nos aïeux, vos portes sont donc prêtes
A s'ouvrir au tyran qui nous a dépouillés!
De son nom criminel vos murs seront souillés :
i65 Vous verrez effacer les titres de vos maîtres, [222]
Et tomber les drapeaux conquis par nos ancêtres!
Vous verrez vos sujets, inondant votre seuil.
Pour flatter nos bourreaux fouler notre cercueil.
Et nous ne serons plus!...
170 Tout à coup deux étrangers s'avancent. Qui
marche vers ces lieux? s'écrie Glodoric.
SIGEBERT
Votre père et son guide.
GLODORIC
Ah ! seigneur : - S. Ah I mon fils ! —G. Oh ! de quel souffle humide
La nuit a pénétré vos habits, vos cheveux!
175 S. C'est le froid des tombeaux dont nous sortons tous deux.
304 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Il est, sous ce palais, de souterraines voûtes,
Lieux profonds dont moi seul je connaissais les routes,
Où les rois, nos aïeux, cachèrent leurs trésors
Quand les Goths, pleins de rage, infestèrent ces bords,
i8o C'est là qu'entre des rocs, privé de la lumière.
J'ai, de mes assassins, fui la main meurtrière ;
Et c'est là que vivant, ton père enseveli
S'est déjà cru plongé dans l'éternel oubli.
G. O mon père! — S. Adelmar a, dès la nuit obscure,
i85 A mon corps épuisé porté la nourriture.
Cependant Clodoric déclare à son père l'af-
Treuse proposition du tyran.
Il ne me restait donc pour unique espérance
Que le secours du glaive, et que mon assurance,
190 Pour marcher à Clovis et pour l'assassiner.
Mais un rempart d'airain semble l'environner;
Je ne dois plus prétendre à revoir son visage,
Si votre sang versé ne m'ouvre le passage.
Quoique le vieillard connût Clovis, il ne s'atten-
195 dait pas à un tel excès d'atrocité; il en reste quel-
que temps épouvanté; mais bientôt reprenant son
courage : J'ai peu de jours à perdre, dit-il; déjà,
plutôt que d'exposer mes sujets | à la mort pour [223]
sauver un reste de vie, je me suis enfui jusque
20(3 dans les entrailles de la terre.
Là, reçu dans la nuit où sont entrés les morts.
J'ai, des gouffres d'enfer presqu'entrevu les bords.
Là, sais-tu qu'en secret, confident de l'abîme.
J'ai pris, du sort des rois, un dédain magnanime?
3o5 Là, sais-tu quel penchant semble attirer les pas
Vers le but qui conduit de la vie au trépas?
♦-)• LIVRAISON. — LlTTÉRATURi: FRANÇAISE. 3o5
Là, sais-tu que la mort, d'une voix solennelle,
M'a dit que des tombeaux la paix est éternelle ?
Non, le fil de nos jours, que sa faulx doit couper,
210 Ne vaut pas tous nos soins qu'un hasard peut tromper.
Sauve donc mes sujets d'un maître impitoyable :
Obéis par mon ordre à son ordre effroyable :
Ravis, en m'immolant, ton sceptre à son courroux,
Et que je meure en roi pour le salut de tous.
2i5 Nous ne nous étonnons pas si, à la lecture de
ces vers, Monvel avait prédit à M. Lemercier qu'il
entraînerait les spectateurs; nous ne connaissons
rien chez les anciens et les modernes qui soit su-
périeur à ce morceau pour la grandeur et la ter-
220 rible majesté.
Cependant, comme on le pense bien, le fils re-
fuse d'obéir à cet ordre de son père. Ils se sépa-
rent; mais à peine le vieillard est-il rentré dans les
souterrains, qu'accablé par l'idée de ses malheurs,
225 il se tue lui-même et envoie ordonner à son fils de
venger sa mort par celle de Glovis. Oui, je t'obéi-
rai, s'écrie Clodoric :
Ton courage, ô mon père! a passé dans mon âme.
Je le sens; ma fureur, comme une ardente flamme,
23o A séché, dans mes yeux, mes pleurs prêts à couler.
Sans larmes je verrais tout ton sang ruisseler?
C'est dans ce moment que le ministre du tyran,
suivi de ses soldats, se présente devant lui :
AuRELLE. Seigneur, sortiez-vous de ces lieux
235 A cette heure où la nuit couvre d'ombres les cieux?
Alliez-vous à Clovis porter quelque nouvelle [224]
Du sort de Sigebert? — C. J'allais lui dire, Aurelle,
Qu'il chercherait en vain Sigebert sur nos bords.
306 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ce prince est loin. — A. Où donc a-t-il fui? —
C. Chez les morts.
240 A. Quelle main l'a frappé, seigfneur? —
C. Qu'il vous souvienne
De quel coup, sans témoins, vous charg-eâtes la mienne.
A. Quoi! votre zèle a pu... — G. Vous vous en étonnez!
A. Pourquoi tant de pâleur sur vos traits consternés?
C. On ne peut, sans horreur, surmonter la nature.
245 A. D'un service si grand quelle preuve assez sûre?...
C. Le corps de Sigebert et le poignard fumant
Convaincront vos regards de tout mon dévoûment.
La garde qui vous suit, déclarez-le sans feinte,
Me venait retenir captif dans cette enceinte.
25o Clovis était bien prompt à soupçonner ma foi.
A. Vous étiez prisonnier, vous allez être roi.
C. Conduis-nous, Adelmar, dans ces voûtes funèbres :
Ces flambeaux vous pourront éclairer leurs ténèbres.
A. Retirez- vous, soldats, allons... Vous frémissez!
255 C. Mes cheveux, sur mon front, seigneur, se sont dressés.
Et de mon père mort la dépouille sanglante
Va soulever mon cœur déjà plein d'épouvante.
(A part.)
Soutiens-moi, Dieu du ciel! O Dieu! ne laisse pas
Défaillir ma constance en ces affreux combats*!
260 Cet acte est admirable; il soutient la comparai-
son avec celui de Voltaire : s'il n'est pas aussi bien
écrit, et s'il est moins déchirant, il est aussi origi-
nal ; d'ailleurs, il a le mérite de laisser le specta-
teur dans une attente terrible, tandis que le qua-
265 trième acte de 'Mahomet épuise l'âme et termine la
pièce. Passons au cinquième.
I. Lafon a refusé le rôle de Clodoric, qui ne lui offrait pas
d'effet de scène. (C. L.)
6' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 3oj
Les deu.x premières scènes, quoique belles, sont
un peu longues; nous voyons bien que M. Lemer-
cier, au moment de la catastrophe, a voulu faire
270 ressortir l'hypocrisie du | tyran; mais ce n'est [225]
guère dans un cinquième acte, où tout doit être
situation, que les scènes de développement sont
utiles. Cependant Glodoric paraît: la terreur rentre
avec lui sur le théâtre. Il nous semble entendre
275 d'ici le frémissement d'impatience qui se répand
parmi les spectateurs.
Nous ferons encore une critique. A peine Ede-
linde apprend-elle que son amant s'est rendu cou-
pable du meurtre de son père, qu'elle le maudit
280 dans une imprécation de près de quarante vers.
Nous ne pensons pas que ce soit là tout à fait de
l'amour. Un regard de Glodoric devrait la rassu-
rer, et en supposant qu'elle le crût coupable, elle
devrait tout au plus gémir, pleurer ou tomber éva-
285 nouie. Les extrêmes douleurs n'ont pas une si
grande éloquence de paroles. Ce n'est pas là l'in-
nocente Edelinde, c'est Clytemnestre tout entière.
Cependant Clovis et Clodoric restent seuls; les
gardes entourent le tyran, et se placent aux côtés
290 du jeune homme : quelle scène!
Eh quoi donc, Clodoric! vous semblez éperdu
Du service éminent que vous m'avez rendu?...
Après avoir commis ce qu'on nomme un grand crime.
Tout repentir est lâche, et n'a rien qu'on estime.
CLODORIC
295 Du repentir amer je ne sens point le fiel.
Qui commanda le meurtre en rendra compte au ciel.
3o8 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Je me crois innocent, et veux, par mon courage.
Racheter ma couronne et mon juste héritage.
CLOVIS
Le désir de régner est donc en vous bien fort,
3oo S'il vous rendit facile un parricide effort?
CLODORIC
J'ai lieu de m'étonncr si votre cœur s'étonne
Qu'un forfait coûte peu pour s'acquérir un trône.
CLOVIS
Prince! où donc votre père était-il retiré?
CLODORIC
Dans ce palais, au fond d'un réduit ignoré.
CLOVIS
3o5 Pourquoi refusiez-vous d'abord de m'en instruire?
CLODORIC
Je l'ignorais; lui-même est venu m'y conduire.
CLOVIS
II s'est donc, sans frayeur, mis en votre pouvoir?
CLODORIC
Oui, sans frayeur... Et moi, j'ai rempli mon devoir.
CLOVIS
Il fallait de ses jours me rendre encor le maître.
CLODORIC
3io Vos soldats, devant vous, m'empêchaient de paraître.
CLOVIS
Sa mort me garantit votre sincère foi.
CLODORIC
Puissent tous vos sujets vous aimer comme moi!
0* LrVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 309
CLOVIS
Ce zèle aura bientôt sa digne récompense.
CLODORIC
Oui, le sang- paternel sera payé, je pense.
CLOVIS
3i5 Comptez-y bien : Clovis peut vous en assurer.
CLODORIC
Un mystère important me reste à déclarer.
{A voix basse et s'approchant un peu plus de Clovis.)
L'enceinte de ce lieu cache un trésor immense ;
Et pour me conquérir votre auguste alliance.
Je prétends vous livrer le dépôt précieux
320 Des biens que sous la terre ont gardé mes aïeux;
Aux avides regards j'ai craint de les commettre.
C'est dans vos seules mains que je veux les remettre.
Suivez-moi sous la voûte où mes pas ont marché.
CLOvrs *
En quel lieu descendrai-je?
CLODORIC
Où mon père est couché.
325 Malheur à ceux qui ne sentiront point de pareils
vers!
Ici nous nous arrêtons, car notre tâche devient
plus pénible: il ne nous reste plus qu'à faire au-
tant de critiques que nous avons donné d'éloges.
33o Cette scène terrible est interrompue par l'arrivée
des grands qui viennent offrir la couronne à Clo-
vis. Malheur à qui se rend l' usurpateur d'un trône!
s'écrie le tyran avec une modération hypocrite;
Sigebert est mort :
3lO LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
335 Clodoric est son juste héritier;
Mais prendrez-vous un roi qui fut son meutrier,
Et dont le front, marqué du sceau de l'anathème,
Mérite un coup du glaive et non un diadème?
A ces mots, Clodoric tire son épée et se préci-
340 pite sur Clovis; mais il est arrêté par les gardes
qui le désarment et qui le mènent à la mort. Ce
moyen mélodramatique termine malheureusement
cette belle scène; il a pu réussir dans Hyperm-
nestre, parce qu'il amenait un dénouement heu-
345 reux et désiré du spectateur; mais ici ce | n'est [227]
qu'une catastrophe inattendue qui ne satisfait pas
et qui ne surprend que par sa facilité. 11 semble
que, dans cet acte, Mahomet ait porté malheur à
Clovis, et que M. Lemercier ait voulu également
35i) lutter contre les beautés et les défauts de son mo-
dèle.
Le reste de l'ouvrage ne nous paraît guère meil-
leur. Clodoric est mis à mort; Clovis monte sur le
trône en disant :
355 Je jure en cette enceinte.
De régner par les lois de la piété sainte.
Edelinde vient se tuer devant lui, et lui prédit
que sa race sera de courte durée; à cette prédic-
tion, le tyran, qui n'est cependant pas supersti-
36o tieux, s'écrie :
Fatal usurpateur me voilà condamné !
Et la toile tombe. M. Lemercier nous dit dans
sa préface que Clovis est puni par le sentiment de
sa propre honte ; il nous le dit, mais en vérité, nous
6' LIVRAISON. LITTîtKATUlUC FKANÇAISE. 3ll
365 ne le voyons pas. L'usurpateur triomphe, et il ne
lui est rien arrivé qui doive l'étonner, et à quoi il
n'ait dû s'attendre.]
Il est à remarquer que le dénoûment de Maho-
met est [aussi] plus manqué qu'on ne le croit gé-
370 néralement. 11 suffit, pour s'en convaincre, de le
comparer avec celui de Britannicus . La situation
est semblable. Dans les deux tragédies, c'est un
tyran qui perd sa maîtresse au moment où il croit
s'en être assuré la possession. La pièce de Racine
375 laisse dans l'âme une impression triste, mais qui
n'est pas sans quelque consolation, parce que l'on
sent que Britannicus est vengé, et que Néron n'est
pas moins malheureux que ses victimes : il semble
qu'il devrait en être de même dans Voltaire ; cepen-
38o dant le cœur qui ne se trompe pas reste abattu;
et en effet Mahomet n'est nullement puni. Son
amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans
son caractère et qu'un | moyen dérisoire dans l'ac- [228]
tion. Lorsque le spectateur voit cet homme songer
385 à sa grandeur au moment où sa maîtresse se poi-
gnarde sous ses yeux, il sent bien qu'il ne l'a jamais
aimée, et qu'avant deux heures il se sera consolé
de sa perte.
[Pour en revenir à Clovis, il nous semble que si
390 iM. Lemercier avait eu l'idée de rattacher plus for-
368-388. Littérature et Philosophie mêlées, I, p. 96.
389 Dans Littéral, et Philos., un paragraphe de conclusion :
Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire.
Pour le poète tiag-ique, il y a une profonde et radicale diffé-
rence entre l'empereur romain et le chamelier prophète.
Néron peut être amoureux, Mahomet non. Néron, c'est Lin
phallus; Mahomet, c'est un cerveau.
3l2 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
tement Edelinde à son sujet, comme, par exemple,
s'il en eût fait une fille de Clovis, employée par le
tyran à tromper Glodoric, et trompée elle-même,
qui se serait poignardée sur le corps de son amant
o5 au moment où son père monte sur le trône, nous
pensons, dis-je, qu'il y aurait eu alors une péri-
pétie digne du reste de la tragédie.]
E. [Victor Hugo.]
CORRESPONDANCE
A MM. les Rédacteurs du Conservateur
littéraire '.
Massevaux ". 14 janvier 1820.
Messieurs,
Mon père est un honnête citoyen, qui vit aujour-
d'hui absolument retiré des affaires dont il s'était
mêlé, il y a quelque vingt-cinq ans, d'une manière
assez active, s'il faut en croire ses voisins. Depuis
5 le retour d'une certaine dynastie, que, d'après un
orateur fort distingué, il appelle | la branche pour- [229]
rie, mon père n'ouvre plus la bouche sur la politi-
que, si ce n'est avec une cinquantaine d'amis qui
se réunissent chez lui, à peu près tous les soirs,
10 pour causer, en leur qualité de notables de Masse-
vaux, d'une foule d'objets tout à fait relatifs aux
intérêts de la commune, tels que la loi des élec-
tions, la souscription pour M. le Directeur des
Messageries ou l'expulsion de la féodalité dans la
i5 personne de notre curé et de nos frères ignoran-
1. Nous croyons devoir insérer la lettre de notre corres-
pondant. Elle pourra nous dispenser de rendre compte du
joli poème que M. Berchoux vient de publier sous le titre
d'Art politique. (C. L.)
2. On trouvera les titres de yloire de Massevaux, petite
bourgade du Haut-Rhin, dans le rapport de M. Mestadier
sur les pétitions relatives à la loi des élections. (C. L.)
3l4 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
tins. Du reste, mon père ne lit aucuns journaux,
excepté toutefois le Constitutionnel, que lui prête
un boucher de ses amis (chaud partisan du droit
de pétition et très mécontent d'avoir tout récem-
20 ment sollicité en vain, lui trois centième, la place
de bourreau de Versailles); VIndépendant, que lui
envoie directement un de ses cousins, autrefois
arracheur de dents à Massevaux, aujourd'hui chargé
de rédiger la partie de la feuille militaire consa-
25 crée aux indépendants de l'Amérique; la VWincrve,
que lui donne un parent éloigné d'un ancien maî-
tre des cérémonies de l'Empereur; la Renommée,
que notre épicier nous transmet assez régulière-
ment autour du beurre et de la chandelle; et enfin,
3o le Journal de 'Paris, que nous recevons gratis.
Sans vous faire ici le portrait de mon père, ce qui
ne serait point filial, ni vous parler de ses usages ''
domestiques, ce qui pourrait m'attirer de lui pour
la millième fois les surnoms de niais et de bavard;
35 ni vous instruire de toutes ses démarches, ce qui
ne ressemblerait pas mal à de la trahison; je crois
pouvoir vous entretenir innocemment de sa biblio-
thèque qui est assez curieuse, comme vous en juge-
rez par mes lettres subséquentes, où je me propose
40 de vous la décrire, quoiqu'il m'en ait interdit l'en-
trée, ce qui fait que je suis fort ignorant, comme
vous le verrez encore dans mes lettres, si vous me
faites la grâce de les ouvrir.
Avant de commencer cet important examen, je
45 vous parlerai, Messieurs, d'un petit livre sur lequel
je vous prierai de me | donner votre opinion pour [230]
éclaircir mes idées. Je vous dirai donc que l'autre
mois, tandis que mon père était allé faire signer
6' LIVRAISON. — LITTIÎRATURK FRANÇAISE. 3l5
par un bon nombre de gens qui n'entendent pas
b'> le français, un chiffon de papier qui doit sauver la
patrie, je me glissai de mon côté dans sa bibliothè-
que. Je ne vous décrirai pas, Messieurs, le ravisse-
ment dont je fus saisi, tout d'abord, en voyant ran-
gées dans le plus bel ordre toutes les productions
55 merveilleuses écloses avec l'aurore de la liberté,
laquelle, éclairant la fin du siècle dernier, servit,
pour ainsi dire, de crépuscule au siècle des lumiè-
res. Près des discours d'un vertueux régicide pour
l'abolition de la peine de mort, brillait le Compte
6c) rendu de dame Guillotijie^ reine du Carrousel, suze-
raine de la Grève, etc., par l'honorable M. Tisset;
d'une comédie de M. Collot d'Herbois, je tombai
sur un plaidoyer de M. Tainville, et d'un hymne
au divin Marat, sur une imprécation poétique contre
65 Pitt et Gobourg, ennemis du genre humain. Plus
loin, quelques livres plus modernes avaient paru
dignes d'être accolés à des ouvrages du bon temps ;
ainsi près de l'apologie des Cordeliers et de l'Eloge
des Théophilanthropes, j'ai trouvé le Panégyrique
70 des amis de la presse, et le Correspondant électoral
non loin de la Morale élémentaire à l'usage des
Ecoles françaises, par M. L.-C.-T. Rousseau.
Je m'aperçois. Messieurs, qu'empressé que je
suis de vous donner un avant-goût de tant de
75 richesses, je n'en viens pas très directement à l'ou-
vrage qui doit faire le sujet de ma lettre. C'était
une petite brochure rouge, jetée négligemment
sur un bureau, décorée d'une gravure lithographi-
que et intitulée : Art politique. Ce livre paraissait
80 récemment arrivé et portait la date de 1819. Jugez,
Messieurs, combien dut être enchanté un pauvre
3l6 LE CONSERVATIÎUR LITTÉRAIRE.
jeune homme libéral qui se croyait retombé dans
les fanges de la barbarie et replongé dans les fers
de la féodalité, de voir dans un poème | nouveau [231|
85 professer des principes et avouer des opinions
que les patriotes gardent aujourd'hui au fond de
leur cœur, sans oser les communiquer à l'univers,
comme ils le faisaient si bien dans le bon temps.
L'auteur entre d'abord en matière sans se plier à
90 des routines superstitieuses :
Le rimeur philosophe a-t-il besoin des Dieux?
Puis, dès son premier chant, consacré à l'origine
des pouvoirs, il ose proclamer de grandes vérités
95 sur les hases et \e& principes, après quoi il ajoute des
choses pleines d'une haute raison et qui n'avaient
pas encore été dites aussi clairement dans la Mi-
nerve :
Moïse, des Hébreux législateur suprême,
100 Recevant ses pouvoirs et la loi de Dieu même,
Vaut-il Monsieur Grégoire ayant reçu mandat
D'un quartier de Nanci, pour réformer l'État >
Ce roi des Bactriens dont la Perse s'honore,
Enseignant la sagesse aux peuples de l'aurore,
io5 Zoroastre peut-il égaler un bourgeois
Voué du côté gauche à régenter les rois?
Après quelques considérations tout à fait neuves
sur l'arche de Noé et la tour de Babel, le poète en
vient à la Monarchie, qui forme le sujet de son
1 10 second chant. Et ici, Messieurs, je vous le demande,
quel ravissement n'ai-je pas dû éprouver en voyant
6* LIVRAISON. — L1TTÉRATUR12 FRANÇAISE. 3lJ
proclamer tout haut des maximes que mon père
et ses amis n'émettent encore que tout bas.
Amis, voulez-vous voir les grandes monarchies
ii5 Exemptes de défauts et d'abus affranchies?
Renversez-les d'abord : c'est le point capital.
Dans l'État monarchique avec art ébranlé.
Que tout soit à l'instant aplani, nivelé.
En un point seulement que l'égalité cesse,
I20 Accordez au vilain le pas sur la noblesse.
Même du meilleur prince entravez la puissance.
Il ne doit obtenir que des droits mitigés, [232]
Qu'il lui suffît de lire en Gode rédigés ;
Que le sceptre en ses mains ne soit qu'un vain fantôme,
125 Une ombre de pouvoir pour l'ombre d'un royaume.
On modère surtout le pouvoir qu'on dépouille.
Des goujats assemblés en comité primaire,
De toute autorité sont la source première.
Et une foule d'autres sentences exprimées avec
i3o une certaine âpreté qui les rend neuves pour moi,
sinon pour le fond, du moins pour la forme. J'ai
également admiré dans ce chant plusieurs passa-
ges qui rappellent, les uns, des souvenirs glorieux,
tels que la prise de la Bastille où brillèrent par
i35 leur audace deux généraux qui savaient mieux
faire de la bière que ce.Condé, prétendu grand,
ne savait faire une omelette ; les autres, des sou-
venirs attendrissants, tels que les journées du
Manège et du Jeu de Paume, où nos modernes
140 Fabricius déposèrent sur l'autel de la Patrie les
3l8 I.I-: CONSl^RVATIiUlt IJTTÉRAIRE.
boucles de leurs souliers. Messieurs, ce second
chant étincelle de beautés. Ici, l'aphorisme immor-
tel, Guerre aux châteaux! Paix aux chaumières ! sert
de texte à cette exhortation si touchante :
145 Vertueu.K laboureurs aux mœurs douces et pures.
Allez de votre sort réparer les injures.
Chassez vos châtelains de ces nobles séjours,
Où vous alliez chercher de perfides secours. [chaînes.
Leurs biens sont des forfaits, leurs bienfaits sont des
i5o Allez, pleins d'innocence, attaquer leurs domaines;
Que leur mobilier même, à bon droit convoité,
Toujours innocemment soit au vôtre ajouté.
Nous avons dans notre salon une pendule qui a
appartenu à un ancien oppresseur de mon père.
i55 C'est une antiquaille, mais elle est là pour le prin-
cipe. — Plus loin, une démonstration éclatante de
la supériorité du siècle :
... Villars dans Denain servait-il son pays [233]
Comme Monsieur Constant ou Monsieur Azaïs,
160 Comme les nouveaux Grecs de la moderne Athène,
Inspirés par Minerve une fois par semaine?
Voilà qui est positif. J'ai regretté, pour faire
une critique, qu'à l'éloge de ces ouvrages toujours
si classiques contre les ci-devant, dont vos quais
i65 sont décorés, l'auteur n'ait pas joint quelques
mots de louange sur ces gravures en l'honneur de
nos grands hommes qui tapissent vos boulevards,
et qui, accompagnées de notices toutes françaises,
vous apprennent que le général R*** entra de très
170 bonheur au service et que le maréchal B*** fut la
pâture des oiseaux de proies.
6 LIVRAISON'. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. SlQ
J'en viens au troisième chant, qui est encore
plus remarquable que le second, ce qui ne m'é-
tonne pas ; l'auteur y célèbre la République. Quel
175 début!
O qu'une république a des charmes pour moil
Qu'il est doux de n'avoir pour souverain que soi!
Heureuse la contrée, aux mœurs républicaines,
Où chacun de l'État à son tour tient les rênes :
i«<i Où de fiers citoyens, bons à tous les métiers.
Le matin font des lois et le soir des souliers 1...
Cette opposition fait venir les larmes aux yeux ;
il semble qu'on soit reporté aux jours des patriar-
ches, aux âges de Saturne et de Janus,
i85 Où tout en méprisant les grandeurs de la terre.
On est gonflé d'orgueil sous l'écharpe d'un maire!
Espérons tout de la loi sur t organisation muni-
cipale que mon père élabore dans ce moment-ci
avec ses amis.
190 J'ai connu ces plaisirs trop courts, trop fugitifs...
Brave homme!
J'ai brillé dans les rangs des citoyens actifs... [234]
Heureux patriote!
Je n'ai brillé qu'un jour; c'est assez dans la vie.
195 Ici, Messieurs, je fais une pause. Mentent morta-
lia tangunt, comme disait le chef de notre école
mutuelle, lors de la dissolution de ces infortunés
320 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
amis de la presse, qui n'ont aussi brillé qu'un
jour.
2o<^ Dans les vers suivants se trouve exprimée une
idée bien noble du citoyen de Genève :
Que le bourreau lui-même obtienne votre fille;
L'égalité se plaît à ces tendres liens,
Dont il doit naître un jour des bourreaux citoyens.
2o5 Voltaire, esprit féodal et monarchique, s'était
moqué de Rousseau dans ce vers :
Je marie au Dauphin la fille du bourreau.
Aujourd'hui, heureusement, nous n'avons plus
(j'emprunte l'élégante expression d'un illustre dé-
2IO puté) de Dauphin qui fasse parmi nous le gros dos.
Après un hommage au drapeau tricolore que,
grâce à vos artistes, je porte toujours sur mon cœur
en forme de gilet, le poète rend justice éclatante à
l'humanité si étendue de nos républicains. Il rap-
■2i5 pelle ces motions touchantes en faveur des ci-
devant noirSy et la sensibilité de ce bon Monsieur
Brissotqui trouvait le sucre aussi amer que Rous-
seau trouvait le gigot mauvais. On sait d'ailleurs
que la philanthropie était la vertu principale des
220 régénérateurs du monde. M. Couthon rejeta l'ap-
pel au peuple par pitié pour l'agonie de Louis le der-
nier, et le plus grand tort que l'on puisse reprochera
M. de Robespierre, est d'avoir augmenté la famine
de l'an II en portant opiniâtrement dans ses che-
225 veux la nourriture du pauvre. La Convention Na-
tionale, soigneuse des plaisirs du peuple, décré-
tait une foule de fêtes 1 patriotiques, où il était [235]
C LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 321
tenu de s'amuser, car, comme dit l'auteur de \'A?-t
politique, dans une République,
33o Le jour où l'on doit rire empêchez qu'on ne pleure ;
Le plaisir ou la mort, qu'on s'amuse ou qu'on meure.
maxime rigoureusement pratiquée par M. Lebon,
propagateur des principes dans Arras, lequel fit,
comme on sait, monter dans le tombereau une
235 femme et son enfant, que ne divertissaient pas les
jeux du rasoir national.
Après avoir applaudi à l'institution des filles-
tnères, à l'invention du culte de la Raison, repré-
sentée par des beautés sans culottes, et à la trans-
240 formation des bagnes en séminaires de la liberté,
le poète arrive à cette colonie infortunée que n'ont
pu constituer ni M. J. Juge, ni M. Carrion de Ni-
sas fils, jeunes publicistes égaux en science et en
talent, Arcades ambo ! Pour nous servir encore en
245 passant des expressions du directeur de notre
école mutuelle :
Naguère du Texas les plaines solitaires,
Champ-d' Asile, ont reçu des amis et des frères,
Amants de la nature, ennemis des tyrans,
25o Jaloux des droits de l'homme en Europe expirants.
A ce début plein de majesté, l'auteur fait succéder
une esquisse rapide des institutions sur lesquelles
ces vrais Français se proposaient d'asseoir leur
république, des naissances dans le goût du Prus-
255 sien Clootz, des morts à la façon de l'Américain
Payne, et des mariages à là manière du Genevois
Jean-Jacques. On savait d'ailleurs où trouver des
compagnes.
Un peuple entreprenant épouse des Sabines,
022 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE.
260 Voilà donc la ville tracée au milieu des bruyères,
les remparts décrits au cordeau et le théâtre indi-
qué par quatre pieux. Mais l'Amérique, épouvan-
tée de ces apprêts, | menace la cité naissante :
alors les colons indépendants tiennent conseil!
265 ... Pour le soutien de cette indépendance,
D'une force publique on décrète l'urgence.
Cinquante Romulus, à la légère armés.
Et du meilleur esprit, comme on dit, animés.
Formant un mur d'airain autour de la patrie,
270 Menacent l'univers de toute leur furie.
S'il osait quelque jour, insultant à leurs droits.
Souiller leur territoire à la suite des rois.
Après cette formidable déclaration on croirait
que le monde va rentrer en lui-même. Point du
275 tout.
Tout marchait à grands pas dans la future Athènes,
Et déjà sa splendeur datait de trois semaines,
Quand un sous-lieutenant, d'un piquet escorté...
Je m'arrête, Messieurs, car la plume tremble
280 entre mes mains; ce n'est jamais sans une certaine
épouvante que l'on envisage de près les boulever-
sements des empires. Ainsi finit cette malheureuse
colonie du Texas, qui n'eut pas même le temps de
dépenser son budget.
285 Le monde apprit sa fin. Minerve sait le reste.
J'achevais ce chant, quand mon père rentra. Je
m'esquivai en toute hâte, regrettant de ne pouvoir
terminer un livre aussi intéressant, et me propo-
6* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 323
sant bien, d'après la hardiesse des principes qui y
290 sont exposés impunément, d'engager plusieurs
vieux écrivains et jeunes auteurs de ma connais-
sance, les uns, à remettre au jour leurs anciens
écrits, les autres, à publier leurs nouveaux manus-
crits, qu'ils gardaient prudemment pour des temps
295 meilleurs. Cependant une discussion que j'enten-
dis le soir même dans notre salon sur le quatrième
chant de l'Art politique, me donna à penser que
mon enthousiasme pour ce poème 'pourrait bien
n'être que le fruit de mon ignorance et de | ma [237]
3oo simplicité. Comme cette lettre est déjà un peu lon-
gue, je remets à vous raconter dans une prochaine,
si vous le trouvez bon, comme quoi il me fut à peu
près prouvé que les trois premiers chants de VArt
politique n'étaient qu'une longue figure de rhétori-
3o5 que, appelée vulgairement ironie, comme quoi je
restai presque convaincu que l'auteur était un
ultra mauvais plaisant, et comme quoi il me fut du
moins invinciblement démontré que le quatrième
chant, que je n'ai pas lu, hurlait de se trouver avec
3io les autres, suivant l'éloquente expression d'un ho-
norable ex-préfet.
Salut et fraternité.
Publicola Petissot. [Victor Hugo.]
REVUE LITTÉRAIRE
ODES
Par M. Henri TERRASSON.
M. Henri Terrasson a publié, cette année, un
petit recueil composé de quatre odes : les deux pre-
mières sont consacrées à la mémoire de deux des
grands écrivains du dernier siècle, Voltaire et
5 Rousseau; l'auteur célèbre, dans la troisième, la
gloire des armées françaises, et, dans la dernière,
rend hommage aux vertus de Guillaume Penn.
Ces odes ne sont pas sans mérite. Bien que la
plupart des strophes soient déparées par quelques
10 taches, plusieurs ne manquent cependant ni de
mouvement, ni d'énergie, et décèlent dans l'auteur
un sentiment quelquefois juste de l'harmonie ly-
rique.
Les strophes suivantes ne nous ont pas paru in-
i5 dignes d'être remarquées ; la première est tirée de
l'ode Aux détracteurs de Voltaire; la seconde est
extraite de l'ode Aux ar^nées françaises.
Si de nos jours encor l'auguste poésie
Versait sur nous les flots de sa douce ambroisie,
20 J'irais, les yeux en pleurs, [238]
326 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
Ingrats, vous entraîner vers la tombe outragée,
La tombe, que vos mains ont jadis ombragée
De lauriers et de fleurs.
Je n'ai point célébré l'éclat sanglant des armes.
25 Les Muses savent trop qu'acheté par des larmes.
Un laurier fut souvent l'emblème du malheur.
Je n'apportai jamais à l'autel du carnage
Un criminel hommage ;
Mais j'ai chanté cet hymne, offert à la valeur.
3o Abstraction faite de toute opinion personnelle,
nous citerons encore, comme pleine de chaleur et
d'énergie, l'apostrophe que le poète adresse à la
ville de Genève, où le buste de Rousseau a été en-
levé du lieu des assemblées publiques :
35 Un nom que ce globe proclame.
Ton crime cherche à l'effacer!
Ce marbre, où respirait son âme.
Rien ne peut-il le remplacer?
Rousseau, par notre idolâtrie,
40 "Vengé d'une obscure patrie.
Fuit tes murs d'opprobre couverts,
Tu consommes tes vils outrages;
Mais au contemporain des âges
Qu'importe un coin de l'univers?
45 On voit avec peine, après ces beaux vers, des
images incohérentes comme celle-ci :
Le vol hardi de l'aigle aux brûlantes campagnes,
Où s'assied du soleil le trône radieux.
C'est la première fois qu'on s'avise, poétique-
5o ment parlant, de représenter le soleil assis sur un
trône, et un trône assis sur des campagnes.
6* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. Ssj
Il n'est guère possible de trouver une strophe
plus malheureuse d'expression et d'harmonie que
la suivante :
55 Tu triomphes, Colomb, un monde t'appartient.
Mais sur ces bords lointains quel besoin te retient?
Viens jouir de ta renommée. [239]
Quels insignes honneurs t'attendent désormais 1
L'Espagne le revoit, et sur lui pour jamais
6o D'un cachot la porte est fermée.
Le mauvais effet de cette strophe tient au choix
du rythme qui, se terminant par une rime fémi-
nine, ne peut convenir qu'à des odes courtes et
dans le genre gracieux comme la Jeune captive
65 d'André Chénier. F*.
EPITRE AUX ELECTEURS
Par 'un AMI de la Charte et du Roi.
Voici encore une de ces mille et une brochures
que personne ne lit.
C'est une doléance ministérielle, en forme d'é-
pître, dont le but est d'éclairer l'opinion des éiec-
70 teurs. Feu le pauvre chevalier du Juste milieu ne
tint jamais la balance plus égale que ce nouvel
ami de la Charte et du Roi ; son style n'est ni froid,
* Signé à la table seulement.
3u8 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE.
ni chaud; ni grave, ni doux; ni plaisant, ni sévère;
ses opinions paraissent être une espèce de terme
75 moyen entre le vrai et le faux, le bien et le mal;
c'est-à-dire, qu'à proprement parler, l'auteur n'a
pas plus de style que d'opinion.
Si d'un côté il crie aux électeurs.
Aux cris que pousse à droite un orgueil en délire,
80 Opposez la pitié que la faiblesse inspire.
De l'autre, il dit :
A gauche, méprisez des tribuns factieux
Qui vous entraîneraient dans l'abîme avec eux.
Puis,
85 L'un, des lis et du trône outrageant la bannière.
Aux antiques abus veut ouvrir la barrière.
Et plus bas, [240]
L'autre, pour liberté, nous offrant la licence,
Vers le joug d'un tyran marche avec insolence.
90 Courage, monsieur le ministériel,
En bon ami de cour.
N'en épargnez aucun, que chacun ait son tour.
L'auteur a beau se cacher sous le voile de l'ano-
nyme, sa manière le trahit; on reconnaît en lui,
95 sinon l'ami de la Charte et du Roi, du moins l'élève
et l'admirateur du premier joueur de bascule du
siècle. On peut même dire à la louange du disci-
ple, que, sans avoir encore l'étonnante prestesse
6* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 32^
et l'admirable dextérité de son maître, il manie
loo toutefois assez joliment l'instrument ministériel.
Un vers passable sur cinquante mauvais ne forme
pas une juste compensation; telle est cependant la
proportion qu'a observée dans son poème le génie
spéculatif du poète. Quoi de plus difficile que de
io5 garder constamment l'équilibre !
On a demandé souvent : Qu'est-ce qu'un minis-
tériel ? Et cette question est restée sans réponse.
Si vous voulez cependant avoir une idée exacte
d'une épître aux électeurs, écrite par un homme
iio de cette trempe, figurez-vous des vers où, à l'es-
prit sémillant du Journal de Paris, se trouvent
réunies la gaieté du Moniteur et la clarté du défunt
Courrier.
F.
»*, On vient de publier un ouvrage intitulé : His-
1 15 toire des Ministres favoris anciens etmodernes. M . Vi-
gnon, rue d'Aguesseau, n' 12, jaloux de repousser
d'avance toute inculpation de plagiat, nous écrit
pour nous prier d'annoncer qu'il s'occupe depuis
plusieurs années d'un ouvrage intitulé : Histoire
120 ministérielle de France, depuis l'origine de la monar-
chie jusqu'à nos jours. Cet ouvrage sera publié par
livraisons, et le premier volume, qui paraîtra cette
année, contiendra l'histoire des maires du Palais,
ministres des rois de la première race.
TABLE DES MATIERES
Pages.
Introduction v
POESIE
L'Enrôleur politique, satire ; par M. Victor-Marie Hugo. 3
Les Vierges de Verdun, ode couronnée en 1819 par l'Aca-
cadémie des Jeux floraux ; par M. V.-M. Hugo 53
L'Avarice et l'Envie, conte ; par M. V. d'AuvERNEY 61
Épitre à Brutus (Les Vous et les Tu) ; par Aristide 109
Stances à Thaliarque ; par M. Eugène Hugo 114
Élégie ; par M. J.-J. Réda ii5
Épigramme ; par M. D. Monières 116
Cacus (Extrait d'une traduction inédite de VÉnéide) ; par
M. V. d'AUVERNEY i63
Les Destins de la Vendée, ode dédiée à M. le vicomte de
Chateaubriand ; par M. V.-M. Hugo 219
Épigramme sur le défunt Mercure; par M. D. Monières. 224
Achéménide (Extrait d'une traduction inédite de VÉ-
néide) ; par M. V. d'AuvERNEY 275
Le Désespoir d'Amour, conte ; par M. J.-J. Réda 281
PROSE
Du Génie (E.) 167
Le Duel du Précipice, poésie erse (E.) 225
LITTERATURES ÉTRANGÈRES
Littérature anglaise. — Walter Scott. L'Officier de for-
tune, la Fiancée de Lammermoor (M.) , 63
Littérature espagnole. — Juan Melendez Valdes. Poe-
sias escogidas (A.) 285
332 TABLE DES MATIÈRES.
LITTERATURE FRANÇAISE
Essai sur l'Indifférence en matière de religion; par F. de
La Mennais (D.-B.) 1 1
Œuvres complètes d'André de Chénier (E.) 18
L'Observateur au dix-neuvième siècle; par A.-J.-C. Saint-
Prosper (C. S'-M.) 29
La Jérusalem délivrée; par Baour-Lormian, de l'Acadé-
mie française. — i" art. (A.) 73
Les Vêpres siciliennes. — Louis IX. — 1" art. (V.) 83
La Panhypocrisiade, comédie épique; par N.-L. Lemer-
ciER, de l'Académie française. — 1" art. (A.) 117
L'Esprit du Grand Corneille; par le comte François de
Neufchateau, de l'Académie française (M.) 124
De l'Éloquence politique; par P.-S. Laurentie. — i" art.
(B.) i38
La Jérusalem délivrée; par Baour-Lormian, de l'Acadé-
mie française. — 2» et dernier art. (A.) 171
Lettres sur la nouvelle traduction de la Jérusalem. —
Observations sur le même ouvrage; par G.-G. (A) 177
Les Vêpres siciliennes. — Louis IX. — 2' et dernier art.
(V.) 179
Réflexions morales et politiques sur les avantages de la
monarchie ; par M"* C. de M***. — 1" art. (B.) 193
La Panhypocrisiade, comédie épique ; par N.-L. Lemer-
ciER, de l'Académie française. — 2' et dernier art.
(A.) 229
Histoire de France; par Vély, Villaret, Garnier et Du-
FAU. — I" art. Œ.) 236
Trois Messéniennes, suivies de Deux Élégies sur Jeanne
d'Arc ; par C. Delavigne (S.) 246
La Famille Lillers; par A.-J.-C. Saint-Prosper, tome I"
(M.) 25i
Phocion, tragédie ; par J.-C. RoYOU (H.) 267
Odes choisies ; par le comte de Valori (S.) 293
Clovis, tragédie; par N.-L. Lemercier, de l'Institut (E.). . 298
TABLE DES MATIÈRES. 333
CORRESPONDANCE
I" Lettre de Publicola Petissot sur l'Art politique,
poème ; par Berchoux 3i3
SPECTACLES
Théâtre-Français. — Le Frondeur, comédie en un acte
et en vers ; par M. Royou (H.) 37
Second Théâtre-Français. — Un Moment d'Imprudence,
comédie en trois actes et en prose ; par MM. Waf-
FLARD et FULGENCE (H.) 9I
Théâtre du Vaudeville. — La Somnambule, vaudeville
en deux actes; par MM. Scribe et Germain Delavi-
GNE (H.) 94
Théâtre de la Porte Saint-Martin. — Cadet-Roussel
Procida ; par MM. Dupin et Carmouche (H.) 97
Académie royale de Musique. — Olympie, tragédie lyri-
que en trois actes. Paroles de MM. Dieulafoi et Bri-
FAUT ; musique de M. Spontini (H.) 145
Théâtre-Français. — Le Marquis de Pomenars, comédie
en un acte et en prose (H.) i5o
Second Théâtre-Français. — Les Comédiens, comédie
en cinq actes et en vers; par M. C. Delavigne (H.). . 201
REVUE LITTÉRAIRE
Les Trois Nuits d'un Goutteux, poème en trois chants;
par le comte François de Neufchateau, de l'Acadé-
mie française (U.) loi
Aux Missionnaires de l'Irréligion, poème ; par P. -A. Vieil-
lard (F.) 104
Constant et Discrète, poème en quatre chants, suivi de
poésies diverses ; par le comte Gaspard de Pons (V.). i53
Le Dix-neuvième Siècle, satire ; par Ed. Corbières (F.). . . 164
Le Dix-neuvième Siècle, épître à M. le comte Ferrand ;
par RossET (U.) 157
L'Abus des Mots, satire ; par M*** (F.) iSg
334 TABLE DES MATIÈRES.
Trois Messéniennes Royalistes; par Jules Valence (F.). . 2i3
Le Songe, cantate sur l'heureux accouchement de
S. A. R. Madame la duchesse de Berri; par Debas-
siEUX (F.) 267
L'Institution du Jury, poème ; par Ed. Alletz (F.) 269
Le Champ-d'Asile, dithyrambe ; par P.-J. (F.) 271
Odes; par Henri Terrasson (F.) 325
Épître aux Électeurs; par un Ami de la Charte et du
Roi (F.) 327
VARIÉTÉS
Nouvelles littéraires 44. io5, 214, 329
ToiiLousr. — Impr. et Libr. Ëdoitard Pritat. — 4o.'il
I
SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES
La Société des Textes français modernes a pour but de
réimprimer des textes publiés dans les quatre derniers
siècles, et d'imprimer des textes inédits appartenant à ces
mêmes siècles.
Les membres de la Société paient une cotisation an-
nuelle de vingt francs dont ils peuvent se libérer par un
versement de trois cents francs.
Moyennant une cotisation annuelle Ae quarante francs ,
ou un versement de six cents francs, ils peuvent recevoir
les publications tirées sur papier de Hollande.
Les exemplaires sur papier de Hollande ne sont pas
mis dans le commerce.
Les sociétaires ont droit à toutes les publications de la
Société, à partir de l'année de leur adhésion.
Ils ont droit à une remise de 20 "/>- sur le prix de
chacun des volumes publiés antérieurement.
La Librairie Hachette à qui a été confié le soin de
recevoir les cotisations, se charge également de trans-
mettre à la Société les adhésions nouvelles.
PUBLICATIONS DE LA SOCIÉTÉ
PREMIER EXERCICE (igoS) :
Amyot. Pericles et Fabius Maximus (L. Clément) épuisé
Des Masures. Tragédies saintes (Ch. Comte) 7 fr.
Mairbt. La Syloie (J. Marsan) épuisé
DEUXIÈME EXERCICE (1906) :
Maistre Pierre Pathelin, fac-similé de l'édition de Guillaume
Le Roy (E. Picot) épuLé
Le Festin de Pierre avant Molière (G. de B^-votte) 8 1
BER^ARDI!( DE Saikt-Pierre. La Vie et les Ouvrages de
J-J. Roussfou (M. Souriau) !? 5o
La Muse Française, t. I (J. Marsan) 6 »
TROISIÈME EXERCICE (1907) :
Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. I. (H. Chamard) épuisé*
3. DE ScHELANDRE. Tvi' et Sidon (1608) (J. Haraszti) 6 »
Foktb:<eli,e. Histoire des Oracles (L. M aigron) 6 »
QUATRIÈME EXERCICE (1908) :
Voltaire. Lettres Philosophiques (G. Lanson), 2° édition, 3 vol. 10 »
La Muse Française, t. II (J. Marsan) 6 »
CINQUIÈME EXERCICE (1909) :
HÉROET. Œuvres Poétiques (F. Gohin) épuisé
Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. II (II. Chamard) épuisé*
Tristah. Plaintes d'Acante (J. Madeleine) épuisé
SIXIÈME EXERCICE (1910) :
Sebillet. L'Art Poétique François (F. Gaiffe) épuisé
Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette, t. I (P. Bon-
nefon) 6 »
Sbna?jcour. Rêveries, t. I (J. Merlant) épuisé
SEPTIÈME EXERCICE (191 1) :
Du Vair. Actions et Traictez Oratoires (R. Radouant) 6 »
Bayle. Pensées sur la Comète, t. I (A. Prat) épuisé
Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette, t. II (P. Bon-
nefon) 6 »
HUITIÈME EXERCICE (1912) :
Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. III (H. Chamard) 3 5o
Bréboeuf. Entretiens Solitaires (R. Harmand) 6 »
Bayle. Pensées sur la Comète, t. II (A. Prat) 6 »
Senancour. Obermann, t. I (G. Michaul) épuisé
NEUVIÈME EXERCICE (lyiS) :
Montesquieu. Lettres Persanes (II. Barckhausen), 2 vol 10 »
Voltaire. Candide (A Morize) 6 »
Senancour. Obermann, t. II (G. Michaut) 5 »
DIXIÈME EXERCICE (191 6 et 1915) :
Ro^SARD. Œuvres complètes, t. I et II (P. Lauraonier) épuisés
Jean de Lingewdes. OEuvres Poétiques (E.-T. GriQiths) 6 1
AxFRED DE Vigny. Poèmes Antiques et Modernes (E. Estève) . . . épuisé
* Les volumes épuisés de Du Bellay, de Ronsard et de Vigny seront réimprimés.
ONZIÈME EXERCICE (1916 et 1917)
Maurice Scève. Délie (E. Parturier) ta
Tristan. La Mariane (J. Madeleine) 6
DOUZIÈME EXERCICE (1918) :
Herberat DBS EssARTS. Traduction d'Amadis de Gaule, livre I
(H. Vaganay), 2 vol ni
Lamartoe. Saiil (J. des Cognets) 5
TREIZIÈME EXERCICE (1919 et 1920) :
De Bellay. Œuvres Poétiques, t. IV (H. Chamard) 12
Trista>-. La Mort de Sénèque (J. Madeleine) 10
QUATORZIÈME EXERCICE (1921) :
RoHSARD. Œuvres complètes, t. III (P. Laumonier) i5
Bois-Robert. Epistres en vers, t. I (M. Cauchie) 16
EN PRÉPARATION
Herberay DES EssARTS. Traduction d'Amadis de Gaule, livres II-IV
(H. Vaganay).
Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. V. et suiv. (H. Chamard).
Ronsard. Œuvres complètes, t. IV et suiv. (P. Laumonier).
Agrippa d'Aubigné. Œuvres complètes, à l'exception de YUistoire Uni-
verselle (A. Garnier).
E. Pasquier. Recherches de la France, livre VII (G. Michaut); livre VIII
(F. Gohin).
Ch. Sorel. Histoire comique de Francion (E. Roy).
— Polyandre (E. Roy).
Tristan. Le Parasite (J. Madeleine).
ScARRON. Nouvelles tragi-comiques (J. Caillât).
BoiLEAU. Satires (A. Cahen).
Articles et brochures relatifs aux Lettres Philosophiques de Voltaire
(C. Lanson).
Senancour. Rêveries, t. II (J. Merlant).
Le Conservateur littéraire (J . Marsan).
Balzac. Louis Lambert (M Bouteron).
Etc.
PUBLICATIONS DE LA SOCIÉTÉ
CLASSEMENT PAR ÉPOQUES
XV* SIÈCLE
Maistre Pierre Pathelin (E. Picot).
\VI* SIÈCLE
Herbbray des Essarts. Traduction d'Amadis de Gaule, livre I (H. Va-
ganay).
HÉROET. Œuvres Politiques (F Gohin).
Maurice Scève. Délie (E. Parturier).
Sebillet. L'Art Poétique François (F. Gaiffe).
Du Bellay. Œuvres Poétiques (H. Chamard), t. I-IV.
Ronsard. Œuvres complètes (P. Laumonier), t. I et II.
Amyot. Pericles et Fabius Maxirnus (L. Clément).
Des Masures. Tragédies saintes (Ch. Comte).
Du Vair. Actions et Traicte: Oratoires (R. Radouant).
XVII' siècle
J. de Schelandre. Tyr et S'irfon (J. Haraszti).
J. DE LiNGENDEs. Œuvres Poétiques (E.-T. Grifïlths).
Mairet. La Sylvie (.?. Marsan).
Tristan. Les Plaintes d'Acante (J. Madeleine).
— La Marinne (J. Madeleine).
— La Mort de Sénèque (J. Madeleine).
Bois-Robert. Epistres en vers, t, I (M. Gauchie).
Le Festin de Pierre avant Molière (G. de Bévotte).
Bréboeuf. Entretiens Solitaires (R. Harraant).
Fontenelle. Histoire des Oracles (L. Maigron).
Bayle. Pensées sur la Comète (A. Prat).
XVm' SIÈCLE
Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette (P. Bonnefon).
Montesquieu. Lettres Persanes (H. Barkhausen).
Voltaire. Lettres Philosophiques (G. Lanson).
— Candide (A. Morize).
Bernardin de Saint-Pierre. La Vie et les Ouvrages de J.-J. Rousseau
(M. Soudan).
xi\' siècle
Senancour. Rêveries (J. Merlant), t. I.
— Obermann (G. Michaut).
Lamartine. SaUl (J. des Cognets).
Le Conservateur littéraire, t. I. (J. Marsan).
La Muse Française (J. Marsan).
Alfred de Vigny. Poèmes Antiques et Modernes (E. Estève).
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